Pierre Antoine Villemaine | Mit Humor

pour R. W.

Quand le souci exagère, n’est-il pas temps de retrouver l’insouciance ?

 

Le 16 juillet 1987 à dix heures trente deux, Rodolphe M. sortit de la maison située au 13 rue M. Retenez bien le nom de cette rue car il nous dit beaucoup de choses sur ce qui va suivre. Mais je sens votre impatience, patience donc dis-je, nous venons à peine de commencer et vous voulez déjà connaître la fin de cette histoire. - Mais je n’ai rien dit ! - Tant mieux ! Voilà, je me lance. Ce jour-là il neigeait sur la ville, sur les hommes, sur les arbres et les animaux. C’était une petite ville bien fleurie de province. - Quelle ville ? - Si vous m’interrompez tout le temps... - Désolé mais c’est important, où est-ce qu’elle est votre ville ? - Il neigeait, vous me suivez... je dirais donc dans une région humide, une région de brouillard... - Un brouillard épais, n’est-ce pas ? – Cela même, comment le savez-vous ? - Mais mon pauvre vieux, parce qu’on dit toujours un brouillard épais, à couper au couteau. - Vous vous trompez lourdement, il n’y avait pas de couteau. Désarçonnée par cette remarque stupide, la conversation s’arrêta net. - J’ai toujours aimé la neige, reprit-il d’une voix douce. - Moi aussi j’aime la neige, les histoires avec des hommes qui marchent dans la forêt, des pas dans la neige... dites-moi, votre histoire pourrait tout à fait se passer dans les Vosges, n’est-ce pas ? - Vous y êtes ! Oui, près de Strasbourg ! Comment avez-vous deviné ? - Je vous connais, je pourrais continuer à votre place... - Ne vous gênez pas ! - Juste une remarque avant que vous ne continuiez, tenez-vous vraiment à ce prénom de Rodolphe, vous ne le trouvez un peu... - Comment ça un peu... un peu quoi ? - Un peu vieillot, non ? - Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, Rodolphe c’est comme ça qu’il s’appelle, on n’y peut rien. Et puis si vous retirez le Rodolphe, il ne reste plus grand chose, l’histoire se désagrège et bon courage pour recoller les morceaux. Comme vous le voyez, je remplis d’un beau nom ce grand espace vide. - Bon d’accord, je m’incline. Et maintenant ne serait-ce pas le moment pour une description du Rodolphe, qu’en pensez-vous ? - Excellente idée, justement j’allais y venir. Mon Rodolphe était semblable à son nom, un homme passionné et passionnant. Il n’avait pas que des défauts, certes il paressait trop au lit et se levait tard le matin, mais c’était un battant, un conquérant, rien ne lui faisait peur... - Un chevalier sans peur et sans reproche en quelque sorte ! - Tout juste. - Mais quel âge avait-il, comment était-il habillé, marié ou célibataire, végétarien ou carnivore, que sais-je encore ? - Le Rodolphe était encore un homme jeune, un jeune ambitieux à vrai dire mais dont le monde s’était brusquement écroulé, ses illusions s’étaient perdues. - Je vois que Monsieur a lu des livres. Faites un effort tout de même ! Trouvez-nous quelque chose d’original, enfin... quelque chose de personnel. - Oui je sais, la chair est triste et j’ai lu tous les livres. - J’ai déjà entendu ça quelque part. - Il avait donc perdu de sa superbe et était revenu sur sa terre natale qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il était très pauvre maintenant, dépouillé de tout. On disait même que depuis peu il dormait dans la forêt. Vous savez aujourd’hui il y a beaucoup plus de gens qu’on ne le croit qui vivent dans les bois et croyez-moi ou non, on dort très mal dans la forêt, on est toujours dérangé par des bruits suspects, on a toujours peur que quelqu’un vous tombe dessus, un animal, un chasseur, un policier ou un déséquilibré qui vous agresse avec un couteau. - Vous dites n’importe quoi ! - Excusez-moi, mais pour le moment rien d’autre ne me vient à l’esprit. - Essayez de reprendre le fil. Alors ce Rodolphe... - On dira qu’il vivait désormais dans la forêt, à l’écart de l’humanité, seul, sans ami, abandonné de tous, obligé parfois de mendier son pain. - J’ai connu quelqu’un qui avait traversé à pied une grande partie de la France et qui avait vécu comme une bête pendant près de six mois... - Ce n’était pas Rodolphe. - Je n’ai jamais dit que c’était lui ! De toute façon, j’ai beau dire, vous ne n’écoutez pas. - Vous vous trompez mon ami, j’ai toujours tenu compte de vos remarques, si étranges soient-elles, même celles qui me détournaient de mon chemin. - Merci, alors restons-en là. - Vous me décevez, moi qui comptait sur vous. Vous êtes un méchant, un brutal. Je me demande comment j’ai pu vous faire confiance dans cette déambulation qui se voulait amicale. - Oh, vous savez l’amitié, c’est comme tout, ça va ça vient. - C’est triste ce que vous dites. - Eh ben oui, on est toujours tout seul, abandonné de tous... - Comme mon Rodolphe. - Tiens le revoilà celui-la... un ressuscité... un peu votre double, non ? - C’est possible. - Mais dites-moi, vous vivez seul, n’est-ce pas ? - Oui, c’est pas toujours facile. - Je veux bien vous croire. Comment puis-je vous aidez ? - Je n’ai besoin de personne, encore moins de votre pitié. - Vous vous méprenez sur mes sentiments. - Écoutez-moi. Rodolphe avait subit la cruauté du monde et il a été vaincu, laminé, totalement dévasté. Il ne s’en était jamais relevé. Il ne parlait à personne et avait perdu l’usage de la parole, ne s’exprimait que par des grognements incompréhensibles. Il parcourait à longueur de journée les sentiers d’égarement de la forêt, regardait pendant des heures les cailloux et les fleurs, parlait maintenant avec les arbres. Il n’avait plus de chez lui, se sentait de nulle part. Il avait voulu de l’insaisissable, de l’incompréhensible et il avait échoué. Il avait tout effacé et dans l’oubli n’avait regret de rien. Un jour, au plus froid de l’hiver, il se mit en route vers Le Refuge. « Là bas on me laissera en paix, se disait-il, je ferai en sorte d’être content et tranquille ». Il s’interrompit un instant puis reprit : « Mais faisons-nous bien ce qui convient ? » 

15 juin 2022
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