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Laurent Roux/ Portes closes

Laurent Roux participe aux aventures de La Femelle du requin

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Ça se campe et se dresse, pour un coq on dit ergot, mais pour l’homme il n’y a rien. Quant-à-soi, hormis peut-être le " quant-à-soi ", distance… Donc ils se dressent et m’appellent, Tacet, Tacet, et quand dans la tête j’ai les doigts gourds je montre le dos et j’attends. Je suis comme le chat que d’ici on voit dos rond et griffes sorties on dit c’est pour effrayer mais moi je sais que c’est pour supporter. Ils ne s’en doutent pas, mais ils finissent toujours par se lasser juste au moment où le bredouillis de leurs lèvres me vrille et m’atteint, juste quand leurs coups vont me briser. Ne suis ici qu’un point de douleur un crochet au cœur et je m’accroche comme je peux aux branches aux débris. Les branches qui font le mur et transportent mollement les saisons.

 

Un jour l’ampoule de mes yeux crèvera.

Ils m’appellent Tacet : viens ici, fais ceci ; et Tacet obéit. Il s’humilie, accepte de rompre ce corps qui lui a si souvent échappé et l’a conduit là où il est. Ses dents sont gâtées, elles gardent trop les mots et leurs coups de boutoir résonnent, seule rumeur dans sa nuit. Mais ils n’en savent rien, ils ne m’entendent jamais, n’approchent jamais leur groin de ma bouche ; Tacet le muet celui qui rit quand on le brûle. Et mes odeurs comme le souvenir de ce que je traîne quand je ne souffre pas. Je dois éviter de les frôler éviter de me retrouver au milieu d’eux. Supporter mais esquiver leurs brimades quand ils veulent me mettre en boîte ou me faire dévaler les escaliers comme un tonneau.

 

Je creuse mes plaies avec les mégots qu’ils me jettent. Ce n’est pas de la douleur.

Ici, personne ne se tend la parole, on la garde pour cracher les mots à consonnes pointues, personne, même l’homme qui écoute. Lui seul sait qui je suis, d’où je me traîne.
Ils m’appellent Tacet parce que mon père répondait déjà à ce nom, ou parce que lors d’un cours d’initiation musicale ils ont appris et retenu que ça voulait dire il se tait, et que ce mot réclamait le silence de leur instrument. Et moi, oui, je me tais, je ne me compromets pas, je suis mon seul juge. Je n’oublie pas les origines de ma présence ici, je connais l’incompréhension qui m’entoure, ou la haine que je leur inspire. L’horreur de mon geste ne produit que du souffle, de la buée : crachats, insultes, dures paroles qui m’excluent, et que je ne retiens pas.

Je découpai délicatement sa longue langue rose, et l’enroulai autour d’un bâton.

Ils m’appellent Tacet mais je préfère l’autre nom, celui de ma mère Gantier. C’est sous ce nom que je m’avancerais avec le plus de sérénité et sans humeur. Sous ce nom que je serais le chevalet du peintre, la poutre du charpentier. Comme une potence sous la lune ou une fosse, un truc sans issue. Ce désir, je ne l’ai jamais avoué, à qui et pour quelle raison ? Ils n’y auraient vu que provocation.
Chevalet, petit cheval docile quand je ne suis que mauvais cheval, et inutile, et encombrant comme tout ce qui ne finit pas de sombrer, de couver, enfance, braises... Dans la mémoire de Tacet il est un pauvre cheval qui ne hennissait jamais et que l’on retrouva attaché et carbonisé dans les décombres de la grange. Carbonisé et tous les paysans, maire en tête, avaient cherché un coupable, ils ne pouvaient se résigner à une explication naturelle : comment cette grange, certes pleine de meules sèches, pouvait-elle avoir pris feu ? Aucun incident de ce genre n’avait jamais été signalé dans la région. Les follets, le diable même, devaient avoir leur part dans ce mystère : qui d’autre, quelle chose inhumaine, aurait osé attacher cette rosse, qu’on laissait toujours libre, livrée à elle-même ? Vieille bête qui ne s’éloignait jamais de la grange verte où elle se protégeait de la pluie et de la nuit. Et nuit éternelle dans ses yeux morts et rebouchés sur de choses d’avant la vie, fendus comme seule une terre sans eau peut l’être…Fendus par l’éclat sale du petit opinel de Jeannot l’idiot… Toi, Jeannot, il ne fallait pas qu’ils te trouvent avec Tacet. Et défense à Tacet de parler de toi, car s’il avait le malheur de murmurer ton nom, sa mère basculait en rage, et l’oncle accourait pour prêter ses bras nus, chemise troussée…Jeannot, … qu’ont-ils fait de toi ? Je me souviens qu’ils t’envoyèrent à l’asile où tu hurlas avec des mots maladroits ton innocence, c’était ton couteau mais tu l’avais perdu dans les prés ; tu les perdais souvent dans les prés quand tu taillais ces statuettes biscornues et primitives, de longues journées durant, caché par les herbes mais je te voyais.
Mauvais chevaux de mon enfance, quand je savais déjà en moi le silence des âmes sournoises ; quand je vous sentais en moi, immobiles pensées penchées vers le drame, sang impur des flammes dont le foyer se trouve au cœur de la maison dorée.
Mauvais chevaux, pernicieuses actions, ébranlement de l’être porté par le dégoût des vers, dégoût de l’humus, dégoût de la pourriture.

