Thierry Beinstingel / Composants  
Thierry Beinstingel a publié en septembre 2000 chez Fayard l'étonnant "Central" - il a un site personnel, dont on recommande les notes d'écriture et de lecture - "Composants" participe de la même puissance hallucinée de susciter l'illusion des choses que "Central"

Lundi matin :Banlieue, le matin, que remarque-t-on d’une ville inconnue ? La gare, son air de déjà vu. Sortant de la rame, se dirigeant vers la sortie. Réveil des jambes, pantin mécanique, yeux lourds sous l’éclairage artificiel. Bruit pneumatique des portes qui se referment, la rumeur du quai derrière, loin déjà. Une annonce au haut-parleur, nasillarde, crachotante. Les couloirs, les halls passés, débouchant inévitablement sur un trottoir.

La première hésitation. Mouvements à peine perceptibles, déplacement du pied dans la chaussette, de la chaussette dans la chaussure, des deux chaussures ensembles se plaçant perpendiculaires au trottoir, puis en oblique, puis parallèle. Les épaules sous le blouson avancées, portant le poids de la tête, cou tendu, élastique, sa mobilité dans l’incertitude d’une direction à prendre. Mâchoires indécises, crispées, la langue lourde, la salive abondante, roulement des yeux vers le bâtiment de la gare, revenant à la bordure du trottoir, vers la chaussée, en face. Toujours comme cela à l’entrée d’un nouveau travail et dans un nouveau lieu.

Lumières. Parfois les éclats du goudron mouillé sous les lampadaires, constellations d’étoiles dans un ciel inversé. Le ruban des routes luisant comme une fourrure rase de bête sauvage. La nuit encore. Tout de suite les bruits. Voitures, camions, fourgons, circulation. Les perspectives, ombres gigantesques, formes blanches, ponts autoroutiers, carrefours, ronds-points, immeubles, entrepôts, tout ce qui forme une ville apparaissant cru, ordonné, renouvelé chaque matin.

Toujours un arrêt de bus en face des gares. Ronde des autobus déversant sans trêve une foule de travailleurs, de ménagères, d’étudiants, d’enfants. Sacs plastiques contenant des habits de travail, paniers, sacs à main, sacoches, attachés-cases de cadres cravatés, cartables chahutés. Tous sachant où aller, descendant sans hésiter les marchepieds de fer, puis, partant à droite ou à gauche.

Maintenant les chaussures décidées à franchir la bordure du trottoir, rejoignant l’arrêt. Les yeux fouillant les affichettes, repérant les indications : Ligne C, Hôpital, Ligne D, Le Fortin, Ligne E, Place Walter. Sachant par habitude cette difficulté provisoire, cette incertitude passagère - demain n’hésitera plus - ralliant l’attitude des journaliers, ménagères à cabas, écoliers à cartables, cadres à mallettes.

Rares sont les entreprises renseignant sur le chemin à prendre. Toutes persuadées de leur fabrique au centre du monde. Sur le papier de l’agence, déplié entre ses doigts, l’inscription Méca-Industries, quartier Agora Entrepreneurs, seul rapport de lieu avec le nom de la ville. Cette complication nouvelle, le travail rassemblé non plus dans des zones artisanales ou industrielles, ZA ou ZI devenues vétustes, obsolètes, ayant fait place à des pôles d’activités, des espaces de création, des pépinières d’entreprises, tout un vocabulaire de parc d’attraction. Et cette impression que le boulot devenu une chose légère et futile, aussi intéressante que de se promener à Disney Land. En plus, pendant ce temps, on est payé.

La feuille dans les mains, lisant l’adresse et cherchant sur les panneaux. Ligne D, ligne E ? Demandant. La vieille en pardessus gris serrant plus fort son cabas sur sa poitrine, lui rendant une question - la nouvelle usine ou l’ancienne ? - et lui, la moue d’ignorance couplée au haussement d’épaules, et elle, desserrant une main, montrant une vague direction : Ligne C, juste avant l’Hôpital, prendre le F.

