I
Ça fait une paye maintenant.
Trois quatre ans, que je suis plus qu'une brise, un passager à
rythme de houle, une barcasse des horizons troubles. Je suis devenu,
je le voulais, une vraie balle de voyage, un caméléon
à civilisations, un gitan, un marin, un juif. Et ça m'tenait
aux pattes comme un eczéma...
Oh! ça a pas commencé avec les bouquins, les films. Non!
C'était ici sous le nombril, et ça a éclos, comme
les fleurs après qu'la terre ait pris le dégel. Et pi
là-bas plus loin j'allais courir vers un peu d'impression, un
peu d'refroidissement à la colère qui m'tenait les tuyaux
ici-bas.
Un an, deux ans, sept d'irascibilité! D'adolescence furieuse!
De férocité, de doute, de batailles! Et si jeune... La
gueule cabossée déjà. Le burin avait travaillé!
La vie avait fait ses strates... Alors forcément, mûri
comme ça, féroce, j'avais pris des idées... Islande
Alors
tout seul
un soir...
le cul sur une selle de vélo, au milieu de cent millions d'hectares...
au milieu des laves au milieu des bourinages du vent... j'me suis retrouvé
en Islande, vain dieu!!...
Je l'avais là la nature bien furieuse et bien vive! J'avais pourtant
pas mal de crapahute dans les pattes, mais là c'était
une voile qu'il aurait fallu pour marcher face au vent comme ça!
Un mur très peu élastique en fait ce vent! Ça me
faisait une belle tête, bien voyageuse, mais pour avancer c'était
du Cap Horn! Du très éreintant! Debout sur les pédales,
je reculais plutôt! Même les macareux rentraient la tête,
les arbres poussaient pas!
Première nuit alors... premier branle-bas! J'étais pas
très solide, j'avais pas encore l'habitude d'être sale,
d'être pouilleux, d'être en navigation... Et la tempête
fit mon éducation du couchant à l'aurore!
Elle est toujours comme ça là-haut : énorme méchante!
J'avais pas posé les fesses qu'elle m'attrapait, me soul'vait,
m'balançait! Elle m'engueulait, m'foutait des torgniolles! Voulait
m'noyer, me cogner! Elle m'appuyait dessus, me coinçait, m'tamponnait!...
Trempé, glissant comme une algue, mon couchage comme d'l'éponge,
ma guitoune du torchon! Me voilà au miyeu tout ça, mes
affaires sous le bras, avec la lande toute verte toute propre toute
mouillée toute sucée de nuages et de crème, de
brume de flotte de fumée et de glaise... et moi là, lessivé...
belle tête voyageuse, tu parles...
Illico refaire mon paquet et m'tailler vers Reykjavik... Il aurait fallu
qu'j'arrête la bouillance de mon ciboulot, que j'me mette bête
pour m'en sortir à l'instinct... Mais y s'était mis à
l'ébullition et la tempé du moral explosait le manomètre!
Une angoisse!... A croire qu'le bonheur c'était fuyance... Pour
contrer l'aventure, je m'étais mis dans du dur, une maisonnette
à l'abri. Tout le premier jour j'suis resté enfermé,
à me branler pour la rassurance... Contre le mur extérieur,
un tout petit geyser faisait pour ainsi dire la même chose : il
crachait à intervalles réguliers ses petits jets de soufre
et de vapeur. Ça sentait l'entraille. Une odeur de ventre dans
ma piaule. J'aurais voulu dormir parce que c'est de l'oubli. Mais j'étais
comme un bâton, tout droit, qu'a pas de sève, pas de vie,
et plus de sommeil.
Je restais vraiment très très humain : j'me remettais
pas. En quelques éclaircies seulement, je prenais un peu de la
beauté et de la fraîcheur alentour.
Sortir! Prendre la lande... avec les moutons qui sont là-bas
plus nombreux et presque aussi taciturnes que les gens. Et je rentrais
assez vite, poreux à cause du vent.
Mais j'étais seul, moi qui demandais à être solitaire,
et y'avait là une nuance, une faille de cataclysme. Solitaire
c'est de la tranquillité... mais seul, c'est du plus tout à
fait vivant. On passe à la géologie, à la stratification.
On devient pierre. On n'est pas plus regardé. Alors forcément,
oublié comme ça, on ne sent plus que l'espèce de
caillot là au centre, qui empêche tout le reste de circuler
librement vers la chair...
Y fallait qu'je file. Tenter de laisser cette ombre que j'avais dans
les pattes. Cette grasse suie et lourde qui me pesait.
Je m'achetai un billet de bus, un de bateau, et je m'embarquai pour
les îles Vestmann dans un patelin tout rien que secoué
par le vent. Les tôles des docks entre les maisons se tapaient
des délires de timbales ! Aucun équilibriste ne se serait
aventuré sur la jetée maigre et longue comme un fil tellement
elle prenait de coup dans les côtes ! Un monstre d'océan
la bourrait, l'avalait, la vomissait pleine de bave ! Notre embarcation
s'écrasait, cognait contre les bouées ! Ça lui
rentrait les tôles ! lui massait les cales pour ainsi dire ! Les
cheminées reprenaient pas leur souffle !... Je vous jure, il
fallait viser du pied pour prendre la passerelle. Les poser bien par
terre pour prendre appel sur ce tremplin !
Encore une fois locéan je l'avais voulu, eh ben il me loupait
pas !... Vu la gueule du port déjà, la pleine mer promettait.
J'étais rien que tout petit moi, un flotteur là-dessus,
ne cherchant plus le bonheur déjà, qui est au-d'ssus et
nous dépasse. Mais je fonçais quand même, avec l'espoir
qui est en nous comme la circulation. Même si s'enquille en soi
peu à peu ce coin qu'l'bonheur n'a pas d'endroit, qu'il est peut-être
pour tout ce qui n'a pas de cervelle. Alors ça n'est pas pour
nous. Jamais... Et c'est peut-être la seule fois qu'on a raison.
