Pour aller où tu ne sais pas
Il faut prendre le chemin
Que tu ne connais pas
Saint Jean de la croix
à LILOU
1
Lumière crue
Un homme est accoudé au comptoir ; derrière, le patron ;
à une table, un client.
Face au public, une femme, la récitante
ELLE
Jai longtemps lutté contre moi contre en moi
le ressac sur le sable ramenée toujours repoussée
plus loin - contuse rivée peut-être peur de lêtre
jai lutté avec de moi le silence les mots empierrés
dire taire ne savais engluée peut-être jai
lutté longtemps - chaque mot la pierre cracher mal de gorge après
- voix blanche - morte peur de lêtre jai
continué il le fallait là il était là
vu soudain là
Elle regarde lhomme
Dabord le rebord bombé ?
Dun côté le vide
De lautre la rainure pincé ?
Ensuite les coudes contre le rebord ils ont glissé
rugueux pourtant
Mais rien ni froid ni coupure rien il ne sent rien juste
le corps basculé en avant
Alors les attaches des épaules elles se tendent les
os poussent la chair
Sagripper la douleur où? sappliquer
Il récapitule en vie ses pieds à plat sur
le pavé il ne tombe pas ses doigts le verre - rouge
la surface sans doute abaisser le regard le long du pouce
les poignets après- cest sûr les bras
contre le rebord les coudes les siens ? ne sait plus
Lhomme veut porter le verre à ses lèvres ; il saffaisse
; soudain des convulsions
LE PATRON DU CAFE
Oh là René ! Quest- ce qui tarrive ? René,
ça va pas ? Merde ! Thomas ! Thomas, vite, apporte- moi une cuillère
! Arrive !Dépêche ! Il va sétouffer !René,
Bon Dieu ! assieds- toi sur ses jambes !Non ! Attends ! Va me chercher
une serviette ! Mouille-la ! Thomas ! Quest-ce que tu fais ! Donne
! Assieds toi ! Ca y est, il est calme. Merde ! Tu sais comment
ça sappelle ! Je te raconte pas !Il manquait plus que ça
au tableau ! Et va falloir encore le ramener ! Putain ! Et voir son air
digne ! Faut lui dire ! Tu crois pas ? On peut pas sonner et sen
aller comme dhab . Tiras chercher le docteur pendant que je
parlerai.(A René, évanoui) Mon pauvre gars !
ELLE
Soudain les bras en arrière, les jambes ouvertes, cest fini
Noir
2
Lumière tamisée
Le café se remplit peu à peu, des clients au comptoir, un
accordéoniste joue une romance ; autour dune table, deux
couples jouent aux cartes : Pierre, Marine, Jean, Denise
ELLE
Il était heureux puisquelle était heureuse
Certes il se sentait un peu délaissé mais il ne parvenait
pas à lui en vouloir ; dans ces yeux gris, la lumière nouvelle
Cétait
contre lui quil semportait : pourquoi jamais dans leurs étreintes
? Il y lisait un aveu douloureux. Il se demandait même comment lune
delle avait pu lallumer
RENE
Quest-ce que tu fais ?
JEAN
Je passe las
RENE
Cest pas vrai !
JEAN
Quoi ?
RENE
Rien
JEAN
Si, dis
RENE
Je te lai dit cent fois
JEAN
Quoi ?
RENE
Les atouts, ça ne te dit rien
JEAN (aux femmes)
Je peux la reprendre
MARINE
Si tu veux
Jean reprend sa carte et en jette une autre
RENE
Jy crois pas !
MARINE
Mais laisse le jouer comme il lentend !
RENE
Je crois pas quil entende
JEAN
Quest-ce que jai fait ? Jai joué atout !
RENE
Jai remarqué !
JEAN
Je te suis pas
RENE
Tu peux le dire !
MARINE
Cest pas grave. Cest à toi Denise
JEAN
Non attends ! Je voudrais savoir !
RENE
Oublie ! Faut juste que je mhabitue
JEAN
A quoi ?