L’attente du Bus C. Juste en face, devant le bâtiment de la gare, un panneau publicitaire : Forêt d’Arc, votre nouvelle zone commerciale. Voyant un couple qui éclate de rire, l’homme avec des dents extraordinairement blanches, la femme posant sa main sur l’épaule d’une fillette riant aussi, regardant le spectateur. Tenues légères, bras nus, l’homme plus bronzé que la femme et l’enfant ; à l’arrière-plan, un arbre rayé de soleil. Ouvert 40 dimanches par an étalé en lettres noires sur un fond jaune, formant comme une explosion. Le slogan multicolore (un arc-en-ciel de choix) remplissant toute la base de l’affiche. Le bus arrive. Restant debout à côté de la mémère en pardessus gris, plus de place assise. Le bus démarre, il fait jour laborieusement, paysage lent par les vitres comme noyé de lait.

Le bus C traversant une zone de petits immeubles récents aux rues perpendiculaires. Les carrefours rassemblés en ronds-points identiques. Signalétique abondante disposée aux abords des intersections. Des lieux en lettres dorées sur fond marron, écritures cursives : La Jaunotte, Ile de Bréhat (Maison de Retraite), Rue de Logis Neuf, Impasse des Hirondelles. Lampadaires en forme de boules. Espaces engazonnés, haies taillées, souci d’attirer des résidents aisés. Puis, arrivant sur une place plus importante, le bus C s’engageant sur un autopont. Vol éphémère au-dessus des lampadaires, du gazon et des haies. En redescendant la pente, voyant un noir en cravate installé dans une grosse voiture, une blonde en robe de chambre retenant la portière entrouverte, ils discutent.

Tout de suite après l’autopont, gravissant une colline, le paysage change. Deux ou trois tours d’une dizaine d’étages, un aspect plus populaire, des antennes paraboliques sur quelques balcons. Un espace de jeux, un chat noir s’enfuyant par-dessus une balançoire, se faufilant entre deux parpaings d’une cave murée. Devinant l’hôpital : quelques longs bâtiments de brique, la grille tout autour, une blouse blanche dans la cour. Arrêt du bus. La femme au pardessus gris poussant du coude, faisant signe de descendre.

Le bus F venant de suite, presque personne à l’intérieur. S’asseoir. Le bus démarrant, aussitôt, obliquant brutalement à gauche. Champ à droite, vaste espace inoccupé. Traversant ensuite d’immenses entrepôts commerciaux, certains dévastés, vitres cassées, grillages arrachés. La carcasse d’une mobylette orange juchée sur un toit de fibrociment. Ayant repéré les arrêts, Agora sud, Agora Nord.. Descendre au premier des deux, on verra bien. Une camionnette double, bruit du pot d’échappement percé, le temps de voir écrit Générale de Maçonnerie à l’arrière. On roule longtemps, fuite des docks, peu de voitures dans les parkings attenants. Tôles peintes, enseignes encore sombres dans la lumière du matin. Quelques lucarnes allumées. Dessous, quels employés et pour quelles tâches ? Gardiennage, mise à jour des stocks, comptabilité, ménage ?

La pièce d’environ vingt mètres sur quinze. Pour atteindre les premiers éléments de la charpente métallique, trois hommes, chacun juché sur les épaules de l’autre, le dernier les bras tendus au ciel, caressant sous la pulpe des doigts le froid du métal. Sur les poutrelles, d’innombrables rivets bombés comme des verrues brillantes de laque neuve. Juste au-dessus, les tôles ondulées du toit, vagues infinies. Odeur de peinture suave et entêtante. Un pot de dix litres Corona Glycérophtalique détourné en poubelle : chiffons maculés, mégots, deux bouteilles éventrées de White Spirit, quelques bouts de bois, le manche d’un tournevis cassé. A côté, un balai debout contre le mur. L’enceinte de parpaings bruts recouverte d’une mince couche de crépi jaune ; les jointures visibles entre chaque agglo. Non loin de l’entrée, un comptoir neuf et dessus l’étiquette de livraison avec écrit Manhattan, le mobilier professionnel. Des câbles électriques en attente de raccordement sortant de goulettes plastiques.

Devinant l’emplacement d’un ordinateur dans ce coin. Supposant une paire de chaises à roulettes, peut-être une table de desserte pour compléter le comptoir plus tard.