Y'a aussi là-dedans sans doute un plaisir bien plus tordu, bien
plus salement cochon passionnant, de savoir qu'on arrive jamais même
si on va loin. Une sorte de sale jouissance romantique comme si le cur
ne travaillait bien qu'avec le chagrin.
Mais moi j'en étais encore à courir. A chercher, à
sentir, où est-ce que j'touchais au monde.
Pourtant là sur le bateau, j'peux dire, je l'ai senti mon intérieur!
J'ai tout rendu sur cette balançoire liquide, et la bouffe et
la graisse qui font passer l'hiver et nous font tenir au confort...
Avec un israélien venu lui aussi se répandre à
l'autre bout du monde, rencontré bousculé aux toilettes,
on faisait une belle palette de blancs blancs cassés. Après
avoir inondé les cuvettes on s'est retrouvé bouches gargouilleuses
sur le pont pour se finir dans un trop-plein d'odeurs infinies. On est
devenu tout de suite bons copains... Lui il en avait déjà
assez vu appris goûté : plein d'expérience, il est
revenu sur la grande île en avion.
Moi je restais à Vestmann. Seul. Plusieurs jours. Seul. A me
balader sur l'faîte des falaises. Les plages noires de cendre
et la mer gorgée d'huitre-bleu.
Au retour, le soir, je reprenais difficilement de la voix. Quand on
est seul c'est toute la carafe qui retient tout. Alors faut savoir filtrer
à la façon des moules... se faire une économie
de l'évènement... une prudence... c'est tout dans l'intérêt.
L'île, elle est bouffée au cur par le volcan... un
gros tas de granules jaunes. Un cône, un terril de pollen. Et
des coulures de cendres noires, vertes et rouges si ferreuses. Il est
costaud, balaise, bronchiteux comme une loco! Il brûle du soufre
et laboure aux mâchefers! Il crache à la gargouille des
vapeurs qui grésillent aux muqueuses.
Dans ses pentes, de petites coquilles d'eau fraîche, dangereuses
comme des piranhas. Et au bout du chantier, des carcasses de maisons,
et la mer qui touille dans sa bassine d'ombre bleue...
Je grimpais la pente de charbons, les cailloux roulaient, je penchais
le buste pour que l'effort soit moteur. L'éboulis partait sous
mes pas, ripait. Je me grisais avec les vitesses propres, les rythmes
de progression. J'arrivais au sommet, je traversais la crête.
Je sortais du versant sous le vent, et prenais maintenant les bourrasques
en plein nez. Le vent iodé roulait en semi-basse continue, perpendiculaire
à la crête. Les crachoirs sous pression, piccolos tarés,
pipes de chaudière. Et puis le glouglou de peau d'timballe bouillie,
de la mousse, du soufre en fusion, piqué çà et
là.
C'est là, au rift, au point de travail, à la confrontation,
que tout se fait. C'est la genèse de la matière que cette
genèse des forces en leurs pires profondeurs rencontrées.
C'est pour nous sans doute pareil. Au foie que ça démarre.
Au tréfonds. L'homme son rift ce doit être la foule, où
il monte et redescend, se fond et s'extrait. L'homme son rift ce doit
être quand il se tait. Seul. Et sent.
Je suis reparti.
Ça ne braillait plus en moi.
II / Lyon
APRÈS n'ai pu que reprendre...
la même matière, l'évident et mouvant... attendre
que ça m'sorte... des flots des flots "d'exprime",
qui est mon instinct. Instinct de façonner. Suivre l'instinct,
d'instinct homme, m'y adonnait à l'excès. Recréer
des flots des flots des flots... du très lisible, évidences
profondes...
Je commençais à écrire comme sans moi, détaché...
Je me faisais des voix.
Je parlais ensemble contre moi tout seul. Tout contre, avec contre moi
pas changeable, j'avais ma science de gueule !... Qu'est mon géodésique...
Que c'est, que c'est être. Confondu avec ma bouche, et pis ma
peau, et pis mon liquide qui fait une génération... Ma
bouche, que j'y pousse à s'traîner sur l'papier. Qui a
l'oral peu acceptable... Que j'laisserais tout tomber sinon. Tout, plus
rien ! Toute la douce psychologie et sa fournaise, le verbe et ses apoplexies.
Tout. Une bonne fois !
Contre moi contre mes trous contre nos trous, genèse constante
et palpation des tessitures. Contre mes trous, contre nos trous... c'qui
fait qu'on nest pas plus francs, plus clairs ! Qu'on nous ait
pas fait plus cons. Plus simples.
Je travaillais pour voir les choses du fond quand elles n'étaient
pas dehors criantes. Bossais pour dire la vie comme je la savais. Dedans
je prenais, les mains dedans, les mains pleines. Et noircissais recolorisais.
Portais à température, remontais à la source. Tâtais
le grain... Aux rivages de l'indicible, au point d'échec, l'isolement
mais une grâce du tonnerre...
Mais souvent bien difficile avec nos pareils de trouver le tout
à fait clair langage parlé commun vivant. Les mots c'est
pour nous très appris, comme le vélo ça tient à
peine debout... Rien de plus faux, de plus casse-gueule, de plus porté
à la traîtrise.
Et on s'explique pas comment, par enfoncement, on trouve son patois.
Finalement.
Alors mes voix je les faisais chercher fouiller, tout en bas, où
devait être notre centre de gravité, notre nud. En
bas au fond au noyau... où c'est brute où c'est grossier.
Que trois quatre notes pures et simples... nichées à la
sève de ma personnalité et extraites.
Mais je devrais me taire et ne que jouer sous l'harmonie intime. Le
son de voix. Mélodique et solfège de gueule...