RENE
A perdre ! Cest pas que jaie lhabitude de gagner, mais
ne plus avoir despoir, tu comprends, seule la mort est pire, et
encore, mieux vaut être mort-mort que mort-vivant
JEAN
Tes pas drôle. Cest un jeu
RENE
Justement
JEAN
On samuse .Mes bêtises, ça devrait te faire rire ;
cest pour ça quon joue ; non ? Quest-ce que vous
en pensez les filles ?
DENISE
Ca y est, cest reparti
MARINE
Allez, joue, fais nous rire
JEAN
Tu crois pas, Pierre ? On passe le temps, non ?
RENE
Non :on larrête - pour voir
JEAN
" On larrête - pour voir " : le revoilà avec
ses énigmes
RENE
Tu connais les miroirs magiques ? Quand tu y regardes, tu te vois mais
cest pas toi ; cest toi mais autre, lautre en toi, que
tu deviendras peut-être
MARINE
Tu prends tout au sérieux, mon amour ; mieux vaut prendre la vie
pour un jeu. Allez, on joue ? A force de passer le temps, on nen
aura plus pour aller danser
JEAN
Un jeu est un jeu ; quand on joue pas, on joue pas, quand on joue, on
joue
DENISE
Alors là, chapeau !
MARINE
Quand on joue pas, on joue quon joue pas ; et quand on joue, on
joue quon joue
DENISE
Vous êtes fatigants
MARINE
René, il joue le joueur en colère , Jean, le naïf ;
tu vois pas quil fait semblant de ne rien comprendre : il a choisi
dêtre celui qui ne comprend pas. Et sil change demploi,
il change le jeu . Plus de colère, ça sonnera faux. Si tu
essayais ? On pourrait vite finir la partie
JEAN
Et Denise, elle joue quoi ?
DENISE
Tu vas pas ty mettre, toi aussi.
MARINE
Venez ! On danse !
Ils se lèvent et dansent
RENE
Il ne comprenait pas et jétais en colère
MARINE
Juste un excès didentification ; cest rien mon amour,
ne tinquiète pas
RENE
Lamour alors, tu le joues ?
MARINE
René, je ten prie, je suis heureuse
RENE
Tu joues à lêtre ?
MARINE
Mon amour, je plaisantais.
RENE
Et notre enfant, tu as joué que tu le voulais ? plus parler dautres
choses, plus supporter la vue dun berceau, pleurer devant les médecins
? Si ne plus être heureuse avec moi sans enfant était un
jeu, alors, je naurais pas dû souffrir
MARINE
Nous étions mariés depuis si longtemps
RENE
Non, cétait hier
MARINE
Quest-ce quil y a René ? Tu nas pas envie de
fêter la bonne nouvelle ?
ELLE
Elle était sûre que ce serait une fille ; elle disait "
nous lappellerons Madeleine ; je lappellerais Made ; cest
joli, Made " ; il ne disait rien. Il allait désormais seul
sur les rives du fleuve ou au bord des falaises ; de temps en temps, il
arrêtait sa moto et regardait leau changeante.
Ce fut une fille. Elle naquit une nuit. Le lendemain matin, il alla à
la mairie et déclara " Maud ". " Mais tu tes
trompé ; Made, pas Maud " ; il répondit " cest
trop tard "
Quand il revenait, le soir, des Chargeurs réunis, il lapercevait
dans la pénombre penchée au dessus du berceau ; elle écoutait
son souffle. Tout le malheur des hommes ne venait-il pas dune seule
chose, ne pas admettre le malheur ? . Ce quil croyait avoir perdu
navait peut-être jamais été, jamais pu être
. Il ne savait de quoi il souffrait le plus : de ne plus attendre ou davoir
attendu en vain ; cétait de sa faute, il naurait pas
dû croire quon pouvait ensemble naître . Il lui fallait
laccepter : on ne pouvait être rendu à soi-même
que dans la solitude . Il ouvrait un livre ; mais son regard sans cesse
glissait par lentrebâillement de la porte ; elle souriait
; à qui ? à lui peut-être, pour le convier à
lindulgence ou même au partage. " Il faut que je sois
patient, cest toujours comme ça les premiers temps "
Il regardait les mots. Plus rien navait de consistance . Il devait
y avoir quelque part une faille où le sens se perdait ; ou alors
cétait lui ; en lui, un défaut dêtre.
