Hélène Virollaud / Expliquer le silence

Hélène Virollaud est étudiante en mathématiques à Bordeaux 1.

message pour l'auteur

Juste essayer de dire le bonheur. Juste le regarder quand je lui dis que mon ventre c'est un enfant. J'ai vu la joie, le bonheur, j'ai vu tout ça. Un mois qu'il grandit. Le bonheur. Je voulais ça et c'est là dans mon ventre que tout se passe. J'ai regardé ce visage de déjà père qui ne l'était pas encore. La première chose qui t'est venue, c'était de le crier sur les toits, de hurler qu'enfin tu allais être père. Prévenir ta famille vite leur dire que toi aussi tu allais avoir la tienne. Dix ans qu'ils te tournent autour pour que toi aussi tu leur fasses un petit. La concrétisation, leur bonheur. Silence.

Elle va bien changer la vie. C'est fini de me laisser toute seule le soir et aller courir à droite à gauche quand tu as fini ta journée. Maintenant il faudra rentrer pour t'occuper de moi. Que je ne sois plus là à tourner en rond, à pas savoir avec qui tu es, à pas savoir si tu vas rentrer dans la nuit ou si tu vas pas rentrer, terminé. Je t'aurai enfin pour moi et pour moi seule. Mon bonheur. J'ai réussi. Mon bonheur.

Au milieu de la conversation je t'ai dit je suis enceinte, ton visage qui devient tout blanc, c'est ça que j'ai vu. Rien à ajouter. Juste tu t'es mise à pleurer. Te regarder avec un semblant d'incompréhension mais je sais très bien ce que tu penses, je t'entends, tu sais que je t'entends. Tu ne diras qu'une phrase, tu diras " tu es sûre ", et faire du café pour te redonner des forces. J'ai bien vu ce qu'ils disaient tes yeux. Alors tu vas partir. Avaler le café en silence sans un regard juste regarder mon ventre et tes mains qui tremblent. Il faut partir. J'ai bien compris qu'il faut disparaître et surtout ici faire silence.

A l'envers, à l'endroit, tourner, se retourner et attendre surtout la bonne parole, que le mot juste vienne soulager l'idée qui est là toute présente. Aller faire un tour en voiture pour réfléchir. L'idée qu'il fallait. Tout va vite, très vite, c'est mieux. Elle était là la solution, aller faire un tour en voiture. Se laisser guider par les phares des voitures pour ne pas avoir à se fixer sur autre chose que la petite voix interne qui crie très fort des mots obscènes sur ce que je suis. Essayer de la faire se taire alors que je suis là pour qu'elle se manifeste, pour qu'elle m'aide à trouver les bonnes choses à accomplir, les bonnes phrases qu'il faudra dire. J'en ai assez entendu pour ce soir je te demanderai de m'offrir un peu de silence.

Un lit blanc, la bouche sèche, pas un regard sur cette chambre. La quitter avec un mal de tête insupportable mais tout de suite sortir. Dehors c'est le grand matin d'hiver. Presque onze heures, respirer fort l'odeur du froid qui saisit les poumons, qui fait couler le nez et aussi les yeux. Un étrange sentiment de plénitude, de soulagement. Pas de culpabilité, pas de douleur sensible, juste les oreilles bouchées qui rend l'univers ouateux comme de la douceur. Finalement courir la voir à elle pour essayer de lui expliquer, ne pas se contenter de ses murmures, devant la sonnette, bien sentir que ce n'est plus la peine, que les mots se sont perdus sur le chemin et que de la longue conversation il ne restera rien, rien qu'un trop long silence.

Dans le grand salon tout est vide, juste le chat posé comme évidence sur le fauteuil, presque objet témoin de la vie absente qui règne à l'intérieur. Dans la cuisine aucune inspiration pour faire un semblant de repas. Se suggérer d'attendre huit et demie pour savoir combien de convives autour de la table. Neuf heures moins le quart le verdict est tombé. Je serai seule devant mon assiette de pâtes au gruyère râpé. Son bonheur est éphémère. Je me suis un peu emportée sur ce qui allait venir. Dix heures sonnent, les excuses mille fois répétées que je n'entends même plus. L'apparition de la Vierge plus vraisemblable que toutes ces histoires que tu réussis à inventer. Mais là ce soir tu me fais tourner la tête, tes phrases, j'ai l'impression qu'elles se sont cognées dans tous les murs avant de m'arriver, j'ai l'impression qu'elles ont pris toutes les résonances qu'elles ont pu trouver. C'est de la torture de t'écouter. Au milieu des excuses se lever avec les mains sur les oreilles, geste salutaire, marcher droit juste au lit et se coucher et dormir vite. Juste dormir vite pour ne plus t'entendre.

