Philippe Aigrain | La vérité sur les saucissonnets

Les cent mille milliards de poèmes
Dans sa postface à l’édition des Cent mille milliards de poèmes [1], François Le Lionnais définit le projet de Raymond Queneau comme relevant de la poésie combinatoire. Queneau s’est donné, pour la construction de ses dix sonnets "matière première" des règles très précises concernant les rimes, la diversité des mots employés, l’adoption d’un thème et d’une continuité dans chacun, une structure grammaticale invariante et diverses règles annexes. Ces sonnets sont de forme française classique avec deux quatrains et deux tercets de douze pieds plus une éventuelle rime féminine [2]. Par ailleurs, la génération de nouveaux sonnets s’effectue en choisissant chacun des 14 vers dans l’un des 10 sonnets de départ. Chaque vers reste à sa place. Bien qu’il sache que les 1014—10 sonnets générés seront d’intérêt inégal, les règles sont choisies pour qu’ils soient tous lisibles comme poèmes, et offrent ainsi "198 258 751 années plus quelques plombes et broquilles" de lecture. L’objectif est de générer une quantité immense de littérature, dont il est implicite que ce sera au lecteur de décider ce qui mérite d’en être retenu, mais sans que celui-ci ne soit doté des moyens d’explorer cette immensité autrement que par quelques échantillonnages laborieux. Les maquettes de Massin pour l’édition papier sont de ce point de vue aussi frustrantes que magnifiques [3]. En 1975, Paul Braffort programma un générateur pour les cent mille milliards de poèmes pour l’exposition Europalia à Bruxelles. Mais il ne s’agissait encore que de matérialiser l’immensité de la littérature engendrée, pas de donner à chacun les instruments concrets du parcours et de la sélection dans cet espace. De nombreux amateurs construisirent des générateurs similaires. En 1996, un étudiant en informatique à l’université Paris 8, Christian Leroy créa un générateur sur une page Web personnelle. Il fut attaqué – en compagnie de l’administrateur du serveur qui hébergeait la page Web – par Jean-Marie Queneau, fils de l’auteur, pour violation du droit d’auteur. Dans un jugement communs avec un autre cas similaire, Christian Leroy fut condamné à un franc de dommages et intérêts et le tribunal se déclara incompétent sur la responsabilité de l’hébergeur [4].
Les saucissonnets
On peut partir aujourd’hui d’autres matériaux et envisager d’autres processus pour explorer l’espace de leurs combinaisons. Éliminons tout de suite un malentendu potentiel : il ne s’agit pas de chercher à dépasser Queneau sur la qualité de l’écriture des composants (les vers de ses dix sonnets de base). Ce qui peut être renouvelé, c’est le projet lui-même, la nature de la matière première et celle du processus par lequel on en tire de nouveaux poèmes et notamment le rôle qu’y tient le lecteur. Les saucissonnets sont des poèmes obéissant à une forme contrainte, qui ont été écrits avec le double objectif d’être lisibles chacun pour lui-même et de pouvoir faire l’objet de processus qui dépassent la simple combinatoire : le remix par des lecteurs devenant DJ poétiques et la sélection par des lecteurs devenus éditeurs à partir de poèmes combinés aléatoirement. Commençons par le matériau. Déjà à l’époque où écrit Queneau, des formes poétiques reposant sur des lignes très courtes se multiplient [5]. Elles sont aujourd’hui poussées à l’extrême par exemple dans le cas de poèmes dont chaque vers n’est composé que d’un mot.