Noir
3
Faible lumière
René est assis seul à la table ; devant lui, un verre de
vin rouge
RENE
Ouvrir les yeux la bouche sèche sur les tempes
létau contre les tympans le battement
quelques secondes seulement quelques secondes sans et ça
reprend des gouttes des gouttes de temps qui tombent
un talonnement incessant dormir cest fini regarder
devrais pas regarder larmoire floue le miroir
plisse les paupières devrais pas estocade
entre les deux orbites referme fermer laisser fermer
les yeux shabituer à lidée ne
verras plus fini perdu de vue dans ton crâne
enfonce fissuré le crâne jai peur
à force les contours on oublie peut-être la première
fois attendu
la mise au point (rire) après pensé
au monde il est poussé une membrane pendant que je dormais
opaque étanche trop dormi deux mois
trop longue nuit tout sest éteint les
sons même les odeurs puis compris le monde
était indemne cétait moi en moi
quelque chose débranché un ressort sauté
quand je suis tombé rétracté trop longtemps
impossible à bander trop tard fini
cest fini je me dresse les premiers pas sais- la torpeur
attraper la poignée attends sais après
répété (rire) un pas un regard
accusateur glisse le long pénètre avancer
posément la table il se détourne mignore
sasseoir plus bouger rester là le soir
viendra une goutte puis une goutte je peux pas me
penche devrais pas - réflexe la porte du buffet
elle va crier elle crie vois ses lèvres "
tu me fais du mal " - dit ne dit pas " tu Te fais du
mal " - Te Te cest tout pas exigeant
non non ne comprend pas na jamais compris
elle pas difficile non imagine nageur mort
presque une branche il tend le bras devrait
pas perd ses forces mais sursaut sursaut dernier
peut pas sempêcher - ne sait pas elle
na jamais su aimer attendre de lautre lêtre
aimer lapprend-on ? mauvaise grâce
son être à elle donné avant même dêtre
bien logé bien au chaud pas besoin de sortir
juste un petit tour histoire de jouer tiens si on
saimait un petit tour et puis sen vont lenfant
elle laime oui non une excroissance
une pièce de plus on sagrandit (rire) plus
despace on respire pas besoin de sortir lautre
lautre non irrespirable la cave tombés
en même temps lui moi soignés par elle
lui répugne un peu faut dire bien écorché
pas beau à voir (rire) - pas de peau
Jean entre
JEAN
Pouah ! Cest sinistre ici. Tu peux pas allumer la rampe, Chris ?
On va mourir !
RENE
Cest déjà fait
LE PATRON DU CAFE
Jai plus de lumière ; y a eu un court circuit. Quelquun
va venir
JEAN
Quand ?
RENE
Quand je suis tombé
LE PATRON DU CAFE
Quand jai branché le poste
JEAN
Tu es tombé ? Quel poste ?
LE PATRON DU CAFE
Le poste de télévision
JEAN
Tas acheté un poste de télévision ?
RENE
Le sol était mouillé : jai dérapé
LE PATRON DU CAFE
Je voulais voir les images :mon beau-frère en est
JEAN
Mais quest-ce que vous racontez ?
LE PATRON DU CAFE
Abdé, qui bosse chez Renault. Ca minquiète ; il paraît
quils veulent descendre sur Paris ; y a le couvre-feu. Prends pas
cet air bête ! Cest la guerre ! Tu sors doù ?
JEAN
Ca va ! Tes retombé ?
RENE
La douleur, surtout, je men souviens, une douleur
térébrante
JEAN
Tu mas fait peur ; jai cru que tu étais blessé
LE PATRON DU CAFE
Il ne lest pas peut-être ?