J'voulais bien, oui, l'homme clair limpide s'débattant pour dire
mieux plus longtemps que tout autre... J'imaginais, j'espérais,
un peu d'silence... qu'on s'tairait pour éviter d'être
incomplets, dans nos descriptions, tentatives, un peu de paix. On veut
toujours expliciter... Mais Basta ! la dolce vita qu'on garde en soi...
la tension, l'élan... qu'est notre flammèche, notre tenon
pour vivre !
Nous ! Détachés, si on pouvait... détachés,
en deçà seul ! presque distraits... ou écoutant,
écrivant comme enfants : avec les plus mots expressifs et cris.
Soit. Mais cri directe ligne sorti. Montant vers le haut. Le ventre,
le tuyau. Sorte de racine, tuyau à souffle. Tuyau d'orgue à
être. Qui monte, sorte, serve à dire... Monte vers le haut,
se lie, produit. Deux trois notes qui soient ça ! Nous !
Maintenant pour descendre au tréfonds on peut que... Que lourd
pesant lisible. Touchant au cur... Où tout pressentit.
Pénétrant. Flot. Flux. Surtout ça. Important. Creuser
encore, diviser encore... En d'ssous d'l'individu, la division... nos
manies, nos façons... la balançoire entre les choses réelles
et nos idées triturantes... Les radicelles influentes, nos fondements,
nos manières... Qui poussent... La force qui pousse. La force
qu'est pousser. Qui pousse, coule, s'épanche... nappe brune,
tâches brunes, grises. Traînées noires. Eclabousse
jaune. Deux gouttes rouges. Pollock.
Porté à dire. Ecrire. Dire. Ce qu'on sait de la vie, la
faire tourner au lisible...
Camper dans ce flux, fluant glissoir de cet instinct...
III / Les routes
Marseille - Calanques
JE PARS... terre de pierre et de sécheresse... de falaise, de
garrigue, d'à-pics maritimes...
Le vacarme s'élance, s'enfle, cris, grince, le bruit des fers
s'en va sur la plaine...
Un pont, le Rhône, puis tout à l'heure le fil sale de la
Saône...
La vibration, le grésillement, la fièvre du départ,
des trains.
Le fardeau, la colère, le sac léger essentiel,
les grosses chausses, les habits de grosse toile,
le pas souple et léger...
Marseille... le port cafouilleux et calme... les places, les terrasses
au-dessus du port, pleines de lumière, d'odeurs... les arômes
dangereux. Le sud, l'arabe et la mer... la ville maure, épicée,
grouillante...
J'échouais à l'hôtel de Reims, établissement
branlant à dix sous la nuit dans le quartier arabe... Je payais
et l'on me faisait descendre au fond d'un puit de cour close où
se trouvaient des rangées de chambrettes en petits caïbotis
comme des cabines de bain au sol de béton rouge, une chambre
jaunie, de tôle et de fibrociment, de la taille d'un lit. Un couloir
au milieu en plein air sans le toit, une rigole ocre pisseuse pour la
pluie. La chaise, la table, le lit défoncés. Une mosquée
là-dedans au deuxième sous-sol, un réfectoire plus
bas où ça sent la cuisine... des ouvriers du maghreb,
des célibataires échoués, des pauvres, des gagnes-croûte
immigrés... et quelques types louches, des voyous, des maquereaux...
Ça gueule toute la nuit. J'suis pas très rassuré,
mais peu à peu je m'accoutume, ça passe, et je m'endors
finalement...
Au petit matin, je descendais au marché. La puanteurs des fruits
et légumes pissant jus et transpiration. Je m'installe au café
des maraîchers. Ça pue l'légume pourri, la salade
faite, le navet blet, la moule, l'escargot, la tomate mûre...
et par-dessus ce cageot d'odeurs comme une odeur de pain, chaude, croustillante,
traînant sur la p'tite place dans la fraîcheur piquante
de l'aube... Je prends un petit café maure à la terrasse
dans un petit verre fin émaillé et je regarde... le bordel
des rues, le bordel des camions, des ordures... la grouillance des arabes,
des blancs, des marins, des pauvres, des vieillards et des lépreux...
chacun faisant son p'tit marché à sa manière...
achetant, marchandant, récupérant, volant... Ça
grouille, ça parlotte, discute, palabre à plus soif, entretient
le brouhaha au milieu des cris, des hurlements des poireaux... la joie
de palabrer, d'entretenir la convers, le volume, d's'en barbouiller
plein les mots de cette langue de cigale!...
Quelques jeunes filles fraîches passent, jolies, levées
tôt...
Les langues toutes gymnastes, agiles, accentuées... elles font
un écho sec au mistral au soleil, ou bien c'est le paysage lui-même
qui peu à peu a pris cet accent.
Un éboueur jovial ratisse, ses copains l'appellent parpaillot
" papillon " en langue d'oc , rapport à
ses grandes oreilles... Deux clodos glanent du pain. On dirait Laurel
et Hardy. Un Laurel maigre hagard, piquet ahuri, et l'autre, Hardy malicieux,
manchot bedonnant, se tapant des crevettes à pleines dents qui
grincent et dégoulinent entre ses mâchoires sur son ventre.
Laurel l'ébahi aide Hardy le manchot, et Hardy la mancha semble
penser pour l'ébahi. Merveilleux petit couple qui m'attendrit,
cloches célestes, complémentaires, l'un parle et nourrit,
l'autre pense...
Je laissais mon petit café devant cet énorme panoramique
de nos petites vies, je quittai la ville musquée et m'enfonçai
dans les Calanques. J'arrivai à pied au bord de la mer.
