Bernard Hoepffner / Le lecteur épuisé | |
Bernard Hoepffner vit à Lyon. e-mail. Ce texte a été écrit le 15 mai 1996. |
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étendu sur son lit, lit: "Mais la terre trop molle ralentit son pas, et si la... si le fuyard sait très bien d'où il vient, il ne sait qu'obscurément où il va. Le hasard le conduit dans une direction qui varie quelque peu (mais si peu - croit-il) selon la succession des lignes imprimées, mais sans aller jusqu'à repartir en arrière; aurait-il voulu rebrousser chemin que cela lui serait interdit, seule une direction lui est ouverte: "Par ici! Par ici!" Il lit, mais il rêve aussi qu'il lit, ses yeux sont-ils ouverts ou fermés? Peu importe car ils suivent les mots, des mots, inscrits sur la page, les pages qui défilent, se ressemblent, se mélangent, ils cherchent une voie à suivre, s'appesantissent sur le signe, les mots, la phrase, le paragraphe, se frayent un chemin dans la masse grise bordée de blanc des pages: "Maintenant il croit savoir où aller: droit à l'est. Le colosse aux quatre pattes d'acier voit sous lui les traces de son passage, il dessine des pattes de mouche qui n'ont pas d'autre raison d'être que celle d'indiquer la direction qu'il a prise. Il n'est que le sphygmographe, la projection du vol, très haut au-dessus de lui d'un spizaète, l'empreinte d'un oiseau sur une masse de terre encore humide, qui n'a pas encore eu le temps de durcir. Ces pattes de mouche, "reflet renversé, parsemé de taches de soleil", ces pattes d'oiseau, il les efface derrière lui avec le plus grand soin, tel un Indien sur le sentier de la guerre, un Indien qui ne veut pas être suivi. En fait, ses yeux, fermés ou ouverts, tentent de se souvenir s'il a jamais pu être, non pas un poursuivant, non pas un aigle, un chasseur, s'il n'est pas (ou s'il ne suit pas) plutôt la ligne tendue et lourde qu'aurait pu tendre une huppe entre deux points géométriquement définis: un point de départ qui serait défini par le marque-page, c'est-à-dire par l'ouverture du livre à une page préalablement balisée, coude profondément enfoncé dans la chaleur de l'oreiller, poignet s'apprêtant à la douleur que provoquera nécessairement l'instant où il devra cesser de porter la tête dans laquelle deux yeux se sont mis à lire, un seul oeil bientôt (le droit) car la peau de la joue tirée vers le haut par la paume ferme l'oeil gauche, et sans doute aussi, bientôt, les deux yeux se fermeront de fatigue. Une fois les yeux fermés, le livre posé devant le lecteur est-il ouvert ou fermé? Comment s'assurer, dans un train, la porte des toilettes une fois refermée, que la lumière s'est bien éteinte? Ce qu'il avait devant lui, ces pattes de mouche si joliment dessinées, ces arabesques, finirait par ressembler à "un bécasseau qui courait comme un fou de-ci de-là. Devant ses yeux fatigués, il ressemblait à un signe de ponctuation sur fond de 'vagues rondes, roulantes'. Ses pattes laissaient de légères empreintes. Son plumage était moucheté; et, particulièrement sur l'étroit ourlet des ailes, apparaissaient des marques qui auraient pu être des lettres, si seulement il avait pu approcher assez près pour les lire. Et c'est cela sans doute le point d'arrivée: s'approcher assez près pour lire; mais à peine arrivé, il faut repartir, poursuivre sa course (il ne faut jamais s'arrêter), comme quelqu'un qui court sur une plage de gros galets polis que la marée haute a abandonnés en équilibre instable: à peine le pied s'est-il posé qu'il lui faut quitter l'appui nécessairement temporaire et prêt à basculer; l'oeil déjà un peu plus loin cherche le point d'appui suivant sur lequel l'autre pied pourra rebondir. "Epopopoï popoï, popopopoï popoï, io io ito ito!" Donc sa lecture ressemble au vol pesant de la huppe, cet éclat de noir et de blanc tendu entre deux (trois) points fixes qui pourraient être définis de la sorte: Deux yeux ouverts - Un oeil ouvert et un oeil fermé - Deux yeux fermés. C'est-à-dire les mots tels qu'ils ont été inscrits, d'un beau noir profond sur du papier blanc; ou bien les mots un peu grisâtres, se dédoublant