JEAN
Donne- moi un café
LE PATRON DU CAFE
Une minute, je suis occupé
Des ouvriers apportent des pierres quils mettent en tas sur le
devant de la scène côté cour ; le patron du café
les aide
JEAN
Quest-ce que cest que ces pierres ?
LE PATRON DU CAFE
Jen ai marre de la vitrine, des gens qui passent et qui regardent.
Sils veulent voir, ils nont quà entrer
JEAN
Non ! Cest pas vrai !Un mur ? Tu trouves pas que cest déjà
assez sombre ? On va crever ici ! Tu viens René ? On va faire un
tour ?
RENE
Cest elle qui ta dit
JEAN
Quoi ? Je suis passé ; elle ma dit que tu devais être
là
RENE
Cest tout ?
JEAN (hésitant)
Cest dangereux ! Le médecin a dit " des troubles nerveux
graves " ! Pense à ta santé
RENE (à Chris)
Il arrive encore à me faire rire ; et Dieu sait si jen ai
envie
LE PATRON DU CAFE
Moi, jy crois pas , il le fait exprès, cest pas possible
autrement. Comme pour le F.L.N. Ne pas en avoir entendu parler, ça
se peut pas. Tu sais lire quand même ?
JEAN
Tes pas aimable aujourdhui . Viens, René, on va faire
un tour
LE PATRON DU CAFE
Il y tiens à son tour ! Tu le prends pour qui ? Un taulard ? Un
reclus ? Le tour de quoi, on se demande !
JEAN
Tu trouves que cest mieux de lui servir du vin ?
RENE
Cest lautomne, non ?
JEAN
Non! On est en
RENE
Jai aimé le ciel dautomne, délavé
du blanc sale on pourrait le croire du moins - mais la lumière
une
lumière gris pâle, pareille aux yeux des Madones au
delà du voile - ni cruauté, ni illusion les angles
des immeubles estompés, les couleurs tapageuses de lété
confondues cest triste et doux - comme la vérité
JEAN
Mouais ! Ca vaut pas un ciel bleu . Mais si tu veux de la grisaille, viens,
tu vas être servi aujourdhui
RENE
Cétait avant
JEAN
Le ciel est toujours le ciel
RENE
Je nentends même plus les feuilles sous mes pas
JEAN
Sur le trottoir de lavenue, tu sais, les feuilles
RENE
Dans le lointain il y avait la trouée: rouler au bord du
regard, le défilé aveugle des immeubles devant, la
mer ardoise - devinée dabord puis elle vient
avec des convulsions décumes lodeur de liode
- lodeur de la vase - mêlées
Il prend sa tête dans ses mains
JEAN
René, faut bien vivre
RENE
Avec en soi la mort ?
JEAN
Texagère ! Je vais te dire : ton problème, cest
les mots, tu les aimes trop. Cest pas grand chose, cest comme
les tampons que je mets à la douane : identifier, peser ; circulez
! sinon, ça encombre. Toi, je vais te dire, tu as la tête
toute encombrée
LE PATRON DU CAFE
Ca nencombre que les têtes qui veulent rester vides
RENE
Je suis un arbre sans feuille ; je nai plus de prise au vent ; il
faudrait mabattre
JEAN
Tentends ! Cest de ta faute aussi ; tu devrais pas lui servir
à boire ; le médecin a parlé dépilepsie,
je te signale
RENE
Quest-ce que tu as dit ? (silence pesant) Quest-ce que tu
as dit ? (criant) Répète !
LE PATRON DU CAFE
Putain ! Tes trop con
Noir
4
René est assis à la table ; Chris, le patron du café
commence à construire le mur côté cour ; Elle le regarde
RENE
Je suis là
Elle se retourne, regarde longuement René, puis se détourne
vers Chris
RENE
Là, regarde
Elle tourne de nouveau son regard vers lui puis sapproche de
Chris et observe ses gestes
RENE
Fais-le, continue, il le faut
Elle se retourne brièvement puis sadresse à Chris
ELLE
Je peux taider ?
