Maxime Amblard / Plus voir personne  
 

On ne s'est pas regardé tout de suite, elle n'a rien dit après. Elle était belle femme et regardait son café, les yeux fatigués. Elle tournait sa cuillère doucement puis elle l'a tapée sur le rebord fermement pour que tout le sucre reste à l'intérieur de la tasse. J'aimais beaucoup cette façon de se regarder faire qu'elle avait, on sentait qu'elle avait tout appris sur les manières qu'elle devait avoir. Elle m'a demandé une cigarette qu'elle a d'abord fait tourner entre ses doigts avant de la poser sur ses lèvres et elle m'a demandé du feu. Je lui ai donné. Elle a tiré fort dessus puis a laissé la fumée sortir de sa bouche à son rythme. C'était beau ce qui se formait autour de ce visage. Elle m'a dit qu'elle rentrait d'un long voyage qui l'avait beaucoup fatiguée et qu'elle ne parlait pas pour garder toutes les images qu'elle avait vues pour elle, en elle, que son cerveau avait enregistré trop de choses et qu'elle n'arrivait pas encore à tout remettre dans le bon ordre. J'ai voulu savoir pourquoi elle était allée si loin, pour enterrer un ami. Elle m'a regardé et ses yeux étaient violents, la façon dont elle regardait par-dessous, avec les arcades sourcilières en avant. Je l'ai trouvée belle. Puis elle s'est mise à raconter le cortège le long de la route, elle l'avait vue partir et elle n'avait pas eu le courage de le suivre parce qu'elle ne se trouvait pas de place avec ces gens, elle était restée là sans avoir envie de les voir tous avec leurs larmes, plus à montrer qu'à vivre, et le plus dur avait été les derniers jours à l'hôpital mais elle ne les y avait pas vus ces gens douloureux, finalement elle n'avait pas pleuré elle et elle voulait surtout se souvenir des mots dans le lit et des sourires en partant. Je ne voulais pas la déranger et elle s'est arrêtée de parler d'un coup en posant sa cendre dans le cendrier devant nous. Je lui ai dit que le mort devait être heureux de la connaître, que la mort me faisait peur. Elle a pris une longue respiration et s'est étirée. Elle était grande et fine. Des membres discrets mais solides. Elle a replié ses jambes sur son siège et elle a entouré ses genoux de ses bras, on est resté longtemps comme ça.
Ça vous dirait de sortir un peu, il fait lourd ici et j'ai besoin de marcher un peu mais je ne veux pas être seule. Dans ma voiture, ça me suffit. Je me suis levé le premier et je suis allé payer les cafés, elle m'a tenu la porte en me remerciant, je lui ai dit que ce n'était rien. On a fait quelques pas, et elle m'a demandé ce que je faisais dans cette station-service. Je lui ai dit que je partais en vacances avec mes parents et elle s'est mise à rire. Je lui ai montré la voiture avec mes parents qui somnolaient dedans, elle m'a demandé pourquoi je faisais encore ça de partir avec eux, que ce n'était plus de mon âge, alors je lui ai raconté que c'était pour une dernière fois parce que j'étais sur le point de partir aux Etats-Unis, et qu'après, tout serait plus compliqué. Elle m'a dit que je n'avais pas la tête à partir en laissant tout derrière moi ; j'ai pensé qu'il ne fallait pas de tête particulière pour prendre un billet d'avion et faire ses valises. Elle m'a demandé si elle pouvait m'accompagner aussi là-bas, je lui ai dit qu'il ne fallait pas se faire des idées, elle voulait juste prendre l'air avec moi. On a fait le tour du bâtiment et on s'est arrêté derrière. Elle m'a demandé si j'aimais courir. Je l'ai regardé bizarrement parce qu'on ne pose pas ce genre de question sur les autoroutes. Je lui ai dit, pourquoi pas et elle m'a proposé que le premier à la borne de secours après l'entrée de l'autoroute aurait le droit de s'en servire et elle s'est mise à courir. Je l'ai regardé s'éloigner et ça m'a fait mal parce que je voulais bien qu'elle reste avec moi encore un peu, et parce que je ne voulais pas perdre aussi, alors je me suis lancé derrière elle.
