Partir c’est pour ceux qui restent

C’est fini. Et c’est moi qui pars, non pas vous. Je vois sur votre visage, souvent informulée, cette question : qui reste ? Sans doute vous et ce qu’il reste de nous.

Les adieux seront brefs car je n’aime pas partir mais je voulais tracer néanmoins ces quelques lignes pour vous rendre hommage, vous les oubliés oublieux que je n’oublierai pas.

Au fil des mois, en vous écoutant, en notant vos mots, en enregistrant vos voix, j’ai trouvé chemin vers vous mais aussi vers moi. L’enfant oublié. L’enfant perdu sous des strates épaisses, les couches de corne de la mémoire. A présent, parce que j’ai été à vos côtés, je sais que l’enfant que l’on a été est resté là tout au fond et que plus on vieillit plus on le retrouve. On rejoint le bébé et la caresse. On rejoint le rêve et le premier dessin.
Pour ma part, le dessin de ma maison rêvée, enfant, c’était un cube en verre sur la lune. Et nous en avons fait un poème :

dessine-moi une maison

ma maison pleine de facettes
comme les yeux des insectes
maison mouche
maison bouche
maison en verre et en travers
ma maison tendue vers
maison lisse limace ver de terre
maison qui bruisse au vent
comme feuilles de tremble
maison planète habitable
recueillant tête dans la lune
tête trouée de rêves
tandis qu’on dit – laisse les dire –
tu n’as pas de tête
quand on n’a pas de tête
il faut avoir des jambes

maison ambulante
maison sable qui coule
maison trou maison floue
le temps n’a pas de prise
sur cube
sur verre
sur lune
sur l’enfant que tu es
l’enfant que l’on n’a pas tué
cet enfant maison cube en verre sur la lune

Avec et parmi vous, en vous nommant par vos prénoms, j’ai suivi les plis des jours comme des fronts, tentant de déchiffrer ce curieux langage, cette langue des mots qui ne viennent plus que par à-coups. Nous touchant de loin les mains pour cause de Covid, nous avons découvert d’autres gestes qui nous prolongent, nous avons trouvé ensemble comment nous toucher de nos mots, en leur donnant des fonctions d’astres où tendre ou de demeures où habiter. Des mots-boîtes parfois boiteux mais toujours nous emboîtant le pas. Des mots-corps aux habits de saisons, aux tissus multiples que leur sculpte le temps.

En m’éloignant de vous, je me sens si proche, j’entends encore l’écho de vos voix dans les couloirs, les salons, les terrasses où nous avons non pas refait le monde mais fait notre monde autour des poèmes, des histoires et des chansons.

En m’éloignant de moi, je me suis sentie si proche de vous tous, des fleurs vives de vos jardins d’enfance aux couleurs fanées de vos bals, des saveurs de vos jours à l’ombre de vos nuits.

Il faudrait toujours s’éloigner pour être proches, trouver un autre centre ou plusieurs, dans un décentrement qui recentre, resserre les cœurs de liens inoubliés.

J’ai dans les mains le don de vos mots, dans les yeux vos sourires, aux oreilles tout en creux le bruit infini de vos rires. Toutes ces pépites dans le gris de l’hôpital où rien n’empêche le partage, un présent de danse et de chanson, au fil des sens qui s’éveillent.

En venant ici je ne m’attendais à rien et certainement pas à cela, cette joie communicative, cette lumière vivante et ces mots comme des pierres sur ma route émiettée de poète. Et je m’aperçois qu’avec mon titre « il n’empêche », mon projet de résidence, qui tendait à dire que rien n’empêche malgré la vieillesse, ses handicaps tant physiques que psychiques, je ne m’attendais pas à tant, à être pile finalement et bien plus encore. Pile et face, en complétude, dans la magie de ces instants.

Je suis venue avec mon attirail (livres de poésie, cahiers de notes, dictaphone, enceinte, téléphone à la liste toujours plus longue de chansons), tout attirée vers vous, aimant ce qu’à chaque fois nous avons créé en demeure. Dans chaque maisonnée et à chaque étage, j’ai vu et tenté de donner à voir qu’ici, à l’hôpital, s’invite et s’invente un monde, un espace-temps provisoire autour d’une table de fortune. Au fil des ateliers, s’est bâtie une maison, notre maison, qui n’a ni toit ni murs, une maison cellulaire, une maison circulaire où s’ouvre la parole.

Le poète était là, il vous attendait. C’est toujours au coin d’une rue, nulle part et n’importe où, que l’on est emporté. Merci de m’avoir saisie là.

maison toi

y a-t-il une maison d’être
sans pierre mais fissurée
sans porte mais abattue
une maison corps liquide
une maison cœur multiple
une maison mur membrane
élastique souple vivante
maison cellule sans prison
cellulaire circulaire
une maison qui prenne l’air
une maison qui prenne l’eau
ruisselante de toute part
maison nue
en terre crue
maison tue cachée muette
maison toi
prête à s’ouvrir
à la parole

3 décembre 2021
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