Enfin, les grands calcaires, la roche des chaleurs... les odeurs et
la mer frappées de lumière... Les Calanques toute droites,
jetées, pénétrées par la mer... le rivage
ciselé, la pierre blanche, travaillée, taillée,
concrétionnée au diamant, au sel gemme, au ressac, baignant
dans l'émeraude transparente...
Premier bivouac dans la roche percée!... Ventée, mais
comme un rond de lune, le ciel étoilé dans le trou et
la mer violette au-dessous...
Et puis je marche, criques, calcaires, calanques perdues, inaccessibles
qu'à pied ou par la mer en bateau... Dans une toute petite, un
bar, une maison un peu mexicaine, et la pierre blanche, toute blanche,
cactus, poudre de calcaire, terre hallucinante de blancheur sous le
soleil, le cagnard...
Je grimpe au-dessus des eaux, au-dessus des rochers, des falaises, bivouac,
deuxième...
Un lit de genêts, froid dans la nuit, la roche claire sous la
lune. Le sac léger. Les pieds sales. Le repas maigre, l'eau rare.
La lune comme un ballon derrière les crêtes, en face, qui
vont mourir dans la mer, monte et glisse, ses feux blafards, laiteux,
dans les combes tracent des bavures laiteuses, des estompes d'ombre
qui les font ressortir. Je n'ai presque pas besoin de lumière
pour écrire, mon papier ressort dans la nuit... La mer est noire,
toute lisse, calme tout en bas.
Assis sur mon sac, j'écris à mes amis. Ici écrire
est une danse, une marche.
Je leur dis que je suis dans les Calanques. Qu'on est le dix-huit septembre.
Qu'il fait froid. Qu'il y a du vent. Et qu'une petite marée monte
au loin...
" Ici bien sûr c'est beau.
Vous savez que j'aime quand le soleil me brûle la tête.
Avec ce soleil, tu sais, je vais revenir aéré, peu loquace
sur le plan du discours, peu fourni en réflexions, mais bête
physique adaptable et souple. Je n'ai que la solution de m'activer toujours
sous ce soleil inca qui craque la peau, qui croûte et qui tabasse.
Mon manque de vous en prend alors une tournure moins intellectuelle,
ça devient comme un boyau qui me tord sous le nombril... "
Ici, sur ma colline traversée par la bise, je suis bien... subtilement
idiot, tout ouvert, tout recevant. Le calme enfin lourd de la bête...
Le soleil se couche, le monde s'en va, le soleil, les fureurs.
les falaises, les eaux
les couleurs viennent...
Et moi, seul, je reste, reste dans le froid
muet, muet sur ma crête...
Le lendemain la pluie arrive, ça commençait à maronner...
le tonnerre roulait... la foudre claquait, éclatait au loin,
trouant, flashant les nuages... alors je m'en vais, je pousse un peu
plus loin... je me dissous, je m'efface...
IV / Sous la lampe
JE REPRENDS RÉPÈTE
RESSASSE... jusqu'à l'inaudible incontinuable noir. Mais je me
sens passé déjà.
Je descends calme au fond, je ne pense plus. Je pénètre
doucement, doucement m'enfonce dans mon ombre seul. Je suis dans mes
veines calme enfin concentré.
J'ai des trous. Mon âge. A m'en souvenir.
J'ai la mémoire du trou.
Je me fais des voix.
Les choses... les choses que je vois... je les laisse... les laisse
dans leur matière... Les choses en soi se suffisent. Saisissant
leur évidence, je me sens en paix.
Alors je pelote... retrouve en moi, fluide... tout aussi fluide, ma
veine. Ma veine tiède écoulante, ma veine inachevable,
inachevable parce que la personnalité demeure vivace.
Mon fluant utilisé, mes deux trois notes seulement, jusqu'à
ne plus parler, peut-être...
Mon patois. Mon patois. Qu'aurait dit toute sa langue. S'il le fallait
encore, oui, se mettre un point inaccessible pour tenir...
Une exigence pour se tenir enraciné, uvrable... l'orgueil
d'être, l'orgueil de devoir uvrer pour être. L'imbécillité
de la liberté...
Où elle est la langue que je me cherchais, qui m'aurait enracinée,
qu'aurait dit toute ma musique ?
C'est sûr dans ma pièce froide je finirai... dans mon trou
d'froide campagne... trouver la paix la paix doucement... le calme enfin
lourd des participants... sur le carrelage froid de ma cuisine...
Dans cette campagne de neige l'hiver. Une cuisine froide, carreaux de
terre. Une maison vaste et brute. Dôme tendus des collines. Forêts
humides, boues gelées, chemins et pierres dans la glace.
Maison grande, les pièces nues, ma pièce fournie de tables
épaisses, jamais époussetées, peu à peu
comme dehors. Froide et calme.
Entassée de papiers, tout un monde, mille sentiers où
je me tourne.
Ma pièce : 4 mètres de large pour 7 de long et j'ai tout
là. Le mur blanc devant, le trou de la fenêtre et quelques
trucs accrochés, le rectangle de la porte et le mur de droite
plus petit. Et béant sur le trou, ma table.
C'est donc là que je pousse. Ma chaise usée, ma table
crasseuse, mais dans mon dégouttoir tout mon confort.
Si je reste assis je peux parfois trouver dans mes fonds des joliesses,
des paysages, des motifs. De gras mots vivants, très peu dressés,
résistants, galopant vite et montant bien à l'oreille.
Restant assis des heures je vois finalement les choses du fond, et je
les sors...
Mais je peux être debout, entre les quatre murs, éructant,
m'ennuyant, être très peu voyant. Mais si un visiteur entrait
il ne verrait rien de changeant car tout est si lent.
