Quand ils et elles n’écrivent pas, ils et elles sont allongés...

© Miliana Bidault

Le lendemain, ils et elles sont là. Quand ils et elles n’écrivent pas, ils et elles sont allongés dans la pièce, ou derrière le piano. Ou à la guitare. Ou ils et elles se massent le dos, oh oui c’est bon, un peu plus haut, plus bas, grand corps allongé, détendu, habitué au contact, familier du corps de l’autre, testé, éprouvé sur les plateaux. Quand je ne suis pas là, quand nous ne sommes pas assis, quand je ne suis pas encore arrivé, ils rôdent comme les chatons d’une portée ou de grands fauves dans un enclos, en attendant l’heure du cours, la forme structurée de l’enseignement, de l’atelier de 15h00 à 18h00, en attendant le début du « stage », comme ils disent. Ils ont stage d’écriture et stage révolte, ils apportent en atelier des textes du stage révolte, qui parlent de l’occupation des théâtres ou des assignations de race, de classe et de genre, de la pandémie qui ne finit pas, du désir de grandir. En attendant mon arrivée, ils vaquent, ils fument à l’extérieur, ils font des vocalises, ils chantent et jouent de la musique, ou dorment sous les bancs, contre un mur, la chargée de com’ entre dans la pièce et se demande où ils sont, mais ils sont là, tu ne vois pas, elle dormait contre un mur, il s’était caché derrière le piano.

D’un jour à l’autre, de nouveaux textes encore parviennent, Jean-Eudes continue sa virée nocturne, langue de titi parisien que son père « lui a offerte » (il ne dit pas transmise), son père ébéniste qui a traîné ses guêtres (j’essaie d’écrire comme lui) entre Gennevilliers et la porte de la Chapelle, toute cette zone du nord de Paris, un peu à l’ouest.

Je prête mon dernier livre à Ahmed, il me prête le dernier livre d’Edouard Louis.

Je dois lire sa pièce.

Cassandre a fait mon portrait. Elle parle de bulle de douceur, de douceur protectrice, d’intelligence et d’empathie, je crois, elle me parle, m’écrit, elle a voulu cet exercice, elle voulait que je leur donne l’exercice du portrait, pour faire le mien. Ahmed voulait que j’écrive avec eux, ou alors que je lui prête mon livre. Dans ce troisième groupe, ils sont plus offensifs que dans les précédents, ils testent la frontière, la fameuse frontière entre professeur et élève, je m’amuse dans ce rôle, je repense à mes professeurs, à ma mère enseignante, je me dis qu’on finit tous, un jour, par transmettre quelque chose au monde, à la génération suivante. Le monde est organisé comme ça. La nature, aussi. L’arbre transmet à la terre sa sève.

Mathilda a beaucoup de charme, elle raffole des vide-greniers, des brocantes, elle aime l’univers de Dino Buzzati, le charme étrange des puces parisiennes, je l’imagine écrire une longue fiction à succès, elle est le personnage de son roman, immense, déliée, un corps de danseuse ou de liane, elle file dans la ville, dans son manteau gris, un bibi sur la tête, ou un chapeau cloche, elle file aux puces, elle va chiner un objet mystérieux, elle parle du visage des objets, elle aime ce fatras rassurant et passionnant, chacun trimbale son univers, ses lieux, son île ou sa ville, sa petite chanson, sa couleur unique.

Mathilda est un personnage, un personnage de Buzzati ou de David Foenkinos, elle est elle-même dans sa propre fiction, elle n’est pas autrice d’autofiction, mais déjà un personnage de fiction, fiction dont elle serait, si le temps lui prête vie, et l’occasion de travailler, l’autrice à succès.

Je l’imagine publiée dans une maison à gros tirage, avec son univers si particulier, celui des antiquaires, des vieux objets qui ont une âme et racontent une histoire, comme le manteau de la nouvelle de Buzzati, qui contient toujours de l’argent dans sa poche magique, cependant qu’à chaque fois que le héros y puise un billet, un crime est commis dans le monde. Ou comme la lampe d’Aladin, ou le portrait de Dorian Gray. On parle de ça dans la cuisine de l’école, Mathilda prend des notes, elle est inspirée (« j’ai trouvé l’inspi »), même si pour l’instant, seules quelques lignes sont nées...


À la pause, quand je reviens dans la salle, ils chantent encore, Cassandre au micro, Alex à la guitare et Jean-Eudes au piano. Cassandre improvise une chanson en mon honneur, ça me touche beaucoup, je les filme maladroitement.