Des câbles mais l’électricité que la semaine prochaine. Odeur des enduits muraux, assoiffants. Des verrières comme un bandeau étroit en haut des murs sous les poutrelles, seule source de lumière avec la double porte vitrée, mais le temps pluvieux. Clarté blafarde, rampante, projetée péniblement jusqu’au milieu de la pièce, heurtée sur les angles du comptoir, son ombre carrée, massive. Sur le mur du fond, d’imposantes étagères métalliques flambantes neuves à l’aspect solide (faudra faire gaffe, qui coûtent bonbon, paroles du patron). L’escabeau à roulettes, vertigineux, incongru à l’espace. Peut-être, remplacé par un modèle électrique la semaine prochaine, déplacement multidimensionnel.

Les étagères vides. Les remplir.

Lui, un type banal. Posture de l’ouvrier débarquant, examinant l’endroit du travail. Pantalon en Jean, blouson, mains fourrées dans les poches. Le teint hâlé, debout au milieu de la pièce, -sorte d’équilibre surnaturel, toupie en suspension tant par le vide et l’immobilité – seul avec les objets inertes, son image d’homme comme absorbée, épongée dans l’entourage. Tournant la tête parfois, lentement comme pour chercher quelque chose, un semblant d’explication peut-être. Les coudes serrés contre le corps mais comme par inadvertance ; les poings, deux renflements au milieu des poches, en attente mais de quoi. Regardant, à droite, puis à gauche, se retournant complètement. Frottant sa chaussure sur le sol neuf comme pour en éprouver la solidité. Faisant des gestes lents, jaugeant, jugeant l’espace. Dimension, hauteur, matières, objets. Une évaluation technique, technologique corrélée au mouvement de tête, unie à la circulation du regard. Escabeau, étagères, pot de peinture vide Corona Glycérophtalique tenant lieu de poubelle. Charpente grêlée de rivets bombés.

S’approchant, l’écho des pas dans le hangar vide. Un empilement de caisses en bois, de cartons hétéroclites, de matériels divers étalés au milieu de la pièce. Les traces de roues d’un chariot élévateur imprimées vers ce fatras. Le sol neuf déjà abîmé par endroits, rayé profondément. Un diable rouge à la peinture écaillée, aux roulettes dépareillées (l’une grise et l’autre noire) comme une silhouette en attente, adossée à ce déballage.

Jaugeant l’espace. Examen d’un travail, tâche, devoir, labeur, difficulté. Cherchant une habitude un souvenir, une comparaison. Combien de temps pour installer ce tas de caisse ? Combien pour monter cette lignée d’étagères ? A deux personnes ? Tout seul ? Habitude des lundis d’intérims, le temps perdu pour l’accueil, trouver le lieu. Puis chercher ses marques, enfiler la cotte, sentir encore l’odeur du travail précédent, les traces : auréoles de gas-oil, tâches de peinture, accroc à la manche gauche (quinze jours auparavant, un tournevis qui ripe en démontant les vis rouillées d’une machine). Réfléchir : l’action à faire, les gestes, la coordination. L’expérience des petits boulots sans qualification, la débrouille. Faire du béton ? Repérer le lieu pour la bétonnière, voir le trajet le plus court et plus facile pour les brouettées. Bosser dans un atelier ? Remarquer les machines qu’on connaît, les faciles comme la perceuse à colonne, éviter si possible les presses, les découpeuses, dangereuses quand on ne connaît pas parfaitement l’engin.

Pas d’électricité, la tranchée n’est même pas faite, peut-être demain, après-demain : paroles du patron auparavant dans le bâtiment marqué accueil. Par conséquent, les horaires de travail devant être calqués sur la meilleure lumière du jour, jusque vers dix-sept heures. Le patron, gros homme en costume sombre, visage rouge même très tôt le matin, s’épongeant le front, soufflant.