Les rats et les cochons sont frottés de boues excrémentielles.

Je suis un Gantier, tout d’une pièce, je ne connais plus le mensonge ni la peur, tout ça je méprise, je ne crains plus la séparation. Il n’y a plus les autres en moi, ils se contentent de me rôder autour, pour me frapper et m’accabler d’injures. Dans leurs yeux ne brillent que mon sang et mes larmes. Ils n’oublient pas mon histoire, qu’ils se passent comme une cigarette pour se rassurer. Moi, celui qu’on montre du doigt, qu’on tient à l’écart, qu’on rêve d’emmurer. Les autres ici avec moi différents.
Un Gantier comme celui, le seul, que je ne veux pas oublier, que je ne visitai pas, raide sur sa planche de mort (jaune et crispé, il était), et que je laissai disparaître dans le trou.

S’entasser

La ronde d’ici me rappelle les rites de vieux, les choses d’église. Quand toute chose tient sa place et malheur à qui s’écarte ! Ici, il y a ceux qui tendent le poing, et ceux qu’on pointe du doigt, et qui finissent tôt ou tard par être ceux qu’on dérouille. On économise les gestes, s’agit de les rendre efficaces et précis, un peu comme pour une tâche compliquée, ou une esquive d’art martial… Lenteur, gestes en veille pour coup de serpent…. Foutaises, rien à faire que dormir, serpenter, bricoler, et radoter, oui surtout radoter les souvenirs d’avant, les quelques images qui restent encore debout même si les couleurs ont glissé, les espoirs pour quand l’air sera renouvelé… Assister allongé et indifférent à la chute des cheveux et des couleurs, le temps est une éponge à délaver. Pourquoi répondre, se lever ? Toujours temps de remettre ça à demain, ou tout à l’heure, " tantôt " comme on disait…Ici ,tout est prévenu : pourquoi essorer la serpillière des eaux grises ?
La saumure des souvenirs s’évade dans le vortex, et sonne la vie, l’aujourd’hui, comme une ventouse qui se détache d’un égout, une serpillière qu’on étrangle et qui dégueule les choses usées…

Ils oublieront la couleur du bitume

À l’église les vieux connaissent le rituel. Pour ne pas se retrouver à contretemps, il suffit de toujours les suivre du coin de l’œil.
Le curé méprise ceux qui miment ses prières, son œil est dur.
Sous mes doigts la rugosité du mur et sous mes yeux les poussières et saletés. La chaise au cordage reprisé laisse voir la déveine des heures. La paille neuve sèchera aussi son jeune or, et ils la remplaceront.
Le cercueil apparaît, un cercueil de qualité mais sans fioritures ni clinquant, discret, massif, on peut s’y fier, on le sent. Le bois est éraflé, j’ai vu, aurait-il déjà servi ? Ont-ils monnayé une réduction pour ce défaut d’aspect ? Leur genre.
Le chêne c’est sa femme qui voulait, mais lorsque le cercueil s’est avancé, elle n’a pas pu tout voir, juste un bout, de quoi reconnaître la couleur. Elle est soulagée, a osé risquer un œil et ça a suffit, elle se souviendra, elle pourra en parler, se dire qu’elle y était. Elle est presque fière de son courage. Mais elle n’oublie pas de pleurer, c’est son devoir, et on la regarde, le village la regarde, c’est la première fois qu’elle se trouve au centre de quelque chose, ce sera son seul jour de gloire, quand on fait parler de soi. La prochaine fois, ce sera son tour, elle en a vaguement conscience. Sauf si sa sœur ou l’oncle se décident à partir avant. Mais elle les connaît, ils vont s’accrocher, alors elle les regarde, et eux aussi la regardent. Ils ont tous la même pensée. Ils savent qu’ils seront bientôt dans la boîte.
Elle surmonte sa peine pour succomber à la curiosité : elle se dit qu’elle est bien courageuse. Elle mange du chocolat car il est périmé : elle se dit qu’elle n’est pas gourmande.
Vite avalé, le cercueil encordé disparaît sous les pelletées du fossoyeur qui saute dans le trou. Dans ce trou s’entasseront deux couples, les deux sœurs qui se sont haïes toute leur vie et les maris (grand-père Gantier et l’oncle). Leur genre. Ils ont fait taire les jalousies, les haines plates pour acheter en commun une concession. La mesquinerie les unit jusque dans la mort. Ils pourriront entremêlés, s’écouleront dans le même flot de fiel et de sanies.
Mais aujourd’hui grand-père Gantier ouvre le chemin et prépare la bourbe pour les suivants. Grand-père ne disait pas grand chose et n’avait pas d’ambition. Il épuisa sa volonté à rentrer vivant de la guerre et trouver une femme. Il en trouva une, tout heureuse d’échapper à ses frères et sœurs qu’elle n’aima jamais. Il la prit en charge et toujours la défendit, intervenant dès qu’elle pleurait : si depuis ses trente ans elle ne travaille plus c’est parce qu’elle est faible, si elle doit dormir toute la journée c’est parce qu’elle est faible, et si elle est faible c’est parce que sa mère fut trop dure avec elle, c’est pour cela que, c’est. Grand-père s’est toujours sacrifié. Elle ne l’a jamais remercié car il ne les a pas élevés dans la société. C’était pas un grimpeur, pépé, il se cassait souvent la gueule.