Inquiétude
visiteuse
inquiétant
au soir l’enfant
que fais-tu là
importune
menace
apeurant
son regard
il nous faut
t’écarter
te perdre
au labyrinthe
de nos
récits
visiteuse inquiétant au soir l’enfant | que fais-tu là importune menace | apeurant son regard | il nous faut t’écarter te perdre | au labyrinthe de nos récits
Mes saucissonnets comportent 14 lignes en cinq blocs 3/3/2/3/3 histoire de prétendre être des sonnets, mais chaque ligne n’a que deux à quatre syllabes avec une éventuelle terminaison féminine. La métrique des différents vers est fixe mais assez arbitraire puisqu’elle est simplement celle du premier saucissonnet [6]. Chacun des cinq blocs a donc sa propre prosodie, qu’on retrouve dans les vingt saucissonnets de base. On le devine, ce sont ces blocs qui vont servir de composants, et comme pour Queneau, ils vont rester à leur place : pour générer le deuxième bloc d’un saucissonnet, on choisit parmi les deuxièmes blocs de tous les saucissonnets de base. En pratique, la forme sonnet ne sert qu’à les écrire, on peut l’oublier pour les lire, ce qui m’a conduit à les présenter sous forme pipée. Chacune des tranches de saucissonnet est plus courte qu’un vers des sonnets de Queneau (6 à 9 syllabes). Mais elle a aussi une structure plus complexe. Comme il n’y a que 5 blocs, bien que partant de 20 saucissonnets, on ne peut en générer que 205—20, soit 3 199 980 en plus des 20 d’origine. La plupart de ces saucissonnets seront boîteux sur le plan du sens, de la forme ou des deux. Mon espoir était bien sûr que certains méritent d’être lus au-delà de la curiosité que constitue leur mode de production. L’innovation (relative) des saucissonnets concerne le rôle du lecteur dans l’exploration et la sélection des poèmes recombinés. L’ère du remix a succédé à celle de la génération combinatoire. Je me suis inspiré des matériaux utilisés dans la musique techno, composés pour être remixés [7]. L’interface permet deux processus de sélection de nouveaux saucissonnets. Dans le premier, on tâtonne pour choisir chacun des 5 blocs (avec une interface facilitant la tâche). Le lecteur devient un DJ qui remixe sur une platine très particulière, jusqu’à ce qu’il ou elle se décourage ou arrive à un résultat satisfaisant. Dans le second, les saucissonnets sont générés au hasard et le rôle du lecteur est de les éliminer (le plus souvent) ou de les retenir (parfois). Dans les deux cas, lorsqu’on aboutit à un saucissonnet qui paraît le mériter, il est possible de l’enregistrer et si souhaité de le signer. Les saucissonnets sont aussi une machine à explorer les limites du droit d’auteur. Si un saucissonnet de base dans son ensemble est indiscutablement un écrit couvert par le droit d’auteur (ce qui ne dit rien sur sa valeur poétique), on peut vraiment douter qu’il en soit de même de chacun des blocs qui le composent. Le statut des sonnets générés à partir d’eux est incertain. On voit mal comme le seul acte de sélection de sonnets générés aléatoirement serait constitutif d’un droit d’auteur. La situation est plus complexe pour les sonnets remixés, puisqu’après tout, qu’est-ce qu’écrire sinon une forme de remix à partir de composants qui appartiennent à tous. En réalité, peu importe. Ce qui compte, c’est qu’à travers ce processus, nous aurons réussi à fabriquer des poèmes de nous tous, ce qui n’empêche pas que la contribution de chacun soit reconnue.
Les résultats
J’ai commencé par vérifier qu’il était possible de sélectionner des saucissonnets qui me paraissaient de qualité au moins équivalente à celle de ceux d’origine. Pour cela j’ai généré 20 saucissonnets commençant par chacun des premiers vers des saucissonnets de base et dont les autres vers étaient sélectionnés dans des saucissonnets tous différents. Cette vérification faite, l’interface de remix ou sélection après génération aléatoire a été ouverte le 9 janvier 2013. Un an plus tard, 130 visiteurs différents avaient utilisé l’interface, avec une moyenne de 6 étapes de remix ou génération aléatoire par visiteur. En réalité, une majorité souhaitait simplement voir comment l’interface fonctionnait et la quittait après 2 ou 3 actions, quelques dizaines de visiteurs s’impliquant vraiment dans l’exercice. 42 saucissonnets ont été enregistrés par 17 remixeurs / sélectionneurs.
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saucissonnet n° 350264 enregistré par cécile portier
invisible sommation frappant nos mots | souffle léger, rivière de ta bouche | nos amours suspendues | m’intimant un baillon si tendre | va t-il le peindre ou bien l’ôter ?
saucissonnet n° 2719936 enregistré par juliette
fluette troupe d’avertis globalisés | caracolant dans les feuilles de lune | un instant reflété | les dilue les séduit les pille | inextinguibles sa soif sa faim
saucissonnet n° 430863 enregistré par alice
invisible sommation frappant nos mots | déchiffrant mon syllabaire sauvage | sur un banc inchangé | qu’un instant nous mêlions nos rêves | bercés par l’onde de nos deux sangs
saucissonnet n° 1432388 enregistré par Alladine Baltimore
promeneuse surgie dans l’obscurité | caracolant dans les feuilles de lune | je n’étais que question | ce ruisseau trois fois rien me brûle | rejoins son rêve paix paix mon corps
saucissonnet n° 560572 enregistré par mn
œil si proche qu’il ne peut lire ta peau | ensommeillée cheveux vagues s’étire | de quel corps habitée ? | dors idiot calme ton attente | dans ton étreinte je vais m’enfuir
saucissonnet n° 987401 enregistré par Thomas
sur la table de ping-pong tout en béton | souffle léger, rivière de ta bouche | t’ai-je donc appelée ? | le matin éperdu déferle | surgit la brise fraîcheur et joie
saucissonnet n° 1191327 enregistré par JS
dix sept elle, vingt ans lui, l’enfant dormant | sans cri sans mot frénétique étreinte | de tes mots de ta chair | ados en symétrie parfaite | l’indifférence pas pour ce soir
saucissonnet n° 3134213 enregistré par ana nb
sous la plaque sourd vif le ruisseau caché | chemins perdus où repoussent les herbes | nos amours suspendues | le matin éperdu déferle | comment me taire ? comment ne pas ?