par endroits, en bout de ligne; ou bien encore les mots sans appui physique, pour ainsi dire en marge, quittant la page. Il est même possible alors de dire que le livre regarde le lecteur en train de s'endormir, car ce dernier ne sait plus de quel côté de sa pupille il se trouve. Il existe toutefois une autre possibilité encore, les deux yeux sont fermés et un oeil (l'oeil droit, car la peau tendue de la joue gauche ne permet pas au gauche de s'ouvrir) s'ouvre et parcourt quelques lignes: "Droit devant vous. Quatrième étage, dernière corniche à gauche. Cinquante centimètres au-dessous de la fenêtre, sous les taches de chaux. Vous voyez?" Il voit ce qu'on lui donne à voir, des mots qui s'alignent sur la page et que son strabisme, qu'accentue ou provoque la fatigue, gauchit, déforme, allonge, "On tire la maison par les cheminées: de quatre à trente étages. On rétrécit les rues, on tisse dans l'air la toile d'araignée des fils électriques qui servira de structure, un damier devant lequel s'établit le vol lourd, la magnifique courbe asymptotique d'un vol qui pourrait certainement ressembler à une écriture et qui n'a rien à voir avec une improvisation. Ce n'est pas une improvisation que de réécrire mot pour mot, signe après signe le texte que le lecteur est en train de parcourir d'un oeil que la fatigue a rendu humide et dans la loupe duquel certains caractères prennent des significations fantaisistes qui donnent une autre direction à la phrase qui court par elle-même, toute seule, en dépit du lecteur qui tente de la suivre, de la saisir, de l'attraper, car il ne veut pas qu'elle lui échappe, il lit, il lit Krzyzanowski, il lit Le Marque-page, il lit 'Le Marque-page'; il n'est pas tenté par la rêvasserie que peuvent provoquer les mots sur la page, il n'a aucune envie d'interrompre sa lecture de la nouvelle de Krzyzanowski qu'il s'est promis de terminer ce soir-là, 'la lecture est un travail: il y a un muscle qui la courbe', il tente donc, entre deux moments pendant lesquels - il doit l'admettre - il s'est laissé aller à s'endormir un peu, pendant lesquels il a dû nécessairement lâcher le fil de ces lignes, les laisser se détendre, se dérouler pour ainsi dire dans le vide, trajet en porte-à-faux qui n'était toutefois que la réplique exacte - de cela il est totalement certain - de la courbe qu'il aurait décrite s'il avait poursuivi sa lecture avec deux yeux grands ouverts... il tente donc de suivre pas à pas le texte du livre qu'il a sous les yeux. Il ferme les yeux. "On pourrait placer ici les rêves du chat perché au bord du trentième étage, à deux pouces de la mort. Mais poursuivons. La fraîcheur du soir, la faim aussi peut-être, lui dessillent les paupières... la froideur de minuit se faufile sous sa fourrure ébouriffée, lui tire la peau et l'empêche de dormir." Ce qui montre bien qu'il lit, qu'il ne dort pas, comment pourrait-il s'endormir, posé ainsi comme un signe de ponctuation un peu biscornu sur la façade blanche et quadrillée de l'immeuble où il se tapit, tremblant, à la fois signifiant et signifié pour un unique lecteur qui cligne des yeux à intervalles plus ou moins réguliers et qui parfois ne les rouvre pas pendant de longues minutes qui ne sont pour lui qu'une fraction infinitésimale de temps, temps pendant lequel il a pris le thème du conteur, assis sur son banc, l'a dérouté, l'a déroulé, dévidé (lourde courbe du vol noir et blanc au moment où il se rapproche le plus de la terre avant de remonter pour revenir se poser un instant sur une autre phrase écrite, oui, écrite), il a été écrit les yeux ouverts et il est lu les yeux ouverts: "De nouveau les carrés jaunes des fenêtres. Derrière chacune d'elles, de longues suites de mots, des marque-page qui attendent patiemment un regard familier... Le chat, seul, colle son oreille contre la pierre et entend la vibration sourde des fils électriques tendus entre l'asphalte et lui... entend la vibration sourde des fils électriques tendus entre l'asphalte et lui... vibration sourde... tendus entre l'asphalte et lui... Au fond, aurait pu dire le conteur (mais dans ce demi-sommeil, ne