Présentation de la résidence,
par Sylvie Cadinot-Romerio, professeure

Objectif et définition du projet

– Projet d’écriture en atelier : la publication d’un ouvrage collectif aux Editions Joca Seria
– Correspondances entre l’œuvre de Marie Darrieussecq et le projet d’écriture
– Projet de lecture en classe : la découverte de la littérature au présent


Projet d’écriture  

Sans doute pour des adultes déjà entrés dans le temps long de leur existence, les années de pandémie, de vie menacée, ont-elles été à la fois bouleversantes et pesantes. Mais qu’ont-elles pu être pour de plus jeunes gens dont elles ont occupé presque tout un âge, l’adolescence ? Cette période des transformations, des crises, mais aussi des possibles, il leur a fallu la vivre sans espace, sans beaucoup de rencontres, et sans cet horizon ouvert qui leur permet habituellement d’endurer ce qui les requiert ; on pourrait même parler d’une temporalité contraire, celle du jour sans fin des « vagues » épidémiques.

Ne pas pouvoir vivre ce qu’ils avaient à vivre : c’est peut-être cela qui leur a été le plus insupportable. Chez plusieurs d’entre eux, on le devine à la hantise qu’ils éprouvent, quels que soient leurs résultats, de ne plus pouvoir désormais traverser leur scolarité sans échec, de n’avoir plus de puissance d’agir. Une forme d’accablement est perceptible, parfois physiquement visible : cette sorte de fatigue « triste », qui ne vient pas après une tâche accomplie mais à cause d’une tâche impossible à accomplir, « où quelque chose de nous se nie et se perd, comme en un intime évidement » [1] (Jean-Louis Chrétien).

Et quel rapport au monde et à l’autre ont-ils pu tisser, eux qui ne faisaient que sortir de l’enfance, et à qui on prescrivait le retranchement ou des déplacements entravés, la distance voire la séparation, les visages masqués, indéchiffrables ? Le pire serait finalement qu’ils aient bien toléré ce mode d’existence pauvre en monde et en autres, qu’ils ne l’aient pas trouvé étrange, qu’ils s’en soient même satisfaits en suppléant à la pauvreté du réel par une immersion dans des réalités virtuelles, avec tous les risques de dissociation, de déliaison, d’éparpillement de soi, qu’elles font encourir.

Mais ces empêchements et ces privations ont pu aussi n’être pas seulement pour eux des expériences de passivité interdisant tout développement. Peut-être ont-ils vécu comme une promesse différée ce qui se dérobait à eux et qu’ils avaient connu enfants, peut-être s’efforçaient-ils de restaurer en imagination ce qui se soustrayait.

Il ne s’agit là que d’un bref état des lieux de ce qui inquiète et interroge chez les adolescents, mais nous y voyons autant de requêtes qu’il nous incombe d’entendre : l’urgence pour quelques-uns (du moins nous espérons qu’ils sont en petit nombre) de penser ces années et de mesurer, dans le mal-être plus ou moins diffus qu’ils endurent, ce qui tient à l’époque ; la nécessité pour tous de mettre au jour les manières d’habiter et d’être-avec qui ont pu se cristalliser pendant cette période, s’enkyster, et qu’il est important de faire affleurer à la conscience ; enfin le désir que plusieurs d’entre eux doivent avoir de déployer l’imaginaire que la connaissance fragmentaire du réel a pu nourrir en eux.

Une action commune possible serait de les inviter à un retour réflexif sur le temps pandémique, tel qu’ils l’ont personnellement souffert, obscurément vécu, sous une forme qui cependant n’avive pas l’angoisse ou l’anxiété qui lui sont liées, qui au contraire les contienne, les figure en les déplaçant : une forme fictionnelle, ludique.

Nous ne pourrons pas y parvenir sans la collaboration d’un.e écrivain.e en résidence dans notre lycée. Et, dans la situation complexe qui nous oblige, nous avons aussitôt pensé à Marie Darrieussecq, non seulement en raison de sa créativité formelle - « à chaque sujet », selon elle, « sa forme, à chaque livre, son rythme, son harmonie [2] » - mais encore parce que son œuvre porte en elle les questions que les circonstances imposent et des possibilités de réponse : une pluralité d’inscriptions de soi, la volonté de désocculter le réel, et une optique singulière à travers laquelle l’inaperçu est à la fois révélé et maintenu à distance.


