Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Patrick Beurard-Valdoye (et documents)

Patrick Beurard-Valdoye © Isabelle Vorle

ENTRETIEN

Laure Gauthier : Votre premier poème publié s’appelle « moésique ». Avant d’être publié sous forme de plaquette, il a été conçu, en 1977, comme tract, une centaine de feuilles A5, projeté du haut du poulailler du théâtre, à la fin d’un concert Kagel dans le cadre des Rencontres de musique contemporaine de Metz. Etait-ce un texte programmatique ? Votre conception du lien entre poésie et musique a-t-elle changé depuis ?


Patrick Beurard-Valdoye : Un véritable « flyer » avant l’heure ! Qui eut un succès inespéré, car le critique musical du quotidien Le Républicain Lorrain a reproduit le poème jeté. Tant de lecteurs d’un coup ! Quelle époque ! On peut dire en effet qu’il avait valeur programmatique car il annonçait par un acte poétique post-dadaïste, la naissance de la Moésique.

Étudiants, nous formions un binôme avec le pianiste et compositeur de jazz Pierre Vinit. Ces recherches se situaient plutôt dans le champ de la musique contemporaine. L’objectif était d’intensifier les rapprochements entre musique et poésie, notamment par combinatoires. Le langage, décomposé en phonèmes, était traduit en fréquences musicales. Mais cela n’était pas qu’un procédé technique. Nous étions à la recherche de lignes de convergences. Nous avions même conçu un plutôt fumeux « mythe du Horla » ...

Si le projet n’a mené à aucune représentation, il permit à l’un et à l’autre de rebondir et de mettre en œuvre dans nos pratiques respectives, des modes de synchronicité, poétiques pour ce qui me concerne, incluant de surcroît les arts visuels, plastiques, graphiques et performatifs. Les Cahiers de Leçons de Choses, revue qu’aimait notamment John Cage (rencontré à Metz), furent le support de nos recherches et loufoqueries collectives.



Laure Gauthier : Dans votre « cycle des exils » dont le 7e volet sort chez Flammarion, deux volumes sont assez largement consacrés aux liens complexes entre poésie et musique : La Fugue inachevée (Léo Scheer / Al Dante, 2004) et Gadjo-Migrandt (Flammarion, 2014). Dans la Fugue inachevée votre récit qui remonte le temps et parcourt les territoires européens, vous imbriquez les fragments de poèmes, de pensées et de vies de Rimbaud, de Hölderlin, de Celan et de Bach. Sans jamais idéaliser la forme de la fugue comme certains poètes ont pu le faire de la forme sonate. Au contraire, l’intérêt pour la musique est loin d’être un escapisme, Stuttgart (et environs) est dans le livre le lieu où furent internés à la fois des opposants politiques et le poète Schubart, des prisonniers de guerre, et où furent reclus des membres de la RAF. Vous dites : « La Fugue inachevée s’achève en catastrophe, à propos de trois exilés infâmes : Pétain ; Laval, Céline (Sigmaringen, 1944-1945). Pourquoi ces trois-là ? Car (peut-être) entre les mots fugue et fuir, le dictionnaire français place le mot Führer ». La fugue comme espace-temps du rapprochement possible de la poésie et de la musique est-elle ? forcément inachevée ? Son achèvement serait un totalitarisme ?


Patrick Beurard-Valdoye : La Fugue inachevée parut en 2004. J’ai entrepris mes recherches et enquêtes à partir de 1996, dans diverses archives dont celles du Bade Württemberg. La phrase que vous citez, était en quatrième de couverture, donc particulièrement visible. Je m’attendais à être questionné sur cette affaire, en privé, en public. Seul, mon père, soldat traumatisé à Dunkerque, puis farouche opposant au régime collaborationniste, m’en parla, craignant que j’aie des ennuis avec ce terme d’infâmes.