saucissonnet n° 315105 enregistré par Candice
la peau vibre de chaleur après la pluie | caracolant dans les feuilles de lune | elle me dit donne-leur | notre temps figé en syncope | ils se retiennent, mais de quoi donc ?
saucissonnet n° 484548 enregistré par Candice
œil si proche qu’il ne peut lire ta peau | elle se tenait impassible et muette | vos récits ignorés | revenant cette fois trois pièces | rejoins son rêve paix paix mon corps
saucissonnet n° 772615 enregistré par ESchulthess
masque vide d’avatar anticipé | vagabondant par les ruelles poreuses | vos récits ignorés | le matin éperdu déferle | intermittence de la pensée
saucissonnet n° 1312171 enregistré par taziden
promeneuse surgie dans l’obscurité | entre chapeau, chevelure et lèvres | je n’étais que question | dors idiot calme ton attente | intarissable de mots non dits
saucissonnet n° 1504612 enregistré par taziden
cambrée grande dessinant tresse sans fin | sans cri sans mot frénétique étreinte | de quel corps habitée ? | le matin éperdu déferle | dans ton étreinte je vais m’enfuir
saucissonnet n° 2211212 enregistré par Alexis
chevelure embrouillée et regard nu | vagabondant par les ruelles poreuses | t’ai-je donc appelée ? | pas un mot n’a passé mes lèvres | dans ton étreinte je vais m’enfuir
saucissonnet n° 416053 enregistré par Luna
invisible sommation frappant nos mots | en tourbillons tyrannise ma tempe | je n’étais que question | quels baillons séparant nos bouches ? | comment me taire ? comment ne pas ?
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Enseignements et usages futurs
Principales leçons de l’expérience :
• Les visiteurs se découragent assez rapidement dans l’exercice de remix, alors qu’une pratique plus prolongée fournit des résultats plus intéressants dans la plupart des cas.
• La forme de base était peu contrainte sur le plan de la syntaxe et du sens, ce qui permettait que chaque poème de base ait sa personnalité propre mais aboutit à un taux de déchet excessif dans leurs combinaisons. Sans aller jusqu’aux contraintes extrêmes adoptées par Queneau, quelques règles supplémentaires auraient facilité le remix.
Il y aurait évidemment peu d’intérêt à répéter exactement l’exercice des saucissonnets. Par contre, le remix de poèmes semble présenter un intérêt en atelier d’écriture, notamment parce qu’il place le remixeur dans un mode de lecture similaire à celui qu’on adopte à l’égard de ses propres textes, sans la contrainte de l’écriture préalable. Il peut donc faciliter une entrée progressive dans l’écriture poétique. J’envisage donc de développer et placer sous licence libre le code d’une application Web qui permettrait :
• de remixer des exemples existants (sonnets de Queneau en étant prêt à affronter de nouvelles attaques absurdes au nom du droit des héritiers, saucissonnets ou autres exemples qui apparaîtraient).
• de proposer aux animateurs ou participants de créer leurs propres matériaux poétiques de base pour un remix.
Tout cela n’enlevant bien sûr rien au plaisir d’écrire de la poésie avec ou sans contraintes.
Philippe Aigrain est chercheur, auteur - de nombreux textes et interventions sont à lire sur son blog sur
les communs, ainsi que sa bio exhaustive.
[1] Cf. Anthologie de l’Oulipo, Poésie, Gallimard pp. 882-887.
[2] Queneau a une conception créative de la syllabe.
[3] Voir image ci-dessus et la réimpression récente en juillet 2012.
[4] Cf. Francis Mizio, Queneau interdit de Web. Le fils de l’écrivain gagne un procès pour contrefaçon en ligne, Libération, 6 juin 1997
[5] Queneau les pratique lui-même en les associant à des contraintes, cf. par exemple le magnifique sonnet « Qui cause ? Qui Dose ? Qui Ose ? », Anthologie de l’Oulipo, p. 588.
[6] 3(f) 3 4 4 3(f) 2(f) 3 3 3 3 2(f) 4(f) 2 2
[7] Cf. Guillaume Kosmicki, « Musique techno, mix, sample - Un défi à la notion de propriété, » in La musique n’a pas d’auteur, Gradhiva n° 12, 2010, pp. 98-115.