Correspondances

Parmi les possibilités d’écriture que les élèves pourraient explorer pour réussir à se penser et à se relier à eux-mêmes, il y a notamment les différentes voix avec lesquelles l’écrivaine réfléchit (à) l’identité personnelle : une identité jamais donnée, à constituer, incessamment, et qui risque toujours la désintégration. On pense à ses ouvrages qui racontent une douloureuse dispersion de soi - quand ses propres contours disparaissent avec celui qui les donnait (Naissance des fantômes) ou quand la force d’irradiation de l’autre, passionnément aimé, « pulvérise », annihile (Il faut beaucoup aimer les hommes) – mais aussi à ceux qui évoquent un effacement consenti, comme Le Pays dans lequel « l’absence à soi-même » permet de devenir cette « chambre d’échos » où « l’écriture [trouve] sa résonance ». Sont particulièrement exemplaires les formes que, dans cet ouvrage, Marie Darrieussecq a cherchées pour se saisir de soi, de soi en autre : une graphie clivée de « j/e », « sujet ni brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé », ou un dédoublement narratif, des fragments autofictionnels racontés à la 1re personne, alternant avec des fragments à la 3e personne.

Cependant, à chaque fois, en dépit du tragique, si le dit du Je est celui de sa dilution, son dire témoigne de ses efforts pour lutter contre elle, pour se rassembler en se disant, et plus encore pour s’inscrire en s’écrivant - par exemple dans un « cahier », malgré les « terribles crampes » que donne un « stylo » quand on est devenu « truie » (Truismes) ou presque à l’aveugle, sans souffle et sans force après avoir subi l’ablation d’un œil, d’un poumon et d’un rein (Notre vie dans les forêts) -, une inscription de sa propre existence qui est aussi une tentative pour retisser un lien avec l’autre, celui auquel le cahier est adressé, le futur lecteur. Les structures textuelles qui en résultent sont ainsi ouvertes, s’apparentant moins à des récits qu’à des montages narratifs qui peuvent recueillir le flux et le disparate de la pensée, idées, impressions, images – ce que nous voudrions que les élèves réussissent à convoquer en eux et à assembler.

Un autre aspect de la poétique de l’écrivaine, sa recherche de « [zones] hors de tout repérage préexistant [3] », nous semble aussi concorder avec une des exigences liées aux conditions sanitaires : penser les déviations de nos manières physiques d’être-en-présence et de nous mouvoir dans l’espace. On sait comment, dès son premier roman, Marie Darrieussecq a entrepris de décrire le corps dans ses métamorphoses et d’en dire ce qui habituellement est tu (sensations mais aussi jouissances et dépossessions sous emprise), et qu’après avoir essayé un registre de représentation supra-réaliste dans Truismes, elle a, dans Clèves, utilisé le registre inverse, hyperréaliste, afin de mettre en mots une même épreuve corporelle de transformation, celle de la puberté. Pour écrire ce roman, l’écrivaine s’est d’ailleurs efforcée de retrouver ses propres expériences adolescentes (elle s’est astreinte à réécouter toutes les cassettes où elle tenait son journal intime oral) et les a fictionnalisées en les précipitant en quelque sorte dans La Princesse de Clèves  : elle a ainsi mené un travail réflexif sur l’adolescence [4]. Mais ce qui nous a particulièrement retenus, dans ces ouvrages et dans plusieurs autres, c’est la double expression de la difficulté et de la possibilité d’un rapport symbiotique au monde. L’écrivaine y décline ce qui fait obstacle : « l’encombrement [5] » du corps adolescent, mais aussi toutes les pensées de soi séparé : séparé de l’animal (qu’il faudrait redevenir pour consonner « avec le tournoiement des planètes », « avec la masse des marées contre les rivages », « avec le poids des neiges [6]. »), séparé de la nature dans des villes cloisonnées (Notre vie dans les forêts) ou encore séparé du pays natal malgré le retour et pour en être parti.

L’œuvre de Marie Darrieussecq s’est donc imposée à nous par ses formes, ses thèmes, ses démarches, et peut-être plus encore par ses dispositifs représentationnels. En effet, à travers eux, ce qui violente et effraie est re-présenté, c’est-à-dire à la fois présenté, mis au jour, affronté, et revu, désamorcé, parce qu’irréalisé ou allégé par l’humour. Dans Notre vie dans les forêts, par exemple, l’avenir angoissant devient envisageable, grâce aux deux déplacements que permettent la dystopie et la dérision. A la lecture de Marie Darrieussecq, on pense à ce que dit Freud du mot d’esprit - qu’il permet de voir les dangers du monde sans s’en effaroucher -, et à la « sollicitude consolatrice [7] » qu’il y a à en user.