Personne. Ça n’intéressait apparemment personne, qu’un poète interroge les pages noires de l’histoire française. Ma poésie est parfois la mémoire insomniaque des pages blanches de l’histoire. J’ai voulu revenir au fondement des paroles mensongères, des impostures imposées, du langage corrompu, et de la mythologie nationaliste. Hors de la frontalité du discours militant. Le contrepoint, en somme.

Vous êtes donc la première à le notifier. C’est bien sûr votre parcours ... et aussi qu’aujourd’hui, beaucoup se demandent comment on en est arrivé là. Or l’on sait qu’avant la fugue, il y a le prélude …

J’ai peu à peu acquis la certitude qu’en arts, la dimension politique est l’un des pans de la forme. Il en est constitutif. C’est ainsi que j’entends le cri retenu de Paul Celan dans sa Fugue de mort (Todesfuge). Cette fugue est au final aussi celle qui l’engloutit dans la Seine. Ce drame était pour moi associé à sa dernière lecture à Stuttgart, vécue comme une catastrophe un mois auparavant. Il fallait arpenter, enquêter. Je devais faire surgir ces bulles de la vase du Neckar, inverser cette spirale aspirante. Un cycle, le cirque d’une géographie mentale.

Rien n’est plus émouvant que l’incomplétude. Songez à cette parole attendue qui ne sera jamais prononcée sur un lit de mort. L’inachèvement est autant une donnée de la vie que des arts. Au XXe siècle : la Dixième de Mahler ; Moïse & Aaron de Schönberg ; le Concerto pour violon Transmission des âmes de JanáÄ ek. Je pense à l’inachevé Premier homme, pour lequel son ami Baptiste-Marrey écrit que Camus commençait à démolir ses propres digues. Et tant de poèmes qui nous appellent vers trois points en suspens, s’estompant peu à peu comme la mythologique Echo, jusqu’à plus-rien. À l’instar de Jonas, ce météore sorti d’une colombe de Jean-Paul de Dadelsen, auquel j’ai consacré une partie de Flache d’Europe aimants garde-fous.

Tout poème ou livre est par essence inachevé. Il est, à un moment convenu avec l’éditeur, une forme qui gélifie l’énergie de la langue. Il continue d’être écrit tant que l’éditeur ne le retire pas des mains, jusqu’au BAT, comme on le désigne dans le métier. Dès lors le livre entre dans l’espace collectif, et ne m’appartient plus. Mon Cycle des exils est voué à l’inachèvement. Toute fin est un commencement.



Laure Gauthier : Gadjo-Migrandt nous fait croiser plusieurs figures de l’Europe intellectuelle et artistique de la première partie du XXe siècle, de Ghérasim Luca à Gustav Mahler, de Sandor Ferenczi à László Moholy-Nagy, en passant aussi par Sigmund Freud croisant LeoÅ¡ JanáÄ ek. Dans la 5e section, LIL 5 la baie des labanerinnes, on voit se côtoyer une génération : les poètes dadaïstes en dialogue avec les danseurs de Monte Verità et Rudolf Laban. Or l’on a tendance à imaginer séparément l’aventure labanienne et les poésies bruitistes dadaïstes. Hugo Ball, Emmy Hennings ou encore Hans Richter sont aux côtés des labanerinnes, la poésie est vivante dans ce dialogue des arts. C’est pour vous encore aujourd’hui un modèle de dialogues entre les arts où la poésie joue un rôle non moins important que la danse, les arts plastiques ou la musique. Même si l’on n’a jamais autant parlé de « poétique », les liens entre les poètes et le monde de l’art chorégraphique, plastique ou musical sont très restreints. Déplorez-vous ce phénomène de marginalisation de la poésie dans l’art ?


Patrick Beurard-Valdoye : Cette marginalisation est principalement française. Elle tient notamment au fait que l’histoire des arts poétiques n’existe pas, contrairement à la musicologie et à l’histoire de l’art (peinture et sculpture pour l’essentiel). Et si elle n’existe pas, c’est que cela arrange certains ...

