Supporter
Ça se campe et se dresse, pour un coq on dit ergot,
mais pour lhomme il ny a rien. Quant-à-soi, hormis
peut-être le " quant-à-soi ", distance
Donc
ils se dressent et mappellent, Tacet, Tacet, et quand dans la tête
jai les doigts gourds je montre le dos et jattends. Je suis
comme le chat que dici on voit dos rond et griffes sorties on dit
cest pour effrayer mais moi je sais que cest pour supporter.
Ils ne sen doutent pas, mais ils finissent toujours par se lasser
juste au moment où le bredouillis de leurs lèvres me vrille
et matteint, juste quand leurs coups vont me briser. Ne suis ici
quun point de douleur un crochet au cur et je maccroche
comme je peux aux branches aux débris. Les branches qui font le
mur et transportent mollement les saisons.
Un jour lampoule de mes yeux crèvera.
Ils mappellent Tacet : viens ici, fais ceci ; et
Tacet obéit. Il shumilie, accepte de rompre ce corps qui
lui a si souvent échappé et la conduit là où
il est. Ses dents sont gâtées, elles gardent trop les mots
et leurs coups de boutoir résonnent, seule rumeur dans sa nuit.
Mais ils nen savent rien, ils ne mentendent jamais, napprochent
jamais leur groin de ma bouche ; Tacet le muet celui qui rit quand on
le brûle. Et mes odeurs comme le souvenir de ce que je traîne
quand je ne souffre pas. Je dois éviter de les frôler éviter
de me retrouver au milieu deux. Supporter mais esquiver leurs brimades
quand ils veulent me mettre en boîte ou me faire dévaler
les escaliers comme un tonneau.
Je creuse mes plaies avec les mégots quils
me jettent. Ce nest pas de la douleur.
Ici, personne ne se tend la parole, on la garde pour
cracher les mots à consonnes pointues, personne, même lhomme
qui écoute. Lui seul sait qui je suis, doù je me traîne.
Ils mappellent Tacet parce que mon père répondait
déjà à ce nom, ou parce que lors dun cours
dinitiation musicale ils ont appris et retenu que ça voulait
dire il se tait, et que ce mot réclamait le silence de leur instrument.
Et moi, oui, je me tais, je ne me compromets pas, je suis mon seul juge.
Je noublie pas les origines de ma présence ici, je connais
lincompréhension qui mentoure, ou la haine que je leur
inspire. Lhorreur de mon geste ne produit que du souffle, de la
buée : crachats, insultes, dures paroles qui mexcluent, et
que je ne retiens pas.
Je découpai délicatement sa longue langue
rose, et lenroulai autour dun bâton.
Ils mappellent Tacet mais je préfère
lautre nom, celui de ma mère Gantier. Cest sous ce
nom que je mavancerais avec le plus de sérénité
et sans humeur. Sous ce nom que je serais le chevalet du peintre, la poutre
du charpentier. Comme une potence sous la lune ou une fosse, un truc sans
issue. Ce désir, je ne lai jamais avoué, à
qui et pour quelle raison ? Ils ny auraient vu que provocation.
Chevalet, petit cheval docile quand je ne suis que mauvais cheval, et
inutile, et encombrant comme tout ce qui ne finit pas de sombrer, de couver,
enfance, braises... Dans la mémoire de Tacet il est un pauvre cheval
qui ne hennissait jamais et que lon retrouva attaché et carbonisé
dans les décombres de la grange. Carbonisé et tous les paysans,
maire en tête, avaient cherché un coupable, ils ne pouvaient
se résigner à une explication naturelle : comment cette
grange, certes pleine de meules sèches, pouvait-elle avoir pris
feu ? Aucun incident de ce genre navait jamais été
signalé dans la région. Les follets, le diable même,
devaient avoir leur part dans ce mystère : qui dautre, quelle
chose inhumaine, aurait osé attacher cette rosse, quon laissait
toujours libre, livrée à elle-même ? Vieille bête
qui ne séloignait jamais de la grange verte où elle
se protégeait de la pluie et de la nuit. Et nuit éternelle
dans ses yeux morts et rebouchés sur de choses davant la
vie, fendus comme seule une terre sans eau peut lêtre
Fendus
par léclat sale du petit opinel de Jeannot lidiot
Toi, Jeannot, il ne fallait pas quils te trouvent avec Tacet. Et
défense à Tacet de parler de toi, car sil avait le
malheur de murmurer ton nom, sa mère basculait en rage, et loncle
accourait pour prêter ses bras nus, chemise troussée
Jeannot,
quont-ils fait de toi ? Je me souviens quils tenvoyèrent
à lasile où tu hurlas avec des mots maladroits ton
innocence, cétait ton couteau mais tu lavais perdu
dans les prés ; tu les perdais souvent dans les prés quand
tu taillais ces statuettes biscornues et primitives, de longues journées
durant, caché par les herbes mais je te voyais.