Ce sont ces différentes correspondances entre son écriture et notre projet qui nous ont amenés à solliciter la résidence de Marie Darrieussecq au lycée Lavoisier (écrivaine qui, en outre, en tant que psychanalyste, sait allier proximité et distance pour permettre de cheminer, et qui, en tant que mère, connaît intimement les souffrances psychologiques engendrées par la pandémie). Cependant sa présence peut répondre à une autre nécessité : vivifier l’étude de la littérature.


Projet de lecture

Une autre tâche nous incombe : montrer aux élèves ce que la littérature comprend et peut les aider à comprendre en ne renonçant ni à la complexité, ni à l’ambiguïté, ni aux nuances, contrairement à nombre de discours qui les entourent. Et ils s’en convainquent facilement quand leur est donnée la possibilité de découvrir une œuvre in progress, en prise avec le réel, « les ténèbres du présent » (selon l’expression de Giorgio Agamben [8]), et de la découvrir incarnée par son auteur.e, envisagée dans ses visées, ses urgences, sa contemporanéité agissante. C’est aussi pourquoi nous aimerions que Marie Darrieussecq puisse intervenir souvent en classe. Les élèves pourraient, en lisant avec elle ses ouvrages, interroger plusieurs des thèmes de notre extrême contemporain qui sont pour eux des sujets de préoccupation : les assignations de genre (un problème qui traverse tous ses romans et qu’elle aborde aussi dans un conte pour enfants, Péronnille la Chevalière) ; l’habitation de mondes nouveaux (on pense à White, et à certaines de ses nouvelles de science-fiction) ; les désordres écologiques (autre question récurrente, posée dans Le Pays, Notre vie dans les forêts, ou encore dans son dernier essai, Pas dormir) ; l’animal que nous sommes (nous y avons fait allusion plus haut) mais aussi nos relations aux autres animaux (qu’elle dénonce notamment dans le recueil Zoo).

Outre la découverte de la littérature du présent, la résidence de l’écrivaine permettrait une mise en perspective de la littérature du passé qui puisse en renouveler la lecture, qui la rende présente. C’est ce à quoi nous nous efforçons sans cesse : inciter les élèves à faire, des œuvres patrimoniales qui sont à leur programme, des lectures qui non seulement les fassent accéder à leur compréhension et à leur interprétation dans leur horizon historique, mais qui rendent aussi possible leur application à eux-mêmes dans leur propre horizon. « Comprendre, c’est toujours appliquer [9] », écrit le philosophe Hans-Georg Gadamer, c’est-à-dire comprendre les œuvres en se comprenant par elles, et, s’étant ainsi compris, mieux les comprendre, plus intensément. Or une telle lecture est particulièrement favorisée par leur confrontation avec des œuvres contemporaines, surtout quand elles sont portées par leur auteur.e. Nous aimerions ainsi pouvoir inscrire plusieurs ouvrages de Marie Darrieussecq dans le programme, par exemple en les associant au nouveau parcours romanesque de première, en 2022-2023 : Sido et Les Vrilles de la vigne de Colette - « la célébration du monde ». En effet, comment véritablement comprendre cette forme de discours sur la nature sans s’interroger sur sa possible disparition, sans lire des livres de notre temps qui en présentent le questionnement ? D’ailleurs, les nouveaux champs de recherche universitaires que sont l’écopoétique et la zoopoétique invitent à la fois à une redécouverte de Colette et à une approche de l’œuvre Marie Darrieussecq sous ces angles.

Ce sont donc les conditions d’une vie littéraire au sein du lycée que nous voudrions créer grâce à la présence de l’écrivaine, au travail d’écriture qu’elle pourrait mener en atelier et aux dialogues qu’elle pourrait nouer en classe sur la littérature et sur le monde, actions que nous pourrions accompagner et soutenir par des pratiques familières aux élèves : des visites de son site www.mariedarrieussecq.com ou de son compte Instagram (qui contient de courtes vidéos où elle lit des extraits de ses livres : https://instagram.com/marie_darrieussecq).  

3 janvier 2023
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[1Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, 1996, Paris, Minuit.

[2Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004

[3« Le corps tel qu’il s’impose », Assises internationales du roman, Le roman, tout dire ?, 2010, p.97-103.

[4En atelier, l’écrivaine a travaillé sur le je adolescent en mouvement, sans le figer dans des formes autobiographiques mais en proposant de considérer le moi comme une métaphore, c’est-à-dire littéralement un moyen de transport entre deux lieux ou un des modes du voyage ; car l’adolescence est, selon elle, un de ces voyages.

[5Clèves.

[6Truismes.

[7Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905/1988, Paris, Gallimard.

[8Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Editions Payot & Rivages, 2008.

[9Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, 1976/1996, Paris, Seuil.