Nous nous retrouvons quelques jours plus tard, entre garçons. La chaleur pèse, un vieux ventilo échoue à rafraîchir la pièce...

© Miliana Bidault

Nous nous retrouvons quelques jours plus tard, entre garçons. La chaleur pèse, un vieux ventilo échoue à rafraîchir la pièce, je voudrais dire la beauté de ce moment, avant les vacances, je ne parle plus trop, ou alors je parle beaucoup, n’importe comment, je m’emballe, je sens les regards de l’un, la conscience de l’autre, malgré les téléphones dégainés, je les regarde regarder leurs écrans, il fait chaud, on souffle, je bois beaucoup d’eau, l’un des Thomas est en maillot de bain, on dirait qu’il rentre de la plage, on dirait qu’il sort d’un film de François Ozon, première époque, l’autre Thomas écrit des textes très beaux, sur le silence et l’amour : chez ces gens-là, Monsieur, on ne parle pas... Il écrit ce qu’on fait quand on ne dit pas, quand on ne parle pas, mais on est, on est là, avec ses parents si vieux, ou pas encore trop, avec qui on partage tout, tant. On joue aux échecs ensemble (pour moi) ou à la pétanque (pour Thomas). On parle du travail avec son frère (pour moi) ou de ses études avec sa sœur (pour Thomas). Ne pas dire, c’est dire tant. Avec les yeux, être là simplement. Partager un repas. Une balade au bord de la plage. Voir les jours raccourcir, même si la nuit recule, si le solstice est proche. Si la Saint-Jean enflamme les corps, les vieux désirs perdus, la jeune vie aventureuse. J’aime notre tranquillité, je laisse les garçons parler, nous ne sommes plus que six, les autres se sont envolés, ils sont partis dans un théâtre montrer une maquette, jouer quelques scènes d’une pièce qu’ils aimeraient voir programmée, à Bobigny. Nous parlons aisément, comme si nous étions au café. Entre potes. Au bar. Je suis de moins en moins magistral, de plus en plus dans le partage. Il y a moins de textes, mais certains sont toujours aussi beaux. Un rap de Thomas, avec « février » et « fait vriller ». Un rap qui bourdonne doucement, avec la voix douce de Thomas qui pose la juste intensité, sur sa poésie. Il appuie ou recule, il intensifie s’il faut, chuchote presque, quand c’est trop. Il module, il mixe les mots avec la voix comme on mixe les sons, à la radio. Je passe du temps avec eux, on a chaud, c’est l’été, on est entre garçons, mais on pourrait être entre filles, ce n’est pas ça l’important, c’est la dissolution du groupe, l’aisance des corps, les trous d’emploi du temps, le côté un peu lâche de mon enseignement – ou ce que je transmets. Je ne répète plus ce que j’ai dit. Si les autres l’ont entendu, alors eux aussi, peut-être – les garçons du quatrième groupe. Et les textes sont toujours aussi séduisants. Celui de la passion de Fabien pour un garçon. Le mec danse, une fois, sur une musique de meuf. Et le temps s’arrête. Et tout s’arrête. Et il faudrait que tout s’arrête, et que le film ne continue pas, qu’il n’y ait pas d’après, justement. Qu’on reste toute la vie dans cet instant. Le mec hétéro danse et oublie ce qu’il était, il est sensible, doux et troublant, pour un instant. Fabien le regarde. Moi j’écoute. La passion est terrible comme l’herbe qui poudroie, Anne ma sœur Anne, j’attends un message de ce garçon. Mais il ne vient pas.

L’histoire est terminée, le moment est clos, révolu.

Le garçon ne danse plus bras levés, yeux fermés, devant moi.


J’écoute. La parole tourne, les textes passent.


C’est tellement joli ce qu’écrit Martin, tellement doux et précis, je suis touché, ému.

C’est beau le texte du troisième Thomas.

Le second Thomas lit un rap, mais c’est trop rappé, justement, cette fois je n’ai pas envie de la musique dans les mots, j’ai envie qu’il lise sans mettre le tempo, sans rapper, sans se prendre pour un rappeur, j’ai envie qu’il lise à nu, le rap, la mélodie, elle est dans les mots. Alors je passe le texte à quelqu’un d’autre. Steven lit le texte de Thomas. Et c’est beau. Débarrassé des postures de rappeur, de l’écho d’autres voix, du cliché du bad boy, la poésie est là.


Le soir, je vais entendre une lecture.

Les lectures, les performances ont repris.

Les librairies sont ouvertes.

Elles accueillent du public masqué, le soir.

Un acteur lit le texte de l’auteur L.

Je pense à mes élèves. Je suis dans la même histoire. Celle des mots lus par l’acteur. Cet acteur intensifie la poésie de L. (ou plutôt la déforme, la tue). On voudrait qu’il se taise, ou qu’il arrête de moduler, de mixer des choses qu’on voudrait brutes, cette fois. Ce n’est pas à lui d’interpréter le texte, de le traduire, qu’il laisse le texte là où il est. Qu’il passe la parole à L. qui, paraît-il, lit si bien.

Je pense à Thomas qui pousse trop son rap, qui le joue trop. Alors que ses mots sont précis, les rythmes justes.

Je pense aux textes qu’on écrit, précis. Et à ceux qui les changent à mesure qu’ils les lisent, dans le silence intérieur.

