Philippe Barma | Sur la pierre des Rutènes

à Françoise Allègre

I

Je t’ai suivie vers la cathédrale de Rodez. Sévère et défensive comme un grès permien. Pierre où la nuit écoute la lumière. Muraille où les épaisseurs de l’aube se déchirent comme sur un couteau d’ocre rose. Rivage vertical où s’amarre le ciel comme une barque au bois d’orange et qui s’affale dans la tiédeur d’un vent tissé d’oiseaux.

II

Je t’ai suivie parmi la haute pierre
Dont la rigueur flamboie sous la grâce d’un ciel
Qui redonne du jour sur l’apprêt de la nuit.
Parmi cette pierre haute dont la ramure gothique
Chante la théologie des nuages pluriels.

J’ai suivi ton regard dans la cathédrale de Rodez.
Un violoncelle modulait la douceur d’un cantique
Sur les accords pianistiques de Don Shirley.
Dans The Warning ou quelque chose comme ça
J’écoutais, par-delà les touches noires du Dies Irae
L’harmonium de ma mère, qui respirait
Aux quatre vents des Evangiles,
Dans un temple baptiste des Hauts de France.
Et maintenant, cela faisait comme une odeur de requiem,
Psalmodiée par le nom de Gabriel Fauré. Libera me, Domine !

III

Le musée Pierre Soulages n’avait pas encore ouvert
Sa porte de verre sur le Mystère de l’outrenoir.
Libera me, Domine !

Je t’ai suivie du regard dans la cathédrale de Rodez
Comme une heureuse apocalypse.
Allant lentement sur les dalles de prière
Vers la musique des vitraux de lumière.
Tu n’écoutais que le Ciel, je ne voyais que la pierre.
Libera me Domine !

IV

J’ai marché à l’ombre de ton pas,
Heureuse d’être peinte dans cette si claire obscurité.
Le sourire blond de tes cheveux
Retardait la Croix du Christ sur l’évidence du salut.

J’ai avec toi regardé ces reliques de peintures
Accrochées au mutisme de la pierre.
Une femme passait un chiffon de cire rouge et jaune
Sur un meuble épiscopal.
Un rucher de senteur bruissait dans l’air mêlé d’encens.

Un moment nous arrêta.
Qui blottit sa tête impesante
Sur nos deux poitrines humaines.
L’obscurité, fine et onctueuse, nous souriait
Avant qu’elle ne fût lumière au goût de talc.
La nuit achevait sa blessure
Dont l’entaille des vitraux découpait la couleur
Sur les conques d’eau bénite.

Nous avons regardé ensemble la Mise au tombeau de 1523.
Et nous avons gardé le silence devant l’Offrande sculptée
Sur son drap de menthe et de souffrance courbe.
La nudité verte de la pierre, comme une peinture du Greco,
Semblait déjà éclairer la maternité navrée de Marie.
Comme la mortalité de six autres personnages
Dans le suaire de tous les jours.

V

Nous sommes revenus à la lumière du matin. Les femmes marchaient hautes et heureuses sur les trottoirs de marbre gris. Les chiens, eux, allaient nonchalants. Un vieil homme, sur son banc, comme de l’autre côté de la mer, regardait sans voir le tumulte de la rue.
L’eau claire du caniveau lavait le regard des passants et leur révélait la pureté d’un monde pour toi recréé. Tu fredonnais entre le rose de tes lèvres et le silence de lumière Les moulins de mon cœur.
Pieds nus dans l’herbe simple, la fidélité de Dieu pour nous lève la voile déchirée mais haute de ce matin bleu de ciel. Nous avons traversé la place d’Armes en évoquant Marie Noël. Nuée de feu au désert, colonne de l’éphémère, la poésie de la dame d’Auxerre marche devant nous dans un dessin de Faizant. Femme vieille à la canne aussi fragile que ses deux jambes, mais sur un chemin Neuf depuis longtemps.

VI

Le musée Soulages vient d’ouvrir ses portes sur la nuit traversée. Nous buvons un café mêlé de lait à la terrasse délicatement désuète du Broussy. Antonin Artaud se lève de son fauteuil en osier et laisse derrière lui la cruauté d’une ombre aux cheveux épanouis. Il est une heure de plus dans le tremblement crémeux de la lumière.


21.11.2020 Saint Germain les Paroisses

13 janvier 2021
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