Outre les noms que vous mentionnez, Sophie Taeuber est autant plasticienne dadaïste que danseuse labanerinne. Tzara vit avec la Slovaque Maya Chrusecz, qui est une labanerinne. Etc. Dada et la compagnie Laban forment une constellation. Et tout le monde écrit des poèmes. Hans Arp en écrit de formidables. Ils sont lus en public, parfois même par une danseuse dans le local de la compagnie Laban.

Les arts poétiques sont prégnants, si l’on considère en outre la présence du poète mouvementiste Richard Huelsenbeck. À Zürich - où l’université progressiste attire les talents - est inventée, au Cabaret Voltaire, la performance poétique. Laban fait danser sa compagnie à partir de mots inventés. « Dansez sur BIGOLINSKI ».

Les commentateurs et historiens français de Dada Zürich ont obstinément ramené l’international, le plurilinguisme, la diversité des religions, et la multiplicité des mediums et le rôle des artistes femmes de Dada Zürich, à l’unicité monolithique, nationaliste et machiste du général Breton. Le cercle projeté en son centre. La constellation réduite à une unique planète. Qui lit les poèmes de Tristan Tzara ? De Francis Picabia ? De Hugo Ball ? Ceux d’Emmy Hennings ? Je déplore surtout que l’on ait répété toujours les mêmes vieilles lunes. Les commentateurs prudents de Dada ont longtemps appliqué sans le savoir l’adage des Rroms : « Si tout le monde dit d’un taureau que c’est une vache, dis aussi que c’est une vache. Mais ne va pas la traire ».

Peu d’historiens d’art – j’en connais heureusement - ont le temps, l’énergie et l’insolence de faire ce travail de nettoyage. Mais j’en fais aussi un peu mes choux gras.



Laure Gauthier : Vous consacrez la neuvième séquence de Gadjo-Migrandt, « Lil 9, La traversée des élans Prosépopée » au Black Mountain College. Plus exactement, vous arrivez à trouver une langue mouvante, migrante, à plusieurs voix pour rendre compte de la rencontre d’une génération européenne en exil (autour de la figure du compositeur Stefan Wolpe) avec les artistes américains que sont Cage, Cunningham ou encore Olson, au Black Mountain College. Tandis que le BMC est le plus souvent présenté comme la matrice du post modern art, et est en France surtout connu pour les collaborations entre Cage, Cunningham et Rauschenberg, vous montrez, vous, à la fois l’importance de la poésie au sein de cet institut et les liens vivants entre poésie et musique écrites. On découvre l’importance de Wolpe au Black Mountain Collage, souvent éclipsé par Cage. Wolpe cherche au BMC une « polyphonie mobile » (Gadjo-Migrandt, p. 313). La figure de Wolpe qui fait, écrivez- vous, le lien entre Mahler et Cage, est la figure centrale de cette section du livre. Mais le poète Olson est aussi omniprésent tout comme la femme de Wolpe, la poétesse Hilda Morley, qui est tombée dans l’oubli, et dont vous valorisez l’action poétique. Vous montrez que Wolpe est à l’intersection d’une culture musicale savante héritée de Mahler et de Busoni et d’une culture du happening mêlant les différents arts qui deviendra l’art post-moderne. Souvent la culture de la performance poétique est considérée comme incompatible avec la musique écrite ou savante. Pour vous donc, Wolpe serait le signe qu’il n’y aurait pas d’opposition de fond entre culture du happening et culture de la musique écrite ?


Patrick Beurard-Valdoye : Oui la même logique de réduction d’échelle - ou de rognage d’ailes - est à l’œuvre autant pour le Black Mountain College que pour Dada Zürich. Quand j’ai commencé à m’y intéresser, les articles réduisaient le premier happening à Cage, Cunningham et Rauschenberg. C’est parfois le cas encore, y compris sur des sites institutionnels. Ce goût de la simplification me navre. Mary C. Richard n’était pas signalée, puisque c’était une femme, n’est-ce pas ?... Et si l’on mentionnait parfois le poète Charles Olson, on l’écrivait : Olsen !