Mais aussi aux textes lus sur une scène, par un acteur ou par l’auteur, qui nous parviennent quand même.


Je pense à Asnières, à l’atelier qui finit, aux élèves qui découvrent l’écriture.

Thomas ne lit pas. Il s’endort dès la première page, il « lit sans lire ». Au bout de quelques pages, il s’aperçoit qu…˜il n’a rien lu (à tous, ça nous arrive). Ses parents ne lui ont pas donné de livres. Il n’y avait pas de livres chez lui (pas comme chez le second Thomas, qui pouvait jouer à la PS 4 quand il avait lu un peu). Non, ce Thomas-là, lui, ne lit pas. Ou alors des livres de marins, des livres sur la mer, les récits des navigateurs (je lui conseille Le Grand marin, de Catherine Poulain). Je lui dis que ça reviendra, qu’il pourra, bientôt, aimer lire, le soir ou en voyage. Quelques pages. On ne sait que lui conseiller. Il a calé sur l’Idiot. Il cale souvent. Toujours. Il ne lit pas. « Je suis quelqu’un qui ne lit pas ». Et pourtant, il écrit aisément.

On devient écrivain après tous ces livres.

Lui, peut-être deviendra-t-il lecteur à force d’écrire ses mots ?


Le lendemain, on continue. Comme tous les jours de tous les jours, toujours entendre, parler, continuer.

J’ai oublié les textes qui se sont dits ce jour-là, les histoires de l’une, les émotions de l’autre.

Alma était de retour.

Quelques garçons aussi.

Il faisait chaud.

Le codirecteur du lieu partait en tournée, nous ne nous reverrions pas beaucoup, disait-il, Avignon, Lausanne et je ne sais plus quel bled l’attendaient.

Il faisait chaud, on trainait sur la terrasse, en sortant après 18h00, Marion et Annabelle, rencontrées en début d’année, prenaient un verre au bistrot. Près de six mois étaient donc passés ?


Là-haut, dans l’atelier, j’avais écouté – je me souvenais bien sûr – la passion de Martin pour le foot, et pour l’OM spécifiquement, les premiers matchs entre copains dans la cour de l’école, avec deux blousons pour faire les buts, et une balle en mousse qui devenait chaque jour plus pitoyable, destroy, à la fin c’était juste un bout de mousse, qui roulait encore.

Oui, j’avais écouté, bientôt ils partiraient et le dernier groupe d’élèves entrerait en scène.

J’avais entendu une histoire d’Alma, mais je n’arrive pas à m’en souvenir. On avait longuement parlé de sa première histoire, celle avec l’arrière-grand-père assassiné par ses frères félons. Et son arrière-grand-mère contrainte à la prostitution pour vivre. C’est tout ce qui me restait.

Il restait bien les visages, mais les voix de plus en plus pâles. La mienne aussi, bien sûr.


J’avais déjeuné de sushis dans un restaurant tenu par des Chinois, j’entendais la langue, je la reconnaissais, ils n’étaient pas japonais. Un homme blanc arrangeait une histoire au téléphone, à propos de sa mère, je ne sais pas s’il travaillait dans le restau.

Il faisait très chaud.

Avant, j’avais remonté la rue Bapst, j’étais arrivé de la gare, j’avais attendu le train à Saint-Lazare, j’avais pris la ligne 13, à Montparnasse j’étais arrivé par la 6, j’avais parlé à ma psychanalyste et j’avais été content en sortant même si ça ne réglait jamais rien, j’avais voyagé sur la 6 aérienne, j’aurais pu être en retard ce matin-là, s’il y avait eu un problème de métro ma séance était ratée (j’aurais dû payer quand même), mais il n’y avait pas eu de problème et à 10h30 j’étais parti de chez moi, j’avais parlé à ma cliente C. au téléphone, j’avais posé l’iPhone pendant qu’elle me parlait, j’avais mis mes baskets. Auparavant, je m’étais réveillé, pas trop tard, j’avais bien dormi grâce au paracatémol après les antidouleurs de la veille (ou était-ce un autre jour ?) et je ne rêvais plus des mots d’Asnières. Je n’entendais plus les voix des élèves en écho.

C’était la fin, l’été, ce n’était plus du tout la même sensation.

La veille, la veille de ce jour, c’était jeudi, un autre atelier, et bien avant c’étaient les jours, les jours écoulés, arrachés aux restrictions.

C’était la vingt-et-unième année du siècle.


Avant, c’était la jeunesse.

Au tout début du siècle elle avait pris fin.

Elle avait majoritairement été vécue à la toute fin du siècle dernier.

C’était les années.

Perdues, ou vécues, c’est selon.

Mais pas, en tous cas, gagnées. Le mot d’Arielle Dombasle, « je ne gagne pas ma vie, je la perds », n’avait jamais été aussi juste.

Et aujourd’hui un homme que je devais interviewer pour la radio venait de mourir. Il avait 80 ans. Nous avions échangé des mails quelques jours avant. Et quelques mots au téléphone en avril.

Nous étions au bord de la falaise.

Le temps, toujours au milieu, quand on disait les textes. Avec les élèves.

Mais déjà il repartait en accéléré – le temps. Comme le minuteur sur l’iPhone quand on appuie une deuxième fois sur la touche pause, et que le défilement des secondes reprend.

28 juillet 2021
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