Ce matin devant la glace, un quart de tour, profil droit, gonfler le ventre. D'abord un peu, et puis un peu plus qu'un peu. Juste ce qu'il faut, et puis un peu plus que ce qu'il faut. Toucher comme c'est bien dur mais pas trop, et surtout c'est fragile. Regarder encore le profil dans la glace, et le profil après avoir enfilé le tee-shirt et le pantalon élastique, c'est beau. Quand c'est gros, c'est toujours aussi beau, miroir, tu le sais toi.

Que dire. Pour leur dire. Silence.

J'ai mal je dis. Plutôt je souffre mais pas de douleur. Pas de maladie mentale. Repas de famille chez les beaux-parents. Des nouvelles de vous, de vous pas parce qu'ils me vouvoient, des nouvelles de vous pas des nouvelles de moi. Alors rien de grave si ce n'est que toi qui soufres que toi et qui n'a pas mal. Vous ce n'est pas moi, vous c'est mon ventre. Je souffre vraiment mais pas de douleur. Juste leurs mots qui résonnent très loin. Comment expliquer. Les mots semblent m'envelopper avant que je les perçoive. Incompréhensible bien sûr. Et je vous entends même un peu trop bien. J'aurais mieux fait de me taire, une fois de plus, silence.

Dans le bus, atmosphère infernale. Au premier arrêt, descendre, comme impossible de rester une seconde de plus dans la boîte, la moiteur, les entendre se marcher dessus verbalement, pas un mot qui sort alors descendre dans l'urgence et respirer enfin comme une libération. Je l'ai perdu. Je l'ai perdu. Une fois, deux fois, ça sonne faux, trop sec, et triste en plus. Toucher ce ventre qui ne part plus. Silence encore.

Pièce immense, blanche froide, le salon. Assise en attendant qu'il rentre toujours trop tard, mais là c'est bien, pas envie d'affronter sa présence, sa main sur mon ventre avant sa main sur ma joue, douce bien sûr, mais sur le ventre avant sur la joue. Aller au miroir encore, ce ventre se moque de moi. Il est plus beau que moi. Il n'y en a que pour lui, je le nourris c'est vrai, mais j'existe, je le crie, non. Je ne crie pas, ça résonne beaucoup trop près des tympans, le bruit de la clé dans la serrure. Un sourire.

Retourner dans le bus pour voir, faire le test si c'était une fois ou si c'est tout le temps. Bien choisir l'horaire, seize heures trente-cinq pour la sortie des écoles, c'est ce qu'il faut pour être sûr. Censurer l'angoisse pour ne pas fausser le test. Respirer trois fois avant de monter. Même pas le temps de s'asseoir que ça sonne déjà trop fort, comme geste de survie se boucher les oreilles, brusque coup de frein, stop. Ouvrir les yeux " ça va madame, vous nous avez drôlement flanqué la trouille &endash;ça va, merci ". Test positif, plus de bus, il reste heureusement les jambes.

Ce soir j'expliquerai, préparer les phrases, mettre de l'ordre dans la multitude des choses à dire. Il n'y a qu'une seule chose à dire, une seule chose c'est le problème. Envie de se confier à quelqu'un, dire sans leur dire, un peu comme rien faire mais déjà c'est beaucoup. Envie d'en parler. Pourtant là, silence.

Fouiller dans le panier à linge et remplir un sac, sortir dans le froid toute chargée, juste quelques pas à faire pour la laverie automatique, il n'y personne ce n'est peut-être pas la bonne heure. Trop tôt, trop tard, avoir besoin de savoir. Juste au milieu du premier rinçage un garçon rentre dans la pièce. Un regard suffit pour savoir que ce sera lui qui subira ma confession, ma plainte. Juste dire bonjour pour commencer. Et puis esquisser une conversation sur ses études. Il fait la fac d'art du spectacle en théâtre, c'est bien ça. " Et vous qu'est-ce que vous faites ? " Ça sort naturellement : " En ce moment je mens, je fais ça à plein temps, je mens à ma famille, je mens à mon mari, et quand ils sont pas là, je me dis qu'il faut que j'arrête et plutôt que le faire je fais silence et je continue à mentir dans mes silences. " C'est sorti, au moins un bout. Je lui dis la douleur. Pas le mensonge qui fait mal, la douleur. " J'ai l'impression que ce que l'on me dit tourne autour de moi avant que je l'entende, et c'est très douloureux. C'est comme si je suis dans une bulle de verre et les phrases tournent avant de venir à moi, et elles arrivent en résonnant très loin. Justement, les gens je les ai à un mètre de moi et j'ai l'impression qu'ils me parlent à cinquante mètres avec un mégaphone. Tu vois-toi tu parles doucement, c'est bien, si tu parlais rien qu'un peu plus fort je ne pourrais pas rester. Ça fait trop mal tu comprends. J'ai la bonne image, j'ai un aquarium posé sur les épaules, le son il tourne autour et puis d'un coup il s'engouffre, une bulle de vitre entre moi et le reste. Tu comprends. " Il reste là un peu perplexe mais pas incrédule, pas inattentif, il écoute, lui. Je vais lui dire, tout lui dire, expliquer tout à l'endroit, que j'ai cru, que j'ai bien tout voulu croire de lui et même cet enfant qu'il m'a demandé cent fois avant qu'enfin je le porte. Que j'ai vraiment cru qu'il le voulait de moi cet enfant. Mais non, ce n'était pas ça en fait. Mais je le savais depuis le début que moi je n'étais que la face visible et très officielle de sa vie, que j'y ai cru pleinement que ça nous donnerait tout ce que nous n'avions pas comme stabilité. Mais lui tout ce qu'il voulait, c'était un enfant. Pas une femme, un enfant d'une femme. Et la femme, ça a bien failli être moi. Silence.

