Michel Séonnet / Les damnés sont de retour | |
en juin 2000, 36 clandestins sont retrouvés a&sphyxiés dans un frigorique à Douvres |
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Et ce sont vos visages que j'ai vus, à peine la nouvelle entendue des quarante huit morts découverts à Douvres, asphyxiés, on pourrait croire, dans les déchets de leur propre souffle, de leur propre rêve. J'ai vu vos sourires. Vos silences. Vos parole rendues discrètes. Et le lâche soulagement, après, de savoir que c'étaient des "asiatiques", donc pas vous - C'est pas "les miens", j'ai dit - pas vous avec qui j'ai parlé, et écrit, semaine après semaine, et qui étiez aussi candidats à partir, l'Angleterre devant vous comme le bout du monde, et l'autre monde, après, devenu enfin accessible - nouveau monde quel qu'il soit. Ce n'est pas toi Omar. Ce n'est pas toi Yacine. Ce n'est pas toi Arman. Ni toi Artur. Ni toi Serguei qui m'a laissé en souvenir ce billet de banque de Lettonie, ton pays, parce que dessus il y avait le portait de Zemaitjé - "Ecrivain, comme toi", tu m'as dit. Ce n'était donc aucun de vous, venus d'Ukraine, de Moldavie, du Maroc, d'Algérie, de Lettonie, de Lithuanie, de Russie, de Tunisie, de Yougoslavie, tous arrivés là un à un, ou par groupes, par deux, par trois, même quartier, même village, ou même trajet, même terreur affrontée ensemble sur ce chemin vers quoi ? Je vous disais : Et vous croyez vraiment que ça en vaut la peine ? Tant de chemin, de risques, pour finir là, à la rue, sans papiers ? Souvenez-vous, nous avons lu ensemble ce terrible poème de Constantin Cavafy - Tu ne trouveras pas d'autres pays, tu ne trouveras pas d'autres mers. / La ville te suivra. Tu erreras dans les mêmes rues, / tu vieilliras dans les mêmes quartiers.../ Toujours tu aboutiras à cette même ville./ Pour toi, pour te conduire ailleurs, point de bateau, point de route. Renonce à tout espoir. / Pour avoir tant gâché ta vie sur ce petit coin de terre, tu l'as ruinée dans l'univers entier. Et vous disiez : - C'est vrai, il a raison. Et vous disiez : - Mais on ne peut faire autrement. J'entends encore ce que tu dis, Faudel : - C'est moins dur de souffrir à cause d'un pays étranger que dans son propre pays. Et pourtant tu sais les traversées sur des bateaux qui ont du mal à flotter, les passeurs kurdes, les montagnes, les lacs traversés sur guère plus que des jouets gonflables. J'entends ce que tu dis, Mohamed : - Toujours, j'ai voulu venir. J'ai essayé. J'ai essayé. Trois fois j'ai été expulsé. Cette fois c'est la bonne. Et pourtant, tu sais le danger et les morts du passage par le sud - Gibraltar, les noyés, ceux qui se font tirés dessus par la police espagnole; tu sais le grand froid, la "presque mort de froid et de faim", tu dis, à traverser les forêts du nord. J'entends ce que tu dis, Arman : - Chez nous on gagne si peu, on mange si peu, on se dit que ce sera toujours meilleur. Et tu sais à quelle vitesse fondent les maigres économies, tout ce qu'il faut payer, payer, pour finir dans la rue, et si c'était à refaire tu recommencerais. Une année entière nous avons fait d'Ulysse notre compagnon d'écriture. Son destin. Votre destin. Tant de risques courus. Odyssées, on dit. Sans plus savoir dans quel sens est l'aller, dans quel sens le retour. Et la seule certitude, à partager sa route, que c'est à chaque étape, lui comme vous, autant de fois la violente diatribe de l'homme et de son destin, de l'homme et de son combat à vouloir vivre sa vie autrement qu'à volonté de dieux. Car là aussi c'est un Poséidon vengeur qui s'en prend à l'audace des audacieux : ils ont osé crever l'œil unique du Cyclope qui croit en la réalité des frontières. Soyons en sûr : ces morts ne sont pas de hasard. Il faut que ça sa sache. Il faut que soient connues cette douleur, cette souffrance, et que la nouvelle en parvienne au plus lointain des lointains conquis. Pour qu'on s'y persuade qu'il y a encore dans les mers, les terres, les montagnes, des monstres qui dévorent ceux qui se risquent au départ. Perfide commerce dont les passeurs - punis soient-ils ! - ne sont que les besogneux roitelets. Les grandes affaires se jouent ailleurs. Parce qu'il sagit de tenir cet équilibre barbare qui vente, vend, promeut, pour tous, au monde entier, le règne béni des dieux (éclair-parole-de-dieux les satellites à propagande marchande ! oracle-comme-à-viscères-ouvertes l'araignée et sa toile ! ) mais qui ne peut accepter dans son Olympe que ceux qui ont cartes bancaires et comptes à débiter. Malheur à ceux qui se voudraient parmi les dieux et qui ne sont que viande humaine. Désert, pour eux. Relégation. Mise au banc. Qu'on le sache : il y a autour de l'Olympe tout un réseau de frontières électrifiées. Et ceux qui tentent malgré tout : A leurs risques et périls ! A leur mort ! Pleurons ! Et rendons plus efficace l'électrification de nos murs. Que l'on comprenne bien ! L'appel d'air est trop fort pour ceux qui ont, comme seul tort, de croire aux vertus de ce qu'on leur promet. La machine marchande concocte son propre venin. Comme toujours. Comme à chaque fois. C'est une lutte de vagues à fissurer les digues les plus solides. Assaut ! Assaut ! Il en viendra encore. Les damnés de leur propre terre sont de retour dans l'histoire du monde. A moins qu'on se décide à faire part commune. On n'en prend pas le chemin - combien en trouvera-t-on bientôt, dans les soutes sans espoir, de ceux qu'auront mis à la faim et à l'exil (pour ne prendre qu'un exemple) une simple directive européenne autorisant de faire du chocolat sans cacao et condamnant à plus rien ceux à qui, même difficilement, la culture du cacao donne part en ce monde ? |