Prendre suint - 10

On reconnaît à cela les poètes qu’ils s’approchent lentement de leurs lèvres. Comme la rumination, la poésie exige le concours de nos quatre cerveaux. Le premier transforme le visible – qui inclut ce qu’on entend, ce qu’on respire – en intelligible par l’action procédurale des mots. Le deuxième réduit l’intelligible au sensible par l’élimination de l’excès de pensée générale et la sollicitation de la présence de chaque brin d’herbe dans la langue. Le troisième convertit le sensible en dicible par le travail d’écriture du poème sur le « feuillet » et la projection de la voix. Le dernier permet de passer du dicible au lisible en ne retenant que le souffle vital de quelques vers essentiels qui seront gardés sur la page. De leurs lèvres de morts s’éloignent les poètes.


XXVIII



Sur le plateau du secrétaire en merisier, un gant de crin est posé près du cahier dans lequel tu n’as pas achevé d’écrire la dernière phrase. Le stylo manque dans la dérivation des vagues. Il y a une pitié d’écrire : un exercice de clémence et d’expropriation orienté vers la férocité.



La surface de la mer se brise en mille éclats de voix rutilant sous le soleil froid de mars. Dans le port, des mulets gobent à qui pis faire. Quand on se promène, on se prend par l’épaule, on s’attrape en taille-douce. Du premier étage, j’entends les joueurs de croquet tirer leurs arceaux de la pelouse. Ils parlent fort et vont crânant.



Au mur sont accrochées des photographies que je n’ai jamais prises. Dans le vase, les fleurs notifient la maladresse de l’être. Toute la chambre tient dans une description muette.

L’angine tire


sur la palangrotte de tes amygdales

Tu es pâle depuis l’envoi de la pâleur.

Des girelles pondent leurs œufs à l’extrémité de tes

mains méticuleuses
la douleur palisse ton corps

contre le treillage des couvertures

À ton chevet,

j’agite mes palpes pour souper de ta fièvre

de l’autre coté du soir



XXIX



Alors voilà

on finit par tant bailler que personne n’est plus en mesure de nous apercevoir. Dans la torpeur du lapiaz, nous repérons tout un manège moral de cicindèles. Si merveilleuse est leur vitesse qu’elles ne savent pas si elles sont toujours dans l’espace, et doivent s’immobiliser pour s’assurer d’être. On entend des ouvriers démonter les cabines de bain dedans la lave. Je pose mes mains sur tes joues. Entre nos mollets, l’électricité lève l’hypothèque de la parole : on se perd dans l’air du temps. Le cerveau s’ébouillante dans le contact instrumental des rires. Nous nous jetons à l’assaut du mystère, le front baissé sur le tor...

décréé
Le terrible est le dicible de la terre
Depuis des cent ans
des larves se tordent dans le pollen de
son ventre
mais elle n’est pas émue par lui


XXX



Côte à côte, nous marchions dans l’inclinaison de notre corps lorsque

une planète
s’est jetée sur nous.
De nos abattures dans les fougères, elle fit son pêne de lois naturelles. Le ciel est bleu sous nos phalanges ; le soleil creuse les frondaisons pour crouler à nos pieds. Nous fourniront en gâtines pour limer notre visage les magiciennes averties que les barbelés ne peuvent qu’arracher les écorchures de nos mains. Ainsi nous entrerons dans l’héroïsme. La nuque léchée

par une salamandre
j’attends que l’été soutire aux gibecières
des dispenses de tombes

de troncs dociles
d’atterrage poussif

des bérets et des rampes
des chaintres et des vasques
des trépans et des souilles

de-ci de-là
lente après lente



À quoi bon mourir, à l’entame du poème, si c’est pour finir par peser plus lourd qu’une graine ?





4 avril-6 juin 2023




6 juin 2023
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