De groupe en groupe, de semaine en semaine, est-ce l’éternel retour du même ? L’éternel retour des beaux textes, des élèves somptueux ?

A quoi rime cet échange, ce voyage, cette traversée, ce passage en ces murs, dans leur vie, notre rencontre au fil de ce parcours, le leur, le mien ?


Quand je marche dans la rue, et que je croise des jeunes, de la jeunesse entre vingt et trente ans, encore non encombrée de poussette, de métier et de responsabilités, je suis plus à l’aise. Je ne suis plus effrayé par la jeunesse, humilié, choqué, bousculé, déporté, insulté par leur candeur, leur magnificence. Je connais. Je vis proche d’eux, dans leur familiarité, je côtoie cet univers qui ne me fait plus peur, qui ne me rejette plus. J’ai trouvé la place de professeur, juste à côté.


J’écoute la chanson de Cassandre, l’improvisation des garçons à la guitare et au piano. Cassandre chante mon nom, raconte cet atelier qui la porte, l’enthousiasme de venir à ce cours (ah, bon ?).

Je deviens une sorte de Robbie Williams, le professeur charismatique du Cercle des poètes disparus.

Qui l’eût cru ?


Ce n’est pas dû à moi, mais à la puissance de l’écriture, à l’énergie de cette place-là, animateur de stage où les mots naissent sans arrêt, sans délai, bousculés, maladroits et pressés, parfaits et rêveurs, comme s’ils n’attendaient que ça, comme s’ils étaient sur le bout de la langue, au bord des lèvres, du cœur.

Prêts à surgir, portés là, juste là, dans le corps et suscités par la consigne d’écrire, comme le psychanalyste dit : « alors, racontez-moi ».

*
* *

Les jours passent. Il fait beau. Je ne vais plus à Asnières. C’est normal car c’est le début de semaine. J’attends jeudi, encore et encore, combien de fois je l’ai écrite, cette phrase, ai-je formulé cette pensée. Mais cette fois, ce sera en Zoom. Les élèves tombent comme des châteaux de cartes, un cas positif et cinq cas contact.

Je serai privé d’eux, de leur présence réelle, mais un peu de magie passera par l’écran.

Puis je refermerai l’écran et je ne serai plus à Asnières, je serai à Belleville. J’irai marcher.


Les jours passent et la ville est plus poussive, passive et sale que jamais, avec ses magasins fermés, de toute éternité, ses terrasses qu’on dit ressortir (« il paraît qu’ils préparent les terrasses »), ses travaux d’embellissement désormais achevés, que les limonadiers n’avaient jamais le temps d’effectuer. Et on se plaint, on se plaint, oh les gens se plaignent. Du manque d’énergie, ils et elles ont peur que ça ne revienne jamais, tout ça, le monde d’avant qu’on n’aimait pas mais bien quand même, comme l’ostalgie postcommunisme, c’est la nostalgie du monde pré-pandémique, avant l’arrivée des Occidentaux qui décimèrent les populations locales, avant l’arrivée du pangolin, et des avions chinois.


On s’émerveille d’un merle, d’un moineau, ils chantent comme des fous, le printemps est là, un moineau s’ébroue dans la poussière, ou peut-être une moinelle, le mâle débarque en vol plané. Mais la ville est sale, beaucoup plus sale qu’au printemps dernier, lors du « grand confinement ». Cette fois, la ville est fermée, mais aussi poussiéreuse et saturée de gaz d’échappement que précédemment. Qu’autrefois.


V. me dit qu’il a envie d’enseigner, il a envie de dispenser comme il y a quelques années ces ateliers de cinéma qu’il adore, car il adore la jeunesse, il a besoin d’elle, de son désir.

Il me dit que maintenant, certains de ses élèves sont devenus professeurs.

Une troisième génération arrive.


Cette fois, le soleil se couche dans la cour de ma cité, il a vraiment avancé depuis l’hiver.

Comme toujours, comme depuis vingt ans, depuis le début du siècle, au printemps, ce rayon lumineux se dessine sur le mur de ma chambre, orangé et lancinant.

Avril.

Tous les avrils, et toutes ces journées passées à attendre. Ou à oublier.


J’aimerais écrire des choses entre les séances, entre l’atelier. Mais je m’aperçois que je n’ai pas le fluide, le vif de la vie, l’impulsion, le désir d’écrire.

7 juin 2021
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