Regard fuyant, pressé, se tenant devant l’ouvrier taciturne, juste au seuil de son bureau, la porte laissée entrouverte, et lui, le patron, dansant sur ses pieds comme un boxeur, les mains enfoncées dans les poches, s’échappant sans cesse comme animées de vies indépendantes. Laissant croire les mille choses à penser pour les patrons. Le kleenex replié dans sa main épaisse traçant des arabesques blanches, du front vers le vide, du vide vers rien. Un triangle dessiné dans l’entrebâillement de la porte, l’ouvrier apercevant le coin d’un bureau, plateau de bois encombré, une coupe sportive décorée d’un footballeur et juchée au-dessus d’une pile de papiers, un dossier en cuir noir, un fauteuil à l’arrière plan, un carton ouvert comme un emménagement inachevé. Derrière sa tête, l’étiquette " Directeur " sur le mur, juste à côté du chambranle, une mouche tournant par hasard, finissant par se poser sur le sommet du premier E comme un accent. De l’autre côté de la porte, parfaitement symétrique à l’étiquette, une affichette format A4 : peinture fraîche. Le patron parlant, mouvements du kleenex qui rejoint la poche. Dans l’entrebâillement de la porte, le footballeur en équilibre sur la pile de papier, son pied de bronze levé, prêt à toucher un ballon ; la sphère, la chaussure crantée noyée dans le socle, des stries pour figurer le gazon, le tout dans une couleur cuivrée.

Le patron apercevant un autre employé, un gars en blouse grise et cheveux de même couleur. Le hélant. Le prénom du gars tout de suite oublié. Le patron : tu sais l’intérimaire qui... L’autre, blouse grise, cheveux gris, regard gris vers l’ouvrier, un air triste de chef d’atelier habituellement brimé. Le patron libéré, tellement de choses à penser.

Ressortant du bâtiment, juste avant remarquant deux distributeurs rouges accolés, les façades lumineuses présentant sur l’un, la photo d’une tasse de café fumante, sur l’autre, une barre chocolatée entamée d’un coup de dents. Une secrétaire derrière un comptoir, blonde, cheveux coupés au carré. Au téléphone et ne levant pas la tête de ses papiers. Derrière elle, face au mur, tournant le dos à la salle, une autre employée devant un ordinateur. Le patron rattrapant l’intérimaire par la manche de son blouson au moment de franchir le seuil avec l’employé en blouse grise devant. Le stoppant dans l’élan, tourné à moitié, la clenche dans la main. Voyant par-dessus l’épaule du patron, dans la transparence du carreau de la porte, la secrétaire derrière le comptoir, téléphonant, ne levant pas la tête. Le patron : faudra faire gaffe, c’est du matériel qui coûte bonbon.

Dehors, quatre voitures : une Peugeot 205 beige, une Renault Cinq marron, une Renault 21 grise (la peinture craquelée, à l’arrière un autocollant en forme de poisson avec l’inscription " j’aime la pèche "), une Mercedes gris métallisé. Par jeu, restituant les voitures à leurs propriétaires : la Renault Cinq et la 205 aux secrétaires, la Renault 21 d’évidence à l’employé de même couleur terne, la Mercedes au patron.

Dehors le souvenir de l’arrivée dans cette cour une dizaine de minutes auparavant, l’impression toute proche d’avoir surpris une activité dans une obscure construction située à droite, le temps d’apercevoir une porte coulissante glissée sur le côté, laissant une ouverture béante à noirceur de four avant d’obliquer brusquement à gauche en direction du bâtiment accueil, juste parvenant encore quelques bruits métalliques (devinant un outil posé sans ménagement sur un coin d’établi, et le sifflotement correspondant de l’ouvrier).

Suivant maintenant dans l’autre sens l’employé au prénom oublié, à travers une vaste étendue nue, remarquant des ornières profondes dans le sol, traces de roues de camions ou d’engins. Du goudron, du gravier déposé par plaque comme à la hâte pour combler les trous, un piquetage régulier de bâtonnets rouges dans la pelouse. Avançant vite vers un hangar encore lointain, l’intérimaire mains dans les poches, cheminant à côté de la blouse grise, tous deux baissant la tête, il bruine.