Peu à peu, non pas les habitudes, mais ma façon d'être
a instauré mes manières... Faire tomber un peu de cendre
à côté du cendrier... Mes archives à main
droite, des bouquins devant et à gauche... Sur mon bureau une
petite tête de terre, tête de mort, d'homme desséché,
c'est dans le visage, les veines, les orbites, le crâne saillant,
tout l'homme décalqué... Je reste souvent là à
fumer. Sans rien faire. Juste là. C'est suffisant. Ça
doit déjà être quelque chose, puisque si quelque
chose arrive je suis dérangé. Je note sans cesse nos efforts
nos besoins. Nos tensions vers nous-mêmes.
Ce n'est pas un devoir. Je dis nécessité mais rien n'est
moins sûr vu l'autorité de mon orgueil.
Je fais tant d'efforts que fait l'homme, bien plus qu'il ne faudrait
pour se maintenir. Rien de pire que l'espoir et l'orgueil nous mènent
dans nos dernières résistances, usent de notre volonté,
et abrasifs pour le corps, l'épuisent. C'est notre propre fatigue
que nous produisons.
Une pièce nue soit quelques mètres. Quelques mètres
pour concentrer mes efforts, aggraver mes manies... sous l'alternance
des jours. Bleus. Noirs. L'orage parfois qui avance. Devant ma fenêtre.
Soit.
Devant ça rectangle et moi en rond penché sur la fenêtre
la table. A travailler. A pas s'en sortir sûrement à pas
s'en sortir !... Dans les 28 mètres carré de carreaux
de terre brute à pas s'en... à forcer comme ça
pas s'en sortir. Mais il me faut cette dépense, collé
au carreau de la fenêtre.
Je m'obstine je force. Je sais quelque chose. J'ai mon gargouillis ma
base mon limon qui me poussent. Voilà.
Mais ça me sert à rien de penser. Plutôt écouter
mes yeux mes oreilles. Me laisser aller moins de bêtises en écoutant
seulement. En sentant seulement. Ici je ne pense plus et seul, moins
de peurs car j'en ai eues. Des terribles plus que du plomb liquide plus
que pesantes dans le corps. Les mêmes toujours vastes toujours.
Arides épaisses.
Ici je suis plus silencieux. Face à la plaine je dois y être
moins froid. Moins sec. Sévère mais moins froid.
Dans mes vingt-huit mètres... tout un monde... le bleu du ciel
et les tournesols jaunes... au-delà...
DEBOUT AU PETIT MATIN CE JOUR-LÀ, j'étais jeune, et dehors,
beau matin frais, clair comme si souvent. Les verdures pâlies
par la gelée. Belles plantes plâtrées, soufflées
de givre, et bientôt le ciel les couleurs le bleu du ciel au-dessus
de ma colline.
Sûrement j'étais léger. Ma promenade peu de saison,
les labours craquaient. L'air froid, l'air froid comme l'air brûlant
qui m'ont tant appris. Le calme les épaules voûtées,
et marcher dans la bise le froid, les labours craquant, les poumons
piqués. Et marcher.
Marcher quatre ou cinq heures. Des chemins raides et rudes. Des traces
de bêtes dans la gelée avant de disparaître avec
le matin qui disparaît. L'accointance avec les bêtes, les
formes simples de conscience, avec la terre, forme simple de racine.
Voici traversant tout le jour et les suivants à venir, élargissant
peu à peu les cercles autour de ma cabane, et descendant dans
ceux concentriques de ma chair et charpente.
Après un temps où mes explorations me menaient toujours
plus loin, j'ai peu à peu rétréci mes parcours,
mes marches, et puis je ne suis pas sorti plus loin que devant la maison.
Et sans doute à la fin je suis resté sur ma chaise, puis
sur le lit finalement. Ayant fait mon chemin.
Mais debout au petit matin ce jour-là, j'avançais rudement.
Je dépassais les derniers champs... Debout, courbé et
plein de silence... sans rien à dire. Sans rien. Plus rien dans
ma besace. Pas tant tête creuse que sceptique. Plus rien valable
à dire puisque rien n'a plus de valeur qu'autre.
Terrible je dis que de tout voir relatif et par tous les points de vue.
Ne plus croire et tout juger pareillement. Tout se vaut, rien n'est
plus mauvais qu'autre, et par là tout est au même tabac
ridicule et absurde.
Rien que la description froide et mélancolique... Rien que la
description technique de nos personnalités, murs et fondations
profondes...
Façon de planter sa vue au-dedans, dans la matière et
le palpable...
Façon d'appréhender nos profonds où c'est encore
grossier, fangeux, terrestre... communément et mêlés,
la hargne, la création et la tendresse. Et par d'ssus ça
l'intelligence, mais intelligence à notre mesure, qui ne peut
nous dépasser, qui ne peut voir largement, globalement et clairement.
Sa source est en nous et ne peut se jeter qu'en nous.
Je n'ai que peu d'intelligence, mais de l'instinct et du sens pratique,
de la volonté et de l'entêtement. Ils me servent sûrement
pour creuser.
Dans mes vingt-huit mètres, je suis aux aguets... l'instinct
restant pour moi le plus haut indice.
Jeune ? Mon âge ? Je ne sais pas. Sûr que j'étais
jeune, mais allure de vieux marcheur. Je veux dire les rythmes de marche
déjà inculqués. L'effort tendu toujours. Crispation
des paupières, peu de repos.
Et quand je ne marchais pas, et quand je ne travaillais pas, je chauffais
mes vieux os dans les rayons de l'hiver jaune passant les vitres et
la poussière. Les acariens et les bourres de déchets flottant
autour de moi, montant descendant clignotant dans l'air chaud.
J'entendais la cloche sonner au loin, bourdonner l'intérieur
du pilier, le bois du clocher. Je sentais nettement les ondes arriver
par-dessus les bancs de brume, les chassant les repoussant par de grosses
vagues d'air, des masses se creusant et s'enflant, et filant ondoyantes
au bout de la commune, filant dans les champs et s'engloutissant dans
le feutre des forêts.
