La publication du livre de Paul Ricoeur, La
mémoire, l'histoire, l'oubli fait événement
dans cette rentrée. Ce grand connaisseur de la phénoménologie
allemande autant que de la philosophie politique anglo-saxonne est
un formidable lecteur qui s'est affirmé au fil des années
comme le porte-parole d'un humanisme renaissant et rénové.
Le livre fut précédé, le 13 juin 2000, par
un discours prononcé dans le grand amphithéâtre
de la Sorbonne à l'occasion de la conférence Marc
Bloch organisée par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales. Le texte complet en fut publié par Les Annales.
Ricoeur montre d'abord que la mémoire précède
l'histoire, qu'elle est plurielle, tout un chacun ayant droit de
se souvenir. Les difficultés commencent avec "la mémoire
empêchée" par le refoulement, "la mémoire
manipulée" par le biais de récits narcissiques
et de silences coupables et "la mémoire obligée"
au nom du devoir de transmission. "Le devoir de mémoire,
écrit-il, est aujourd'hui volontiers convoqué dans
le dessein de court-circuiter le travail critique de l'histoire
au risque de fermer telle mémoire de telle communauté
historique sur son malheur singulier, de la figer dans l'humeur
de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice
et de l'équité. C'est pourquoi, conclut-il, je propose
de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire."
Ce qui est interrogé ici c'est l'effet d'imposition que provoquerait
"le malheur singulier d'une communauté historique"
et l'impératif mnémonique auquel nous contraindrait
une victimisation figée. Plus loin, il évoque encore
cette intimidation qui menacerait le jugement historique : "il
ne faudrait pas toutefois qu'une nouvelle intimidation venue de
l'immensité de l'événement et de son cortège
de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l'opération
historiographique. C'est au juge qu'il revient de condamner et de
punir et au citoyen de militer contre l'oubli et aussi pour l'équité
de la mémoire. A l'historien reste la tâche de comprendre
sans inculper ni disculper."
Si nous comprenons bien, l'historien devrait garder une neutralité
que le juge ou le citoyen n'a pas vocation à entretenir.
C'est installer l'historien dans une position d'arbitre que justifierait
sa seule compétence scientifique (?). C'est oublier que l'historien
est aussi citoyen et qu'on voit mal comment il partage son activité
professionnelle et son point de vue subjectif. Il n'est pas seul
en face de son objet, mais solidaire de telle ou telle équipe
de recherche où des conflits entre pairs et des problèmes
de carrière ont une place qu'il est illégitime de
taire. Sans doute l'historien ne doit-il pas s'identifier au juge,
et ne doit-il "ni inculper ni disculper". Pourtant, face
au négationnisme ou à la banalisation de la Shoah,
l'historien n'a-t-il pas le devoir de prendre parti ? Contrairement
à ce que laisse entendre Paul Ricoeur, la Shoah ne sera jamais
un sujet historique comme les autres et le rapport entre mémoire,
jugement et histoire ne sera jamais le même que dans n'importe
lequel autre contexte. En convoquant la mémoire d'un groupe
comme un élément de pression qu'il faudrait récuser,
il nous inquiète et témoigne d'une évolution
des mentalités qui s'apparente à un retournement de
conjoncture.
Dans une interview donnée au Nouvel Observateur le 11 septembre
dernier, Paul Ricoeur, à qui l'on demande ce qu'il veut dire
en affirmant que l'idée de devoir de mémoire s'accompagne
nécessairement d'une pointe de manipulation et constitue
même "un piège" dans lequel il importe de
ne pas tomber, répond que c'est l'un des points de son livre
sur lequel la conférence de juin a simplifié à
outrance les enjeux. Il ajoute : "Je ne dis pas que le devoir
de mémoire est en soi un abus. Je dis qu'il y a effectivement
un devoir de mémoire, car la dette à l'égard
du passé oblige, mais qu'il est l'occasion d'abus. La position
de victime tend en effet à refermer une communauté
historique sur son malheur singulier, à la déraciner
du sens de la justice." En fait, Ricoeur confirme le propos.
Une communauté qui fut victime d'exactions court-circuiterait
le travail historique et risquerait d'abuser de sa mémoire.
C'est bien évidemment la mémoire de la Shoah que Paul
Ricoeur convoque pour stigmatiser les pathologies individuelles
ou collectives qui auraient pu lui faire prendre trop de place.