Elle voulait réussir dans la vie, tenir la caisse de la boucherie, être quelqu’un.

C’est ton ultime sacrifice, pépé, tu pourriras avant les autres. Tu vas leur montrer ce que c’est de ne plus avoir que la blancheur sur les os. Toi qui fis la guerre et fus emprisonné, dérouillé par les paysans polonais qui te faisaient ramasser les pommes de terre dans leurs champs. Toi qui n’en tiras aucune haine, mais le silence.
Il relâche ses organes, vide ses entrailles et s’offre à la putréfaction. Il n’a pas honte de se répandre dans la nudité de ses miasmes. Il fait de ses déchets le lit de fange où la famille glissera ses chairs mortes et gonflées. Il s’est toujours sacrifié.
Sous mes doigts le crépi du cimetière, je m’érafle, je saigne, je laisse échapper cette vie qui en moi me fait l’infidèle, celui qui poursuit, on est tous ainsi, certains déjà pensent à autre chose, au vent qui les gênent, à ce qu'il faudra manger ce soir, à leur culbute qui approche.

Grand-père, c’est ta dernière cascade.

Et je n’ai pas pleuré, je n’ai pas voulu, je me suis rentré les larmes, tordu les poings, coupé le souffle. Je n’ai pas osé ou j’avais honte ou la poussière. Les traces au sol ça aide à penser ailleurs, ça aspire l’attention.

Elle oublia d’aller fleurir sa tombe.

Mon atelier

C’était moi le collier de mouches sur le front de la morte,
C’était moi les souris prises au piège pour voir la mayonnaise sortir de leur ventre,
C’était moi les oiseaux déterrés et déposés dans le berceau du nouveau-né,
Moi les hérissons écrasés à coup de talon,
Moi, pour rien.
Et Tonton coinça la petite fille dans le grenier.
C’était moi le couteau volé et mon frère accusé
C’était moi l’élève jeté dans les escaliers, au collège, à la fin
De l’année
Les caries des enfants c’était moi,
Tout cela pour rien.
Et la petite fille mordit l’oncle.
C’était moi les cigarettes jetées par la fenêtre ouverte sur le tapis mexicain
C’était moi les journaux déchiffrés pour les entendre s’émerveiller
" Pensez-vous, à dix ans. "
C’était moi les boulons jetés sur les trains rapides
Moi, les crucifix arrachés au bord des chemins,
Ça, pour rien.
Et l’oncle fut confus,
Et la petite fille ma mère se sauva.
Et pépé ne sut jamais rien.

Pas d’amour entre nous, finis ta poignée de clous.

Dans le silence des familles, qui marche sur les éclats de bois ? Qui dresse ses moignons face aux murs ? Qui à enfermer ? Qui s’arrache les phalanges sur la morsure des pierres, qui teint les briques ? Qui se pend aux poutres ? Qui découpe ses oreilles pour écraser les cendres ? Qui coud son corps au matelas ? Qui fait sauter ses doigts sur la souche de la cour, sous l’aboiement de la hache ?
J’avais du coton dans la bouche mais les poings comme du plomb. Je donnais des images aux enfants et du pain aux canards.
Rompu le silence, vidé l’oncle et dépiauté comme un lapin.
Un jour pouvoir me taire.