Comme en effet je le développe (poétiquement) dans Gadjo-Migrandt, il y eut trois lectures durant ce happening. Cage a lu un texte (sur une échelle) ; Olson a lu (lui, et ses étudiants, se levant de leur chaise) ; et Mary C. Richard a lu, probablement un extrait du Théâtre et son double qu’a rapporté Cage de Paris, informé par Pierre Boulez. Le rhizome simultané des champs artistiques au Black Mountain College est un défi pour une culture des arts si longtemps segmentée par des spécialistes en branches autonomes. C’est justement l’une des composantes de la post-modernité (déjà annoncée à Zürich) et que Charles Olson tente de mettre en mots, sur place, dans des conférences en 1956. L’ouvrage n’est pas traduit en français ...

Il faut sortir du binaire, de l’opposition. Les arts poétiques, par nature, y contribuent. Si Stefan Wolpe n’est qu’observateur de l’event initié par Cage, c’est dû à une rivalité ponctuelle entre le jeune américain et le "vieil" européen, notamment quant au rôle de l’aléatoire. Mais c’est aussi que Wolpe, apportant à Black Mountain les pratiques Dada et Merz (il a été influencé par son ami Kurt Schwitters) a l’impression d’un retour en arrière. Enfin, Wolpe, ayant fui les dictatures européennes, ne supporte pas la désinvolture politique des jeunes Américains à l’époque. À New York ensuite, Cage, Wolpe, Feldman se retrouvent autour de Varèse, et les peintres de l’action painting.

Toutefois Cage et Wolpe ont le même rapport classique à la temporalité dans l’œuvre, qui vient de l’école viennoise dont ils sont tous deux héritiers. Comme en effet Wolpe, Varèse et Gabriële Buffet furent élèves de Busoni, vous avez raison de le rappeler.

Ces gens extraordinaires m’ont transmis une énergie et un désir de pousser aux limites la complexité formelle de mon livre, jouant parfois avec la mémoire rémanente du lecteur. Wolpe, qui est très connu en Allemagne et aux USA, demeure bizarrement ignoré en France. Et l’on commence à s’intéresser à la poète Hilda Morley, que je célèbre et parfois traduit dans mon livre. Gadjo-Migrandt est d’ailleurs le premier livre en français consacré au Black Mountain College. J’ajouterais volontiers : hélas.



Laure Gauthier : Dans Gadjo-Migrandt, vous écrivez à un moment au sujet de Cage : « je publierai un poème-reportage sur son happening ». Votre « voix » est présente dans cette grande polyphonie qu’est Gadjo-Migrandt dans une police de caractère différente. Est-ce le projet du Vocaluscrit qui se dessinait là ?


Patrick Beurard-Valdoye : Il y a dans cette partie du livre dix caractères typographiques différents. Et quatre nouveaux signes de ponctuation. Ce fut un travail énorme, mené grâce au talent et à la disponibilité de la designer graphique Clara Debailly. Ce n’était qu’à cette condition qu’il pouvait y avoir un JE, pour la première fois ma voix, en effet, dans l’un de mes livres. Un JE dialogique : Martin Buber m’a beaucoup marqué.

Vous connaissez bien cette empathie avec une figure étudiée longuement, par exemple dans le cadre d’une thèse. La méthodologie scientifique permet néanmoins de ne pas franchir le cap : il n’y a pas de JE dans le propos académique. Pour d’autres raisons il n’y en avait pas non plus dans mes épopées. Mon endroit se résumait à cette phrase d’Avrom Sutzkever, placée précisément en exergue de Mossa : « Je dis aux souvenirs des autres : devenez miens ». Or je vivais encore plus intensément que dans Mossa ou d’autres livres du cycle, ces lignes de convergence mystérieuses, ces synchronicités dont je parlais tout à l’heure.


