Prendre suint - 2

Le soir exige la joie de la houe. C’est dans ces moments si particuliers du soir que sont l’été, les os ou les guêpes, qu’écrivent les poètes. La poésie nous tient lieu de famine. Ce qui soigne, c’est toujours ce qui saigne ; et le sang, qu’un sanglot coupé. Qu’est-ce donc qui est retranché ? C’est le sien de l’individu concret. Le sien des maux et des fêtes, car le je du poète ne parle jamais de soi. Depuis le sein des mots, depuis le jeu des mots, il parle pour dire comment, sous nos yeux, tout à coup, hors de toute attente, toute atteinte, c’est le monde. Sans prévenir. Comment c’est – pour tout le monde.
LEURRES D’ESPOIR
I
Je trace du tas de l’œil une flaque de mer à marée basse.
Un esquif attardé passe dans cette drôle d’après-midi
suivi par assez d’épaulards,
traversant le soupirail des entéléchies
où notre clameur rebondit contre le mur. Les samares tombent des érables ;
elles tournent dans l’air en répandant des conjonctions discutables.
Dans la cour, le préau
ne tient plus debout
que par un relief de gaz.
II
Le soir venu,
rien n’est moins sûr que cette barque,
où nous prenons comme un avertissement
de mesurer l’écart du tuf et des fémurs,
les fronts baissés sur l’écume,
n’en vienne pas à chavirer dans la couture
de notre œil, là où l’étirement du temps
fait un drap des plaies des loirs et des
tracteurs.
Nous nous hâtons de ramer
pour apercevoir, au détour
de la rive pointant dans ce lac de cratère,
le portail de la maison d’où nous surgîmes des collets
de l’enfance, avec sur les lèvres des mots de venin
dans la phonation des chênes.
Au petit matin : repartir dans le murmure des stèles.
Aucune couleuvre n’a le droit de prétendre
à des portraits de nous mâchés.
III
Vous que j’aime de tous mes os,
vous tenez-vous à l’intérieur de vos sensations,
à genoux sur le dos des merles, les guéridons de fer forgé,
(le moût et) la gloire, ou bien
parlez-vous avec des tulipes blanches sur
la langue ?
Comment vous aborder quand on a, comme moi,
toute la vie
pour mourir d’un instant à l’autre ?
IV
Dans ton pays, on aime le beurre et le chuintement du jour qui se lève,
les artimons et les poissons d’argent.
On verse le vin dans des verres en étain
pour honorer les vieux et les tendres.
On épie le retour des bisons dans les lavognes ; on accroche nos entournures
aux genêts plantés pour les morts dans des visages minces.
On se tient éloignés des bûches et des chartes.
Dans ton pays,
on cède assez vite.
V
Chaque année, la floraison des bruyères nous prend à la gorge ;
nous courons en bousculant les architraves de ce lambeau de lande.
Tout autour le monde somnole
dans le modèle standard.
Tu hurles sous la neige, aussi profonde que la musique.
Le vol des bécasses jette le ciel en vrac
dans les encoignures des andains. Je te suivrai à la lettre ;
toi seule sais ouvrir de ces pistes dans des mondes vierges.
Il n’y a jamais eu de fleurs ici avant le passé.
29 octobre 2023