Domée Deblaine / L'odeur de la terre humide (extrait) | |
Domée Deblaine enseigne la littérature à l'université de Bordeaux - elle a publié en particulier des études critiques sur la littérature antillaise - |
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Aimer, être
aimée ! Nos actes sont pathétiques. Il paraît que lorsque lamour nous fait signe, il faut le suivre, cest ce que disent les sages ; il paraît que lorsque ses ailes nous enveloppent il faut lui céder et lorsquil nous parle, il faut le croire, même sil saccage nos curs. Il est comme la foudre et la pluie, il nous brise, nous met à nu et nous pétrit. Il paraît quil est fait pour révéler notre âme. Mais ces vieux sages nous disent aussi quon ne peut pas avoir que la paix et le plaisir, quil faut savoir souffrir pour dautres journées damour, se reposer quand le soleil est au zénith, attendre sans crainte dans labsence de sommeil et avaler ses larmes car ce ne sont que les larmes de la nuit qui doivent rester où est leur lieu : la solitude et le silence. Il faut aussi, disent-ils, savoir couvrir nos pleurs et nos cris par des rires sonores. Et peu importe si les douleurs prennent leur source dans un visage que lon aime comme une mer mouvante, comme un rivage proche et comme le sable fin. Et peu importe encore si une voix habite notre demeure, si à chaque instant elle visite nos rêves, si les nuits sont longues, sans chuchotements, sans souffles, sans un visage radieux. Il faut garder lenvie de se réveiller dans des bras, y rester jusquau crépuscule et jusquà laurore. Il faut inventer un parfum ressemblant à celui de la terre lorsquelle est humide ou à celui des jeunes hibiscus qui enivrent les colibris. Il paraît quil faut savoir inventer des mots pour quun chant emplisse notre demeure, inventer le rythme de pas étrangers, la lenteur de gestes nouveaux et la courbure de reins enviés. Toutes les nuits, il faut ouvrir les portes aux fantômes, prendre sommeil en pensant à lamour et que cette habitude soit notre seul rituel. Sur notre couche, au plus noir de la nuit, être comme en plein midi, les yeux grand ouverts, prier, implorer le ciel. Voilà quel doit être le rêve de chaque nuit et lespérance de chaque instant. Les vieux sages disent encore que rien nest plus beau que de marcher sur certains sentiers hors du temps, de croire que la vie vaut toute peine, de vivre lillusion, de rêver dun jour de chaleur, de pluie, dincertitude, dun jour comme si on donnait une lanterne à un aveugle, daimer le spectacle du vent dans les arbres et le bruissement des branches plus fort que le piaillement des oiseaux. Sinon, comment faire avec le trouble ? Il paraît quon se dit quon laime mais quon se demande comment, comment lui dire. Comment dire la place quil tient dans nos rêves, dans notre chair ? Comment dire la fascination de son odeur ? On ne connaît que le trouble. Au moindre signe, on capitulerait, on se livrerait sans défense, prêt à toutes les batailles. Pourvu quil nous aime, pourvu quelle nous aime, cest la litanie des femmes et des hommes sur terre. Cest la seule litanie. * * Abbey, avait attendu, attendu, attendu, croyant quil y avait une autre vie et il avait vu le monde sécouler en songeries, en mauvaises herbes. Il avait voyagé en rêveries et était fatigué, épuisé, éreinté, laminé. Depuis quil vivait seul, il aimait simplement parcourir le paysage des yeux pour lemporter dans son sommeil. Mais finalement, tout était toujours semblable, même question, même émerveillement et il ne lui restait que des petits riens au fond du cur, comme un tourment damour étoilé damandes amères. Lorsque sa femme lavait chassé, il avait acquis un lieu pour se reposer de cette fatigue qui lenvahissait de plus en plus. Peut-être étaient-ce simplement le chant strident des grenouilles, le bruit sourd du ruisseau ou bien encore latmosphère feutrée des bougainvilliers et des manguiers qui lavaient amené ici. Somme toute, il avait probablement toujours rêvé dun endroit sauvage à lécart, chargé de présages, dindéfinissable. Quand il gravissait les pentes raides de ces mornes, il avait le sentiment de marcher sur les pas de sa mère, Tine. Son corps chaloupait comme le sien, il respirait le même air, les mêmes douceurs, il foulait le même sol, les mêmes herbes et ses pieds étaient les siens, ses narines les siennes sienne encore sa démarche déléphant. Il gravissait lentement la pente en écrasant le sol. Devant sa maison, à lallure
indolente, perdue au milieu des arbres et du fouillis dherbes, des