Mauvais chevaux de mon enfance, quand je savais déjà en
moi le silence des âmes sournoises ; quand je vous sentais en moi,
immobiles pensées penchées vers le drame, sang impur des
flammes dont le foyer se trouve au cur de la maison dorée.
Mauvais chevaux, pernicieuses actions, ébranlement de lêtre
porté par le dégoût des vers, dégoût
de lhumus, dégoût de la pourriture.
Les rats et les cochons sont frottés de boues
excrémentielles.
Je suis un Gantier, tout dune pièce, je
ne connais plus le mensonge ni la peur, tout ça je méprise,
je ne crains plus la séparation. Il ny a plus les autres
en moi, ils se contentent de me rôder autour, pour me frapper et
maccabler dinjures. Dans leurs yeux ne brillent que mon sang
et mes larmes. Ils noublient pas mon histoire, quils se passent
comme une cigarette pour se rassurer. Moi, celui quon montre du
doigt, quon tient à lécart, quon rêve
demmurer. Les autres ici avec moi différents.
Un Gantier comme celui, le seul, que je ne veux pas oublier, que je ne
visitai pas, raide sur sa planche de mort (jaune et crispé, il
était), et que je laissai disparaître dans le trou.
Sentasser
La ronde dici me rappelle les rites de vieux, les
choses déglise. Quand toute chose tient sa place et malheur
à qui sécarte ! Ici, il y a ceux qui tendent le poing,
et ceux quon pointe du doigt, et qui finissent tôt ou tard
par être ceux quon dérouille. On économise les
gestes, sagit de les rendre efficaces et précis, un peu comme
pour une tâche compliquée, ou une esquive dart martial
Lenteur, gestes en veille pour coup de serpent
. Foutaises, rien
à faire que dormir, serpenter, bricoler, et radoter, oui surtout
radoter les souvenirs davant, les quelques images qui restent encore
debout même si les couleurs ont glissé, les espoirs pour
quand lair sera renouvelé
Assister allongé et
indifférent à la chute des cheveux et des couleurs, le temps
est une éponge à délaver. Pourquoi répondre,
se lever ? Toujours temps de remettre ça à demain, ou tout
à lheure, " tantôt " comme on disait
Ici
,tout est prévenu : pourquoi essorer la serpillière des
eaux grises ?
La saumure des souvenirs sévade dans le vortex, et sonne
la vie, laujourdhui, comme une ventouse qui se détache
dun égout, une serpillière quon étrangle
et qui dégueule les choses usées
Ils oublieront la couleur du bitume
À léglise les vieux connaissent le
rituel. Pour ne pas se retrouver à contretemps, il suffit de toujours
les suivre du coin de lil.
Le curé méprise ceux qui miment ses prières, son
il est dur.
Sous mes doigts la rugosité du mur et sous mes yeux les poussières
et saletés. La chaise au cordage reprisé laisse voir la
déveine des heures. La paille neuve sèchera aussi son jeune
or, et ils la remplaceront.
Le cercueil apparaît, un cercueil de qualité mais sans fioritures
ni clinquant, discret, massif, on peut sy fier, on le sent. Le bois
est éraflé, jai vu, aurait-il déjà servi
? Ont-ils monnayé une réduction pour ce défaut daspect
? Leur genre.
Le chêne cest sa femme qui voulait, mais lorsque le cercueil
sest avancé, elle na pas pu tout voir, juste un bout,
de quoi reconnaître la couleur. Elle est soulagée, a osé
risquer un il et ça a suffit, elle se souviendra, elle pourra
en parler, se dire quelle y était. Elle est presque fière
de son courage. Mais elle noublie pas de pleurer, cest son
devoir, et on la regarde, le village la regarde, cest la première
fois quelle se trouve au centre de quelque chose, ce sera son seul
jour de gloire, quand on fait parler de soi. La prochaine fois, ce sera
son tour, elle en a vaguement conscience. Sauf si sa sur ou loncle
se décident à partir avant. Mais elle les connaît,
ils vont saccrocher, alors elle les regarde, et eux aussi la regardent.
Ils ont tous la même pensée. Ils savent quils seront
bientôt dans la boîte.
Elle surmonte sa peine pour succomber à la curiosité : elle
se dit quelle est bien courageuse. Elle mange du chocolat car il
est périmé : elle se dit quelle nest pas gourmande.