Devant la machine qui tremble très fort, c'est l'essorage, on peut voir une enfant avec les mains sur les oreilles et les yeux complètement exorbités et un autre qui la regarde gentiment en attendant que la crise se tasse. Le linge essoré, le calme revient. Je lui dis encore une chose, je l'ai perdue, elle ne me veut plus. Il dit rien du tout alors que je voudrais qu'il parle. Se lever, remplir son sac de linge propre. Merci.

Retourner devant cette sonnette avec la certitude de ne pas rester muette, d'ailleurs après le " oui ?", on peut entendre un " C'est moi " un peu essoufflé mais bien audible tout comme le bip de la porte qui accepte de s'ouvrir. Se glisser jusqu'au premier étage, jusqu'à ton appartement qui est chez moi, tu l'as toujours dit. Ton regard, il est comme surpris, tu m'avais dit de ne pas revenir, je suis là et tu savais que je viendrais, je le vois bien. Pas de question mais la bouilloire siffle déjà. Devant le thé, pas un mot n'est encore sorti. " Je sais. " Tu me toises et tu attends, tu attends avec toute ta patience qu'enfin je dise ce qui m'a fait venir. " J'ai réfléchi, je suis allée dans un hôpital, je l'ai fait partir, tu vois, je t'ai écoutée, j'ai compris. J'avais compris avant. Là je suis sûre mais je ne lui ai pas dit pour l'hôpital, juste pour les douleurs, tu sais j'ai comme un aquarium sur les épaules. " Rires. Les yeux qui se lèvent sur moi avec le bonheur qui n'est pas celui d'être père mais celui d'être sur. Le bonheur après la peur. Un soupir suit. Encore un regard, encore des rires. Et puis du silence. Que faire quand on a avoué. C'est fini, je me dis, c'est enfin terminé. Et j'ai peur. Très peur. Il va hurler, je le sais, il va m'insulter comme si je l'avais trompé et c'est lui, c'est lui qui m'a trompée, et beaucoup de fois, et là-dessus, moi, j'ai toujours gardé le silence comme pour garder ma dignité. Il ne reste qu'une chose à faire. Silence encore.

Elle s'est levée, et je vois bien comme elle est décidée, je le vois dans ses yeux, l'heure du thé, c'est pas son heure à lui pour rentrer. Pas besoin d'en dire plus, je sais. Lève-toi et marche. Elle a déjà les clés à la main. Dans la voiture elle me regarde, je sais je pleure mais comprend, laisse-moi un peu de temps pour me calmer, mais du temps on en a pas. Dans l'appartement tout va très vite, elle vide les placards de mes vêtements, elle prends mes trois casseroles et mes deux tableaux, quelques livres. Je suis assise devant la table avec un papier et un crayon, qu'est-ce que je vais écrire. Mon ventre, il est vide, je l'ai fait enlever, et moi je pars. Je ne te prends pas ton enfant, je ne te prends rien, juste je pars et je ne reviens pas. A côté, poser mon jeu de clés, ça suffira. Pleurer encore un peu. Une minute de plus ici et c'est l'asphyxie. Descendre les marches quatre à quatre et claquer la porte presque assez fort pour la briser, et dans mon crâne un grand bruit de verre qui cède, juste le temps de fermer les yeux pour ne pas me couper, et à mes pieds quand je regarde, rien. Monter dans cette voiture pour partir loin, ou pas loin, juste partir en fait et de ce vacarme, ne garder que le silence, mon silence.

Que leur dire. Ne pas leur dire. Juste redevenir un silence.