En voici un exemple. Au marché de la Poésie place Saint-Sulpice, j’évoque avec des collègues mes recherches sur Wolpe, et d’autres artistes allemands et autrichiens exilés aux USA. Se joint alors au petit groupe mon ami Daniel Pozner, d’abord silencieux. Qui me pose quelques questions à ce propos, et finit par déclarer : « J’ai dans un carton jamais ouvert le masque mortuaire original de Hanns Eisler. » Jusqu’ici Eisler était régulièrement sur mon chemin - et pour cause - mais à chaque fois qu’il pointait son nez, je le refoulais aimablement pour ne pas compliquer davantage mon projet, avec ses nombreux protagonistes. Cette fois il fallait bien me résoudre à lui ouvrir mes portes, en quelque sorte. D’autant que le masque mortuaire est un fil conducteur de l’ensemble. J’ai assisté à l’ouverture presque inquiétante du carton. Dans un continuum naturel, je me devais de relater cette expérience émouvante. Le présent est aussi fait du passé qui aura lieu ...

En effet cela m’a aidé ensuite à construire la forme du Vocaluscrit. Les poèmes de la première partie sont dédiés à des lectures de collègues, auxquelles j’ai assisté. Par un renversement du point de vue, les poèmes de la deuxième partie relatent mes expériences plus ou moins malheureuses, vécues en poète invité à performer dans de mauvaises conditions (j’envie le professionnalisme du monde des musiciens).



Laure Gauthier : S’agissait-il dans le Vocaluscrit de montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre poésie écrite et poésie sonore, un débat très franco-français ? Que la poésie était orale avant de devenir écrite, retracez-vous ce mouvement-là ?


Patrick Beurard-Valdoye : Il n’y a plus guère d’opposition aujourd’hui. Mais elle a existé tant que les auteurs ne disposaient d’aucun lieu public pour lire à haute voix, ce qui est une spécificité française. Les modernes français allaient lire en Belgique par exemple. L’élitisme associé à la poésie par ceux qui ne la connaissent pas ou peu, résulte en partie de là. Du fait que les poètes se produisaient exclusivement dans les salons, de façon privée, intime et mondaine. La Poésie sonore historique est justement la conséquence de cette impossibilité publique, de cette frustration de lieu pour se produire démocratiquement à la fin des années cinquante et ensuite. Dans ce moment de création orale en public, s’invente quelque chose d’autre que le poème écrit, qui ne renvoie pas à la partition. Je développe cela dans la troisième partie du Vocaluscrit.

Quant à votre question d’un avant de l’oral, je serais prudent. Avant, il n’y avait pas d’arts poétiques. J’entends souvent dire que chez Aristote « poésie » veut dire « faire ». Certes. Mais la poésie des Grecs n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui, de la même façon que leur démocratie n’était pas la nôtre. Si Orphée « faisait » de la poésie en chantant et en jouant d’un instrument, il est donc sur le flanc de la chanson ou lied. À l’inverse, et vous avez raison, la poésie muette - voire aphone - est un moment bref de son histoire.

Dans les arts poétiques contemporains, l’oralité et l’écriture se chevauchent, l’oreille interne et l’oreille externe sont en action et réaction simultanées. Car écrire un poème, autant que le performer, résulte d’un même acte. Et la voix n’est jamais silencieuse en arts poétiques. C’est en effet ce que j’ai voulu montrer dans Le vocaluscrit, notamment par la présence des héritiers de Black Mountain ou de Zürich, ceux que j’ai entendus, aux côtés des autres, et sans hiérarchie.