Marchais donc... Et marchais pesamment sous la pluie. Les branches me
lâchaient leurs paquets d'eau froide. Les feuilles d'automne pourries
dans un mélange, un sorbet de boue.
Et puis voilà, mes vieux os tout tremblants de sueur, je grelottai,
le visage baigné dans la fièvre. Mes tempes suintaient
le long de mes mèches. Je restais roulé dans ma couverture
sous le rayon jaune, rampe de lum qui me chauffe à peine. Le
bac savonneux, mon rasoir, l'eau sale, où les lentilles d'huile
écument dans la tranche de lumière qui raye ma chambre
comme un diamant le verre.
Je me lave dans mon lit, il sent le vieux savon de Marseille, l'écume
grasse du savon séché, et la sueur qui infecte tout, mes
draps empesés, lourds, graisseux, jaunes.
Je travaille dans mon lit. Mais avec la fièvre et mes maux de
tête, la mousse sur le bord de mes lèvres, j'ai du mal
à tenter un travail sans être vissé par l'étau
qui serre mes mâchoires et mes tempes. Je parviens à l'oublier
dans l'absorption et la concentration, mais cette grosse poigne revient,
me presse les os de la face, et me renvois au bord du ring.
Alors, croyant sentir la manifestation physique, tangible, de la détermination,
de la tension, je m'entêtais d'avantage. On ne force pas autrement
les animaux libres. Mais ici, c'est à lui-même, et il est
le seul à se l'administrer, que l'homme s'inflige ce traitement
de cheval. Avec l'espoir et l'orgueil, la volonté est notre dernier
moteur.
Je marchais tous mes après-midi jusqu'à l'exténuation
et, las, tous les trois ou quatre mois, mon corps cédait. Je
rompais la fréquence des expéditions et me carapatait
paresseux. (L'inconvénient de beaucoup voyager, d'avoir beaucoup
vu, c'est que l'on connaît toutes les variétés et
ce ne sont plus les sensations violentes qui sont appelées devant
le nouveau, mais l'expérience du terrain et l'économie
du geste, du corps et de l'effort, l'habitude et l'adaptation devant
le relief, le paysage, devant tel climat. En un mot, le réflexe
acquis qui ne fait plus contempler et être étonné,
mais fait agir dans l'aisance et le coutumier. Ainsi un pays découvert
est tout de suite rapporté et comparé à un lieu
connu. Il n'y a que quatre ou cinq types de paysages sur la terre et,
en connaissant quelques uns, on est prêt pour tous. Ainsi l'océan,
la montagne, le désert ou la ville.)
Sur mes collines traversées par la bise, je trouvais là
tout le silence nécessaire pour adresser mes remontées
de profondeur. Je travaillais simplement, sourd en quelque sorte, à
l'intérieur de quelque chose qui n'était pas moi seulement,
mais un nid de concentration, un oubli du corps qui se sent. Dans ces
moments là je me sentais bien, mais je ne crois pas que je sentais
quelque chose. Je coulais dans mon délire, dans le monde que
je forgeais, mais monde en deçà de moi, en deçà
et indépendant des réseaux de sensations de son corps
producteur.
Ça se faisait comme sans moi.
Etais-je pour autant encore responsable ? Je ne parlais plus qu'à
peine ma langue. Je ne savais plus faire. Ce n'était pas du tout
ma faute.
Je recherchais l'informulé, les combinatoires. Certainement ça
m'épuisait. Certainement il fallait que je sois épuisé
pour me tenir hors de moi attentif et détaché, pour chercher
pour saisir... pour au-delà de moi nous voir tous et tout.
Je pourrais m'arrêter là. En lisière... si encore
je maîtrisais... mais c'est échappé depuis belle
lurette... le moi se décompose dans la recherche, et sa destination,
son objet, semblent être le silence...
Je soutenais une exigence tarée !
Rien d'autre à faire ce matin que d'être encore ce bipède
fouleur d'herbe mouillant ses ancres dans le vent !... Mais à
descendre, la fatigue, l'épuisement, l'exigence, l'effort...
et tous les mois, las, épuisé, mon corps tombe, me lâche.
Il a peur, refuse, il craint dehors, recule. Je ne voudrais plus que
rechercher, m'enfoncer encore. Mais il faudrait qu'il y ait silence.
Silence autour de moi. Parler au silence. Comme seul destinataire.
Voilà. La chose est faite. Finie. Misérable miracle.
Oui je trouve ça pas grand chose. Peine, peu, mais raison de
vivre. L'espace froid oui les oiseaux blancs oui les cèdres bleus
autour de ma cabane oui mais autour dans le fond ce que je trouve...
des autres du reste de tout sur la terre ?...
Sans doute nous sommes lisibles, visibles, transparents, tous hommes
à caractères un tant soit peu lisibles. Mais descriptibles
un tant soit peu est-ce possible ?
Oui je trouve ça partant de moi, mais ce n'est pas de moi que
je parle, mais d'un autre cherchant, enfoui en moi.
Oui je trouve ça peu ce que je sais. De moins en moins. De plus
en plus prudent.
Mais je suis calme rassuré d'avoir un cap, et qui est moi, de
moi, même se dissolvant. C'est une voix, ma voix/e, ma pâte.
Sur ma montagne, dans les rochers, crapahutant grimpant, c'est ma voix,
dans la neige dans les prises les parois dans le froid à continuer
pourquoi donc continuer
On ne peut que aller.
On ne peut que... et pas possibilité autrement. Que glisser fluer.
Pris dans la valse et pente, poussé vers la nuit, écrasé
peu à peu vers la nuit. Et ce silence. Soudain.