roches étaient assemblées en cercle pour le feu et un peu
plus loin, sur la droite, cétait la désolation dun
ramassis dordures : pelures de légumes, fruits pourris, lambeaux
de tissu, bouteilles cassées, restes de bougies, couis percés
et morceaux de ferraille. Il vivait là tout comme ceux qui savent
que la vie, un beau jour, vous fait prendre une démarche qui ne
changera plus jamais. Tous les jours, à la même heure, il
se levait de son tabouret, allait chercher du bois sous labri à
larrière de la maison, le disposait entre les grosses roches
noircies, puis dun pas rapide et nerveux entre dans la maison, revenait
avec un gros faitout quil plaçait en équilibre sur
le feu. Il aimait faire sa cuisine de cette manière. Il attendait,
surveillait la cuisson des pois-du-bois et à midi mangeait sous
la fraîcheur du manguier. Il ne demandait, semble-t-il, rien dautre
à la vie, simplement le calme en milieu de journée. Rassasié
par les pois-du-bois, il sendormait dans sa berceuse et, vers quatre
heures, reprenait sa peine jusquau soir. Chaque jour cétait
la même chose et chaque jour la vie lui resservait ce même
plat. Depuis bien des années, il vivait là, dans ce coin
de Papayer et ne faisait que ressasser le passé, que refaire tout
ce qui était déjà fait. Abbey, cétait tout le contraire de sa mère. Il était la nervosité même, lagitation même, leffervescence même. Cétait un homme robuste, carnassier. Avec la vieillesse, sans doute, il sétait mis à haïr la terre entière, les pauvres, les riches, les faiseurs dhistoires, les soi-disant artistes, comme il les appelait. Il disait ne plus comprendre le monde ; pour lui, tout allait à-vau-leau. Dans sa vieillesse, il était devenu sec et maigre, lui qui était si fort auparavant au point que ses voisins lavaient surnommé Sitting Bull tant il avait un cou puissant, des épaules larges et des bras à tuer un buf dun seul coup. Vieux, il mimpressionnait plus personne. Frêle, fragile et craignant la moindre maladie, il avait tout de même la force des nerveux, des endiablés, ce qui lui permettait encore à plus de à soixante-dix ans dabattre des arbres, de faire du charbon de bois, de cultiver toutes sortes de légumes, sarcler, bêcher, grimper aux manguiers, monter sur les toits, réparer sans cesse tout ce qui se délabrait. Ainsi, probablement, repoussait-il la vieillesse et la mort. Lorsquil sinstallait dans sa berceuse et quil contemplait son jardin, sa maison, la fierté bouffissait son visage, lenflait de vanité, car tout cela venait de ses mains, de ses reins, de son dos, de sa sueur. Persuadé de tout maîtriser, de bien uvrer, il méprisait ceux quil appelait avec répugnance les éternels assistés, les fainéants, les kalen ; il exécrait les négligents, les insouciants, les foutépamal. Mais parfois, moulu par lâge, il laissait sétendre la désolation, ne réparait plus les poignées des portes, les chaises branlantes, les placards capricieux, abandonnait son combat, ne faisait plus face. Ereinté par sa lutte contre les objets, il clamait dun ton hautain que sa vie ne serait pas dictée, codifiée, ordonnée par ces choses-là. Et puis, un beau jour, brusquement, il se mettait en devoir darrêter cette calamité ; et, si un objet lui résistait, dun coup de pied il lenvoyait dans les airs en maudissant la terre entière. Cest ainsi que derrière sa maison saccumulait tout ce quil avait en vain voulu réparer lui-même : transistor, chaise, bêche, pioche, lampadaire, étagère Rafistolant inlassablement sa maison, elle ressemblait peu à peu à un mauvais patchwork. Rien nétait accordé. Comme il était charpentier, il estimait quil savait tout faire, alors sen remettre à des ouvriers et payer un travail quil pouvait réaliser lui-même était au-dessus de ses forces. Et puis, ces vauriens, ces profiteurs, ne savaient pas travailler, brisaient plus quils ne réparaient, il en était persuadé et naurait pu supporter quon se moque de lui, quon le roule. Il avait déjà assez dennuis avec son garagiste. Cétait toujours la même chose, un travail fait en dépit de tout bon sens. A chaque fois, il devait protester, se défendre de ce manque dégard et de respect, exiger, menacer pour quon soccupe de lui sur-le-champ. A chaque fois, il passait des jours à ressasser son infortune, à ségosiller dans des colères extravagantes, à clamer quil était maudit et quon voulait ruiner ses nerfs. Il se sentait avili par ces gens, comme il disait. Lhumiliation et la colère ont toujours rempli sa vie. |