Laure Gauthier : Votre Cycle des exils est une vaste polyphonie migrante et plastique. Avez-vous déjà collaboré avec des compositeurs ? Pensez-vous qu’il pourrait être intéressant de vous associer avec un ou des musiciens pour construire en sons cette polyphonie ou l’espace de la lecture et de la performance poétique vous sont-ils suffisants ?



Patrick Beurard-Valdoye : C’était précisément l’ambition - immature - de cette traduction-amplification, avec la moésique. Que tout cela semble pourtant lointain.

D’une autre façon, c’est ce qui fut envisagé dans deux collaborations avec le compositeur Jean-Jacques Bénaily et la réalisatrice de films expérimentaux Isabelle Vorle, à partir de la restitution sonore, poétique et visuelle, de deux lieux qui nous fascinaient. L’un fut une ancienne glacière, et le film s’intitule Froid Sylans. Dans l’autre - pour une commande du conservatoire de musique de Chalon-sur-Saône - nous avons élaboré l’entrelacs de trois sillons et trois mediums à partir de notre perception de Berlin. Le film s’intitule Berliner Trio. C’était pour moi une belle expérience lors de la création dans l’auditorium, car en plus de ma voix dans le film avec un son spatialisé sur huit pistes, je récitais en live aussi, en différents endroits de la salle.

Dans mes performances poétiques, quand la régie et les moyens techniques le permettent (ce sera le cas le 23 mars à la Maison de la Poésie de Paris), je projette aussi du son et des images en mouvement. Il s’agit toutefois de moyens minimums, au service de la plasticité de la langue poétique, de sa matérialité, comme de son énergie transmise. Je reste ancré dans mon medium. Concentré sur les enjeux également politiques de la langue, comme celui de conduire l’auditoire dans un au-delà de la parole linéaire récitante, et lui faire pressentir ce champ morphique que le principe poétique permet, parfois, de révéler. Dans cet état de partage collectif où, soudain, la langue est un manque. Et la langue est en manque. C’est là que l’auteur lisant, parfois entend le silence de l’assistance. Car elle assiste l’auteur, justement.

Avant de devenir poète j’étais trompettiste. Impliqué dans une petite formation de free jazz, je me suis posé la question : devais-je davantage travailler l’instrument pour franchir un cap, ou bien arrêter pour être encore plus concentré sur les arts poétiques. J’ai fait ce choix.

Les espaces poétiques et musicaux sont divergents, et vous êtes bien placée par votre initiative de croisée, pour savoir que leurs cultures respectives sont plutôt étanches en France. Il y a une rivière entre elles. Elles confluent ou convergent rarement. Mais j’aime les collaborations et les rencontres motivées.

Je garde un souvenir mémorable d’une soirée à Leipzig - certes au temps de la RDA - réunissant un écrivain dramaturge, deux sculpteurs, un peintre, un compositeur et moi dans un jardin. Et nous parlions de création. Au cours de la soirée abreuvée de bières, spontanément l’auteur nous a lu un extrait de sa pièce en cours.





DOCUMENTS

Document 1 :

Patrick Beurard-Valdoye invité par Double-change et la Maison de la poésie de Paris en mai 2014. Ces extraits qui représentent environ la moitié de la performance proviennent du livre Gadjo-Migrandt (Flammarion, 2014).

Document 2 :

Voici le teaser du film d’Isabelle Vorle (Berliner Trio pour station et traversées, 2014, 30’) : il s’agit d’une collaboration entre Patrick Beurard-Valdoye et le compositeur Jean-Jacques Bénaily.
Le texte performé de Patrick Beurard-Valdoye fluctue entre le Berlin de l’époque du mur, celui de la reconstruction, et le Berlin actuel.
Le rythme s’appuie sur la musique électroacoustique originale de Jean-Jacques Bénaily.

Document 3 :

Extrait de Gadjo-Migrandt (Poésie/Flammarion, 2014) de Patrick Beurard-Valdoye, p. 331



17 mars 2019
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