Vite avalé, le cercueil encordé disparaît sous les
pelletées du fossoyeur qui saute dans le trou. Dans ce trou sentasseront
deux couples, les deux surs qui se sont haïes toute leur vie
et les maris (grand-père Gantier et loncle). Leur genre.
Ils ont fait taire les jalousies, les haines plates pour acheter en commun
une concession. La mesquinerie les unit jusque dans la mort. Ils pourriront
entremêlés, sécouleront dans le même flot
de fiel et de sanies.
Mais aujourdhui grand-père Gantier ouvre le chemin et prépare
la bourbe pour les suivants. Grand-père ne disait pas grand chose
et navait pas dambition. Il épuisa sa volonté
à rentrer vivant de la guerre et trouver une femme. Il en trouva
une, tout heureuse déchapper à ses frères et
surs quelle naima jamais. Il la prit en charge et toujours
la défendit, intervenant dès quelle pleurait : si
depuis ses trente ans elle ne travaille plus cest parce quelle
est faible, si elle doit dormir toute la journée cest parce
quelle est faible, et si elle est faible cest parce que sa
mère fut trop dure avec elle, cest pour cela que, cest.
Grand-père sest toujours sacrifié. Elle ne la
jamais remercié car il ne les a pas élevés dans la
société. Cétait pas un grimpeur, pépé,
il se cassait souvent la gueule.
Elle voulait réussir dans la vie, tenir la caisse
de la boucherie, être quelquun.
Cest ton ultime sacrifice, pépé,
tu pourriras avant les autres. Tu vas leur montrer ce que cest de
ne plus avoir que la blancheur sur les os. Toi qui fis la guerre et fus
emprisonné, dérouillé par les paysans polonais qui
te faisaient ramasser les pommes de terre dans leurs champs. Toi qui nen
tiras aucune haine, mais le silence.
Il relâche ses organes, vide ses entrailles et soffre à
la putréfaction. Il na pas honte de se répandre dans
la nudité de ses miasmes. Il fait de ses déchets le lit
de fange où la famille glissera ses chairs mortes et gonflées.
Il sest toujours sacrifié.
Sous mes doigts le crépi du cimetière, je mérafle,
je saigne, je laisse échapper cette vie qui en moi me fait linfidèle,
celui qui poursuit, on est tous ainsi, certains déjà pensent
à autre chose, au vent qui les gênent, à ce qu'il
faudra manger ce soir, à leur culbute qui approche.
Grand-père, cest ta dernière cascade.
Et je nai pas pleuré, je nai pas voulu,
je me suis rentré les larmes, tordu les poings, coupé le
souffle. Je nai pas osé ou javais honte ou la poussière.
Les traces au sol ça aide à penser ailleurs, ça aspire
lattention.
Elle oublia daller fleurir sa tombe.
Mon atelier
Cétait moi le collier de mouches sur
le front de la morte,
Cétait moi les souris prises au piège pour voir la
mayonnaise sortir de leur ventre,
Cétait moi les oiseaux déterrés et déposés
dans le berceau du nouveau-né,
Moi les hérissons écrasés à coup de talon,
Moi, pour rien.
Et Tonton coinça la petite fille dans le grenier.
Cétait moi le couteau volé et mon frère accusé
Cétait moi lélève jeté dans les
escaliers, au collège, à la fin
De lannée
Les caries des enfants cétait moi,
Tout cela pour rien.
Et la petite fille mordit loncle.
Cétait moi les cigarettes jetées par la fenêtre
ouverte sur le tapis mexicain
Cétait moi les journaux déchiffrés pour les
entendre sémerveiller
" Pensez-vous, à dix ans. "
Cétait moi les boulons jetés sur les trains rapides
Moi, les crucifix arrachés au bord des chemins,
Ça, pour rien.
Et loncle fut confus,
Et la petite fille ma mère se sauva.
Et pépé ne sut jamais rien.
Pas damour entre nous, finis ta poignée
de clous.
Dans le silence des familles, qui marche sur les éclats
de bois ? Qui dresse ses moignons face aux murs ? Qui à enfermer
? Qui sarrache les phalanges sur la morsure des pierres, qui teint
les briques ? Qui se pend aux poutres ? Qui découpe ses oreilles
pour écraser les cendres ? Qui coud son corps au matelas ? Qui
fait sauter ses doigts sur la souche de la cour, sous laboiement
de la hache ?
Javais du coton dans la bouche mais les poings comme du plomb. Je
donnais des images aux enfants et du pain aux canards.
Rompu le silence, vidé loncle et dépiauté comme
un lapin.
Un jour pouvoir me taire.
|