D'où vient ce trop ? Si Ricoeur veut critiquer les déclarations
passionnelles on peut l'entendre. S'il veut réduire à
rien l'acquis du travail de mémoire d'une communauté
qui s'attache à rendre compte d'un projet unique d'extermination
totale dont elle fut la victime, on ne peut pas le suivre.
Les juifs se considèrent à juste titre comme dépositaires
d'un passé qu'ils ont le devoir de maintenir vivant. En contestant
cette notion de devoir, Ricoeur risque de disqualifier les enseignements
produits par cette aspiration collective à faire survivre
les traces du passé. Ricoeur avait consacré, de 1983
à 1985, trois volumes de Temps et récit à une
première réflexion sur le récit historique
qu'il décrivait comme indispensable, à égale
distance du récit scientifique objectif à la Braudel
et d'une littérature moderne qui refuse fables et héros.
Il écrivait, page 306 du tome III : "Il existe peut-être
des crimes qu'on n'a pas le droit d'oublier, des victimes dont les
souffrances appellent moins à la vengeance qu'au fait d'être
racontées après. Rien que la volonté de ne
pas oublier peut avoir pour conséquence que ces crimes ne
se répètent plus jamais."
Aujourd'hui Ricoeur adopte une position différente. La narration
n'a plus la même importance. Ce qui importe plus que tout,
c'est la véracité des faits et pas ce qu'on en dit
ou ce qu'on en écrit. C'est à tel point que Ricoeur
pense que le débat doit avoir lieu sur le point de savoir
si les faits sont exacts... et la perspective de celui qui les interroge
est passée sous silence. (Cf. p. 443) Entre un négationniste
et un historien sérieux le partage devrait être objectif
sans qu'on ait à prendre en compte leurs objectifs politiques
et psychologiques respectifs.
Dans Temps et récit, Ricoeur soulignait que le consensus
devait se faire autour du caractère traditionnel du récit.
Mais aujourd'hui, dans ce nouveau livre, ce qui est recherché
c'est le "souvenir heureux" autour duquel s'organise comme
une sérénité consensuelle. "Une société
ne peut être indéfiniment en colère avec elle-même",
écrit-il page 651. La protestation et la plainte des victimes
de la Shoah devraient-elles prendre fin pour qu'un souvenir apaisant
en soit la seule trace ?
Il y a là une transformation de perspective qui nous préoccupe.
Elle fait suite aux prises de position de Tsvetan Todorov dans Les
Abus de la mémoire (Editions Arléa) et consonne avec
certaines des prises de position de Pierre André Taguieff
dans L'Effacement de l'avenir (Editions Galilée). Ricoeur,
comme Taguieff, semblent par exemple prendre leur distance avec
la critique que les meilleurs historiens et philosophes allemands
adressèrent dans les années 1980 à leur collègue
Ernst Nolte, auteur de la thèse controversée selon
laquelle le nazisme n'aurait été qu'une réaction
au bolchévisme.
Alain Finkielkraut semble lui aussi évoluer dans ce sens
lorsque, dans son dernier livre, Une voix qui vient de l'autre rive
(Editions Gallimard), il affirme que la mémoire n'a que des
amis aujourd'hui, mais que certains d'entre eux sont des amis inquiétants.
Ainsi se solidariserait-on trop facilement avec les juifs et une
religion universelle de la Shoah s'installerait-elle. Est-ce à
dire que la référence obligée à la Shoah
serait formelle et sortie de son contexte historique ? Si Auschwitz
est devenu une sorte d'étalon du phénomène
de criminalité collective, nombreux sont ceux qui refusent
encore à en entendre parler plus avant, se disant saturés
de mémoire et d'histoire. Mais Finkielkraut ne les aperçoit
pas et pour lui la mémoire n'a plus aujourd'hui d'ennemis
crédibles. Il reviendrait à quelque savant éclairé
de nous proposer le bon usage de la mémoire. Ricoeur serait-il
de ceux-là ?
Cette convergence qui ne justifie aucun amalgame nous paraît
inquiétante. Pour nous, la mémoire juive devrait garder
toute sa place dans les récits de la Shoah et continuer à
compter aux côtés d'autres travaux réputés
comme scientifiques.