---------- JE RECROQUEVILLE dans
mon trou moi plus bas je sais ce que je veux la paix me débiner
foutre le camp et descendre seul planquer mes cruautés à
l'ombre au frais travailler plus bas qu'on me foute la paix bien seul
et bien terrible
Depuis des années, un peu plus doux, à peine audible,
au fond. Toujours un peu plus nu, à peine audible... Sur mon
bidule. Bord de falaise. Je vois bien.
Je nous vois ronde le ciel avec les étoiles avec
Nous. Fleurs. Bêtes.
En bas
La sphère de terre cuite et bleue. Cobalt.
V / Cabourg
JE SUIS RESSORTI de la chambre,
Mathilde, les puces dorment dans la nuit laineuse, la chambre calme
à une légère étouffée. Je vais en
bord de mer, ballade Marcel-Proust ! Ici on ne peut écrire, comme
ça, à une terrasse d'un café, au bar de l'hôtel,
en public, en toute impunité ; peut-être du passé,
et tout ici est d'ancienne bourgeoisie et le connaît bien, saisit-on
plus vite ce que vous faites ainsi assis, attablé, un carnet
sur vos genoux. Je suis ressorti de la chambre 206, et j'ai marché
un peu sur le bord de mer. Très peu d'émotion, d'aucunes
en tout cas qui me prenaient, adolescent, encore voici cinq-six ans,
de très larges et prégnantes sensations. Aucune. L'âge
peut-être... et pourtant le front de mer, d'un seul tenant, large,
des deux points cardinaux, infini. Le bleu d'acier de la mer, ce soir,
après la pluie, comme mouillée, se resserrait peu à
peu, la température de la lumière comme dans un poing,
métallique, sous la pluie, la mer de plus en plus de ce bleu
d'acier. Resserré. Selon les courants, liquide, plus épaisse.
Mais l'âge peut-être, plus froid, moins pénétré
des éléments extérieurs, la brise, le front de
mer, les vagues, le rythme, les vagues retournées encore une
fois... peut-être, peut-être, plus jouissant en soi, ou
lassé, terriblerait ce serait d'avoir perdu la joie, jouissant
plus en soi, en soi trouvant, écoutant, trouvant à écouter
peut-être. Constater ça. Trouvant ça peut-être,
décrivant, trouvant, puisant, constatant ça peut-être.
JE RENTRAIS À LAUBE, tout le monde dormait encore, Mathilde
et mes enfants dans leurs lits.
CET HOTEL c'est tout l'art et la manière dix-neuf cent, des restes
encore prononcés de ces anciens codages sociaux, pleins de tenue
et de réserve, de retenue et de pudeur. Les lieux, les meubles,
les tentures, les garçons, les maîtres d'hôtel, et
devant au pied, tout juste au pied, la mer, très blanche, très
large, la plage très jaune, grande écharpe liserée
d'écume, la lumière, tout rappelle à l'écriture
de Proust, le vent qui siffle sous les portes, chasse de chambres en
chambres, glisse dans les couloirs larges comme des ponts moquettés
de rouge, tout rappelle... Balbec-plage !
Le soir, la salle à manger de lhôtel. La mer. La
baie vitrée. Des reflets argentés sur les nappes, sur
les cloches des plats. La glace pilée des plateaux de crustacés
sur l'aluminium givré. Les gens là, les familles, les
différences entre eux, de table en table. Un monde à chaque
table. Colonies sur leur rocher. Bancs de poissons verts et jaunes grignotant
dans la lumière d'une piscine. Le soleil trouble sous le plafond
bleui. La mer nous regarde jouant derrière la vitre.
Le vent de terre traverse tout, l'hôtel... L'odeur du sel, la
petite place. Pelouse ronde. Maisons de poupées à colombages
sagement posées debout autour de la petite place ronde.
Mon bureau face à la fenêtre. Les rideaux de tulle montant,
descendant dans le vent.
La lumière ici est toujours blanche, même foncée,
acier, le soir tard au coucher, elle paraît éblouir encore
et mieux conduite peut-être par l'air fluide, aérien, finement
tamisée par le soleil, ou la pluie.
JE NE SUIS plus du tout un poète.
Je suis conscient tout à fait de ce que je fais, avec l'âge...
je suis tout à fait froid, j'ai tout connu,
et la vie, et le froid,
et le cagniard brûlant,
et je reste là sur ma bite d'amarrage,
je suis écuré de la cigarette, et du café,
et de la clope, et de l'alcool...
Des filles dansent sur le quai, une petite fête devant moi dans
une tente éclairée sur le quai.
Les jeunes filles que je regarde. Combien dès qu'on est avec
elles il y a toujours un enjeu. Leurs formes, leurs attraits, la façon
de les regarder d'un regard appuyé. Les différences entre
l'excitation et la séduction.
Assis sur la jetée. Pieds croisés. Ma bière.
M et Y dansent ensemble.
La lumière descend du quai, se coule sur la plage, rase le sable,
aggrave chaque grain, flotte, nage sur la mer.
La lueur de la tente comme un lampion de papier huilé.
Les gouttes de pluie roulant sur la toile.
Je rentre. Je finis ma bière. L'hôtel silencieux. Le vent
dans les couloirs, le luxe, les rideaux lourds. Mes pieds nus sur la
moquette épaisse.
JE M'EN VAIS, JE LAISSE sur le bureau blanc plaqué de verre,
une tasse, un cendrier, une boîte d'allumettes.
Je suis dans le train et j'écoute Nick Cave
et la clope laxative écurante du matin
et le hurlement du train entre les wagons
et les champs de colza et les champs verts et mon petit carnet bleu
et les petites voitures qui courent derrière le train.
VI / Bar
JE SORTAIS D'UN BAR QUELCONQUE
(le bar du couvent pourquoi ce nom), je traversais la rue et entrais
dans mon allée fleurie, des musiques descendaient des petits
immeubles, des bruits de voix, les passants discutaient, les voisins
sirotaient dehors le martini du soir, on se saluait. J'avais maintenant
choppé l'Aficiòn pour mon quartier la tête
embrouillée dans des histoires d'amour complexes.