Le chef d’atelier ouvrant la porte, éclat de métal des deux clés neuves, l’une triangulaire et fichée dans la serrure, l’autre, identique, accrochée à un anneau à la première (on comprend qu’il faudra fermer et ramener les clés). Posant une boîte et une lampe sur le comptoir. Ressortant aussitôt avec un geste évasif comme se retenant de dire quelque chose, de toute façon le patron ayant déjà expliqué le travail tout à l’heure. L’intérimaire au milieu de la pièce, mains dans les poches, à nouveau seul. Pas de chauffage mais avec ce qu’il y a à remuer, on n’a pas froid, encore une phrase du patron. Maintenant, donc, seul dans ce hangar isolé au fond de la cour. Par la vitre de la porte d’entrée, apercevant le bâtiment d’accueil. Toujours au milieu de la pièce, bougeant enfin vers le carton. Des pages de codes barres autocollants à apposer sur le matériel, 50 par page. Une étiquette sur chaque objet et la dernière apposée sur le registre d’inventaire. On range les choses, on note la position occupée sur les étagères numérotées, ainsi de suite. Ramener le registre d’inventaire et les clés chaque soir à la secrétaire, la blonde, cheveux coupés au carré.

La lampe torche prêtée par l’employé gris, maculée de ciment, lourde, bosselée comme une vieille gourde de fer blanc, posée sur le comptoir, masquant en partie la mention " Manhattan, le mobilier professionnel ".

Remplir les étagères vides avec le fatras étalé au milieu de la pièce, c’est le boulot.

Le boulot, le boulot... Comment nommer ? Combien de boulots différents ? Vingtième trentième contrat avec la boîte d’Intérim ? Avoir été pendant quinze ans ouvrier chez un équipementier automobile, fabriquant des tableaux de bord. Puis, licenciement pour raisons économiques. Le conseiller de l’ANPE qui répète : pas de votre faute, pourtant on se sent coupable. Après, disant encore, vu l’intérêt pour les métiers de la vente, que mon nom, enfin on se comprend, mieux vaut abandonner l’idée. Sur la fiche, marqué technicien polyvalent. Avoir fait dépanneur en électroménager ; le magasin a fermé.. Avoir tenu un guichet pièces détachées dans un garage automobile, dernier arrivé, premier viré. Depuis, regardant les annonces du type agent de maintenance, magasinier, manutentionnaire, ouvrier en bâtiment, travaux divers dans les boîtes d’Intérim. Cariste, ne pouvant plus le faire à cause du certificat de conduite maintenant exigé. Ayant parcouru toutes les banlieues. Plus le contrat est court, moins le patron est facile. Parti souvent avant l’aube, revenant quand tout le monde a dîné. Parfois logeant dans des hôtels, formules économiques, cubes de béton poussés comme des champignons dans la boue de zones commerciales jamais achevées. Quand c’est possible, partageant la chambre à plusieurs pour limiter les frais. Bougeant tellement, en bus, en train, en métro, mélangeant les parcours, les stations. Mais enfin, intérimaire, ça paye. On en met de côté.. On est tranquille pour la femme et les enfants.

Faut faire avec les patrons à chaque emploi. Par mon nom, aucun doute sur l’origine. Les premiers regards, du papier à en-tête de la boîte d’Intérim vers la tronche de celui qui la représente. Et semblant réfléchir (connaissant par cœur les couplets : pas là pour rigoler, en France c’est comme ça). Comme si j’étais d’ailleurs. Né ici, parfois plus proche qu’eux, moins étranger avec leurs accents du midi, du Nord, du Centre. Ayant suivi le collège jusqu’à la troisième. Ayant fait manutentionnaire à Rungis à seize ans, la cueillette des pêches dans le midi, les pommes dans les Ardennes, les raisins en Alsace. Ayant monté des tableaux de bord pour les camionnettes et ma femme rencontrée là-bas. Toujours travaillé, malgré cela, les mêmes couplets. Parfois, plus insidieux, le patron jouant au copain, type ouvert, souriant. Cigarette ? Leurs monologues sans rapport avec le boulot : insécurité dans les banlieues, montée de l’intégrisme, toute une philosophie vue à la télé. Au bout du compte concluant toujours : sérieux dans mon boulot et tout se passera bien.