Elle allait vite au début, puis j'ai bien vu qu'elle a eu un peu peur quand elle s'est fait doubler par une voiture qui retournait sur la route, elle a ralenti et m'a attendu. C'est maintenant que ça commence, la durée moyenne de vie d'un piéton sur autoroute, tu connais ? Non. Pas assez pour faire l'aller-retour jusqu'ici. Elle avait dit ça d'une façon très détachée qui m'a un peu glacé, mais elle s'était mise bien droite et fière, elle m'avait regardé pour me demander si je la suivais ou pas. Je me suis remis en marche avant d'avoir répondu, je l'ai juste entendue me dire que je trichais, que je n'étais pas réglo et j'ai entendu ses chaussures sur l'asphalte. Elle est revenue à ma hauteur et c'était fou de sentir les masses d'air qui nous rentraient dedans à chaque fois qu'une voiture passait, et quand c'était un camion, il fallait résister pour ne pas tomber, et c'est ce qui m'est arrivé au premier. Je l'ai vue filée comme une folle, il m'a même semblé qu'elle riait, elle était fière de me passer devant. J'avais le souffle court à cause de tout ce goudron dans les poumons qui brûlaient, je ne pouvais pas sourire tellement ça me faisait mal, mais il fallait bien lutter pour ne pas la voir m'humilier. Mes vêtements tout contre moi, parce que la sueur était arrivée d'un seul coup, je ne m'en étais pas aperçu, j'étais plus lourd que jamais. Elle courrait toujours le long de la voix. Avec dix bons mètres d'avance, fallait mettre le paquet pour ne pas s'avouer vaincu, et elle s'est fait renverser par une de ces masses d'air que j'avais réussi à éviter en me décalant d'au moins deux mètres sur la droite. Je l'ai vu s'élever d'un mètre et retomber et toujours plus proche, j'allais la rattraper, elle a roulé dans l'herbe à côté, elle est passée sous la barrière de sécurité, après je n'ai pas su, j'étais repassé devant mais je l'ai entendue rire entre deux voitures. Il ne restait plus à tenir très longtemps, une centaine de mètres tout au plus, une voiture à klaxonner à ce moment, j'ai senti que mon cœur était au bord du gouffre, il tapait fort dans mes poignets et dans l'intérieur de mes coudes. Mes jambes continuaient sans que je sache comment, mais ça fonctionnait. Je suis arrivé le premier à la borne de secours et je me suis plié en deux de douleur quand je me suis arrêté. Il aurait fallu que je continu jusqu'à ce que je sente les battements de mon cœur partout et qu'il explose sans que je m'en rende compte. Elle est arrivée et le souffle court, elle s'est emparée du téléphone et a hurlé qu'elle avait gagné. J'ai éclaté de rire, elle aussi, elle s'est allongée à côté de moi. On est restés sans bouger jusqu'à ce qu'on retrouve des forces. Elle m'a raconté qu'elle avait souvent fait ça avec son ami qui venait de mourir, qu'elle était heureuse d'avoir trouvée quelqu'un avec qui le faire encore une fois, mais que ça la mettait tellement de travers qu'elle ne pensait pas que sa santé lui permettrait de recommencer aussi souvent qu'avant. Elle m'a demandé une clope, je la lui ai donnée et m'en suis gardé une entre les dents. On a fumé calmement, elle parlait lentement pour reprendre sa respiration. Elle s'est assise et a embrassé ses genoux.
Elle était belle sur ce bord d'autoroute, bien plus qu'à l'intérieur. Elle avait encore plus peur de la mort que moi. Elle voulait rentrer et dormir pendant plusieurs jours sans voir personne.