J'avais beaucoup bu la veille. Je m'étais arrêté
au matin dans un petit café du marché, j'avais bu un grand
crème, avais écrit, regardé les gens, les vélos,
les éboueurs, les amoureux qui passaient. Il faisait chaud. Le
guéridon de bar bouillait déjà.
J'étais rentré me coucher, avais dormi comme une masse
en plein après-midi et maintenant laissais le temps me couler
dessus assis confortablement dans ma cour fleurie la tête vide
de questions. J'avais sorti un fauteuil dehors devant ma porte. J'avais
pris un bain. Ma femme m'avait appelé. J'avais vu de jolies femmes
hier. J'avais appelé mes amis. La vie était douce. J'allais
embrasser mes enfants ce soir, j'allais ensuite repartir pour la nuit.
Je nageais, je flottais dans un espèce de calme irréel
détaché, serein. J'écrivais.
Je passai la journée ainsi à dormir, lire, écrire
et fumer. Je me reposais.
Mais bien vite les pensées et les questions revinrent galoper.
VII
Toi
Tu sais que ta recherche frénétique s'estompe et
pourtant encore toute là, pressante. Que cela est agréable.
Tu sais que tu acceptes peu à peu, qu'un équilibre se
fait peu à peu.
Tu sais que le bonheur n'est jamais tout entier, mais qu'il réside
dans le désir simple, l'acceptation de ce qui est, dans les petites
joies quotidiennes, et non dans le regret ou la quête et
pourtant l'insatisfaction, la douleur, nécessaires pour avancer,
se faire violence chercher.
Et le bonheur étrange consistant à prendre les choses
comme elle viennent comme elles sont , ma petite cour,
ses fleurs, le soleil sur le fauteuil devant la fenêtre
mais point de bonheur sans souffrance C'est ainsi. Même
pas la peine de tergiverser, d'imaginer, de rêver, de regretter,
d'espérer...
C'EST.
VIII
J'AI VU PARIS, le bulbe d'ardoise
de l'immeuble bourgeois brillant comme une boule d'acier humide sous
le soleil, les acacias verts, MONTPARNASSE cimetière calme,
terrasses sous les feuilles d'automne. J'ai une journée formidable
devant moi de douleur et d'ivresse, d'angoisse et de joie, quelque chose
arrive devant, je le vois, je suis épuisé, vide et plein
d'or, une source de lumière, je la vois, elle est là,
elle bouillonne, je vais pouvoir l'offrir INCROYABLE.
Une pêche incroyable quand je redescend l'avenue du Maine, puis
le boulevard Raspail dire bonjour à Balzac et au petit café
qui fait l'angle Rotonde bourgeoise
JAI VU Paris au matin de Noël, murs et pans gris, bulbes
noirs sur la colline de Mouffetard. A la gare avant le énième
départ, une grande tasse de café filtre, aqueux et âcre
comme dans les cafétérias des Etats-Unis
JAI VU Paris à laube, glissant en courant sur la
pente de Mouffetard. Dégringolant de sa maison vers la mienne,
dune cabane à lautre. Éruptant de la nuit
damour et de fête. Et puis, à la gare, les indiens
lavant les carreaux du train à grande eau. Tout est nouveau,
excitant, doux. Tout est " à découvrir ".
JAI VU SON TRAIN filant sur la surface, pompant à toute
vapeur plein Est, trait fonçant, rayant lespace ; et le
mien tirant, crachant, percutant lespace plein Sud. ET
JE REVE A TOI.
J'AI VU bateau pirate, Paris, quais de Seine, barque chinoise, grandputain
de Canton, le bateau qui grince, la GITE. Assis sur les tinettes, tout
au fond des cales de bois, jentends le bateau vivant qui pars...
ET TOUT DUN COUP quelque chose sest ouvert en moi, et sen
échappe comme des ballons dans lair. Et cest un grand
cri de silence et de joie.
JAI VU la lumière soudain déchirer le front noir
de lorage et déchirer le ciel.
J'AI VU.
IX / 5 mai, falaise de Vergisson.
Bivouac...
LE BIVOUAC, ENFIN...
Je suis dehors, au bord du vide, et entre mes pieds le village se couche
doucement au milieu des vignes. Le vent se lève, le froid vient,
la nuit avance et le ciel est immense. Je suis donc seul, dehors, et
je vais dormir comme une bête sous le ciel et les étoiles.
Que dagitation ces jours derniers !
Ici je me retrouve.
Je travaille à même lherbe. Tout est silence autour.
Le moindre bruit est amplifié : mes feuilles de carnet, le crépitement
de la flamme de la bougie... celui de ma cigarette... Mon bureau ce
soir est une pierre dans les buis, une bougie posée dessus. Tout
seul, dehors dans la nuit, je nai aucune peur. Ça me coule
dans les veines.
Jai dansé tout à lheure, pieds nus sur le
socle de pierre. Sur mon bureau de calcaire, Kerouac et Alexandra D.-Néel
maccompagnent... Les chauves-souris meffleurent de leur
vol accidenté.
Tiens, le village vient dallumer ses petites lumières...
il est 200 mètres plus bas dans les coteaux et la terre rouge.
Moi jai le cul sur un gradin de calcaire et dessous cest
80 mètres de vent et de vide. Ça sent la terre et le buis.
Les grenouilles croassent...
La nuit tombe.
Les chiens aboient.
Il devient impossible décrire. Je vais rejoindre ma couche
de buis et détoiles, et la nuit comme toutes les nuits
va envelopper cette face du monde dombre et de repos féconds.
Au-dessus de ma tête cest le ciel noir et limmense
espace... |