Apportant un premier carton avec le diable, se plaçant sur le comptoir pour bénéficier de la lumière par la porte vitrée. Grattant l’extrémité du scotch réunissant les deux rabats du couvercle. Sous l’ongle et dans l’épaisseur du carton, la rayure infime du cutter ayant séparé la bande de papier collant du rouleau. Imaginant le geste rapide pour rabattre le scotch sur le flanc, quelques plis zébrant la surface de l’adhésif, des bulles d’air emprisonnées, formant comme de petites cloques. Le coin décollé, angle minuscule entre le pouce et l’index, bruit d’une étoffe qui se déchire, les doigts saisissant les rabats ainsi libérés, deux agrafes à la couleur cuivrée cédant avec un claquement sec, le fin métal tordu, la déchirure du carton à cet endroit précis. La bizarre impression d’ouvrir un cadeau de Noël.

L’alignement de boîtes blanches à l’intérieur, impeccablement rangées dans le même sens et la répétition de la mention sur une étiquette collée parfois légèrement de travers Courroies Synchroflex. Passant cinq minutes à feuilleter le registre d’inventaire et s’apercevant qu’elles sont triées par " pas " croissant, puis par longueur et nombre de dents, en dernier par largeur.

Lisant plus précisément l’étiquette des boîtes : courroies Synchroflex en Polyuréthane, pas 10mm, température d’utilisation -30°C à +80 °C, vitesse maxi 40m/s et rendement jusqu’à 98%. Longueur 780 mm, 78 dents. Largeur 32mm. Dégageant quelques éléments, constatant trois rangées de vingt boîtes chacune. Collant une étiquette sur chaque boîte et la dernière étiquette à l’endroit prévu sur le registre, non sans mal pour le retrouver parmi les douze sortes de courroies Synchroflex. Remettant toutes les boîtes dans le carton, le carton sur le diable.

Traversant à nouveau la pièce en direction des étagères. Où les mettre ? Se plaçant juste au milieu, au hasard. Les indications éclairée à la lampe torche. En bas à gauche, une petite étiquette métallique, carrée d’environ 5 cm de côté, dépassant du pied massif de l’étagère : travée D. A hauteur d’yeux, sur la tranche de la tablette grise, peint au pochoir en blanc : ligne 5. Puis, alignant les boîtes du fond vers l’avant, juste en face d’une graduation (chiffre 6), également peinte en blanc sur la tranche de l’étagère mais en plus petit format. Traversant vers le comptoir, notant D56 sur le registre en face du code barre déjà collé.

Repartant vers le centre de la pièce avec le diable et le carton vide, le balançant en direction du balai et du pot de peinture transformé en poubelle. Saisissant maintenant un autre carton plein, le portant sur le chariot, rejoignant le comptoir, ouvrant la boîte : réducteurs planétaires, rapport de 48 :1, double ou simple, masse : 0,8 kg, durée de vie 12000 h, vitesse maxi 3000 t /mn, lubrification à vie, boitier aluminium, engrenages et arbres en 12NC15 (le dernier étage en 12NC15 cémentré trempé), garantie 13 mois. Se grattant la tête.

Déjà fait des dizaines de fois. Connaissant le métier. La conscience de ce qu’il y a à ranger, cinq jours n’étant pas de trop. Le catalogue du grossiste dans la boîte en carton posée sur le comptoir : engrenages et composants mécaniques. Les pages feuilletées, chacune ornée d’une photo noir et blanc d’un objet. Au hasard, page 58 : engrenage droit à 45 dents en acier, vitesse linéaire 300 m/minutes.. Page 59 : engrenage droit moulé en Hostaform, de même dimension (En haut des deux pages, un encadrement gris clair avec effet d’ombre portant la mention ensembles de serrage, clavettes et goupilles s’y rapportant).

C’est sûr, on va perdre du temps en passant par le comptoir. La solution toujours possible d’amener les cartons près des étagères, et moins de manipulations à faire, mais la pénombre, l’obligation d’utiliser la lampe torche, tout le temps la caler ou la tenir, bref, se grever d’une main au moment du collage des étiquettes. Difficulté supplémentaire, perte de temps, autant renoncer.