l'a-t-il pas fait?), les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funambules sur les lignes, s'ils étaient des êtres vivants, s'ils étaient des êtres vivants - ce chat par exemple que vous pouvez à peine discerner là-bas, tout en haut, sur l'étroite saillie de pierre - redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume qui leur donne vie et qui peut tout aussi bien s'assécher, l'encre s'étant peu à peu détachée du métal gras sur lequel elle ne laisse pas la moindre souillure, le chat, ainsi, meurt, tombe, est écrasé, mais il continue aussi à vivre - il aurait pu à un moment ou à un autre reprendre ou retrouver son indépendance, le thème aurait pu rebrousser chemin et, comme l'élastique d'une fronde, se ramasser de nouveau en une masse compacte non étirée, non développée, vivante, le noyau, l'ébauche du thème, son germe, le chat, un chat. J'ai entendu parler il y a peu de temps (et je vis aussitôt le visage attentif de l'attrapeur de thèmes se tourner vers ses souvenirs, avec tendresse, en plissant les yeux) de l'écrivain anglais Wyndham Lewis. Celui-ci, à la fin de sa vie, avait progressivement perdu l'usage de la vue; il terminait alors un de ses plus beaux romans, Self-Condemned, et sa femme lui avait confectionné un cadre en bois sur lequel elle avait tendu des fils métalliques; il le posait sur sa feuille de papier lorsqu'elle n'était pas là pour écrire sous sa dictée, et en suivant les fils, il pouvait dérouler sa pensée, déployer ses mots. Mais son stylo se vidait et sur certaines pages du manuscrit on peut voir, paraît-il, l'écriture mal formée devenir de plus en plus ténue, de plus en plus pâle et finir par disparaître complètement, et ainsi il y a des pages blanches, à peine égratignées par endroits par la pression de la plume (pour voir ces traces il faut incliner le papier pour que la lumière le frappe de biais). Le récit continue à exister quelque part, il est parti de biais, en douce, sans que personne ne le sache, sans que personne ne puisse le déchiffrer; un thème qui n'a pas pu être développé, qui est ainsi resté libre et que je pourrais saisir, ces quelques égratignures pourraient suffire à remplir une bonne feuille d'imprimerie, assez pour une nouvelle." Le corps du lecteur est étendu sur le lit, son coude gauche enfoncé dans l'oreiller, la tête posée sur la main, ses yeux sont fermés, bien que les paupières tremblotent légèrement en suivant le rythme régulier d'un oeil qui lit. Pourtant, en observant longuement et attentivement le corps du dormeur, on s'aperçoit que la main droite continue à tourner les pages, que la tête penche d'un côté pour se placer face à la page de gauche et s'incline progressivement, comme si les yeux suivaient les lignes, puis de l'autre côté pour continuer sur la page suivante. Les doigts de la main droite tournent alors la page, il est tellement facile de cacher les mots entre deux paumes tendres et dociles; alors l'homme dit: 'Là, juste de l'autre côté de la porte, il y a une pièce vide; derrière elle une autre pièce vide et sombre; et si on allait plus loin, tout est sombre et vide; et encore plus loin, rien d'autre; et tu pourras avancer comme cela à l'infini, sans jamais...' Le lecteur couché avait-il parlé? Ses lèvres bougeaient, elles aussi; tout, dans l'apparence de ce corps étendu à peine éclairé par une lampe de chevet dont le rayonnement frappait de plein fouet le livre, le visage, les mains et un coin d'oreiller, le reste étant plongé dans l'ombre, indiquait un homme profondément plongé dans la lecture, et pourtant ses yeux sont fermés. 'Les pensées continuaient à marcher en moi. Ce n'est que vers minuit que le signet noir du sommeil vint se poser entre un jour et l'autre.' Comment saura-t-il le lendemain si le marque-page qui est glissé entre les pages 58 et 59 a été déplacé dans son sommeil ou s'il était déjà là au moment ou ses yeux se sont fermés, au moment où son poignet engourdi et marqué des élastiques rouges de l'engourdissement s'est dressé pour éteindre la lampe? Mais peut-être le lecteur était-il déjà trop profondément endormi pour éteindre. |