RENE
Si tu ne le fais, qui le fera ?
Elle regarde tour à tour René, Chris, René puis
le public
ELLE
Un soir
RENE
" Un soir
"
ELLE
Le soir, à la sortie des hangars, il allait lentement le long du
quai ; il aimait distinguer entre les odeurs, reconnaître derrière
le remugle huileux du port, les senteurs marines, le rude parfum du sel,
le fumet entêtant des coquillages échoués, les picotements
du sable, et le linge frais du vent tapait contre ses tempes. Dès
quil avait atteint le môle, il accélérait ;
il ne ralentissait pas avant de pouvoir lire lheure à lhorloge.
Sil avait le temps, il sarrêtait chez Chris ; lhiver,
la rampe au-dessus du bar était comme un phare ; quand le temps
nétait pas couvert, il lapercevait du front de mer.
Il entrait et commandait un café : " bien serré, chef,
jai pas envie de mendormir trop tôt ". Il les regardait
: la déchéance où ils sombraient lentement lavait
toujours fasciné. Il écoutait leurs voix de plus en plus
traînantes, le tintement de leurs verres, jusquà ce
que les relents du vin répandu sur le comptoir de cuivre le prennent
à la gorge. Il se hâtait de payer, remontait vite sur sa
moto et démarrait, dans létonnement où laisse
le désenchantement. Cétait un signe :comment a-t-il
pu lignorer si longtemps ? Cétait un signe et cétait
un présage. Il ne suffisait pas den prendre acte et de partir
; il aurait fallu y lire quun jour il serait perdu par ce qui le
sauvait
RENE
La déchéance des ivrognes était un miroir magique
: jaurais dû y voir mon image, sans laveuglante évidence
dêtre de lautre côté, du côté
où parlent encore les sens
ELLE
Un jour vint où plus aucune odeur ne lui parvint ; il restait chez
Chris jusquà la fermeture
Elle sapproche de Chris et veut laider, elle pose une pierre
sur le petit pan de mur monté, se retourne, sadosse, la pierre
tombe
RENE
Tu ne racontes pas ? Cest peut-être mieux ainsi : ça
na été quun rideau brusquement tiré ;
mais derrière, tout était déjà là
Elle ramasse la pierre et la donne à Chris qui montre du doigt
le seau de mortier
ELLE
Un soir, comme il rentrait à lheure habituelle
RENE
Je métais peut-être attardé, elle avait espéré
ELLE
Elle lavait interpellé dès le seuil de la porte
RENE
Elle a dit : " tu as oublié ta fille "
ELLE
Une moue déformait sa bouche, lenfant dans ses bras sagitait
RENE
Jai oublié ma fille ?
ELLE
Elle sétait assise à la table ; il la voyait de profil,
le regard fixe
RENE
Quest-ce quil y a ?
ELLE
Il sétait approché, avait posé son casque sur
la table
RENE
" Son Noël ! Aux Transports ! "
ELLE
Cétait vrai, il avait oublié. Il lui expliqua quil
était reparti directement du port, quil nétait
pas repassé par le bureau, quun arrivage de coton lavait
retardé, quil sétait dépêché
de rentrer. De toute façon, ils allaient le lui garder. Il tendait
un doigt à lenfant, qui lattrapait, le serrait, le
lâchait, lattrapait de nouveau. Elle gardait sa moue boudeuse
RENE
Bon daccord, jy vais
ELLE
Dehors le froid lavait saisi ; la nuit était tombée
; la bruine le faisait ciller
RENE
Est-ce quon peut oublier sa fille ?
ELLE
A lintersection de lavenue, il avait vu arriver un camion
sur sa droite, il sétait arrêté
RENE
Tiens, jai oublié mon casque
ELLE
Le camion poussif ralentissait
RENE
Dépêche-toi ! Jai froid !
ELLE
Le conducteur lui fit signe de passer. Il démarra. La chaussée
glissait. Il sengagea dans lavenue. La pendule de lhorloge
marquait
RENE
Six heures un quart, il est trop tard, ils vont être tous partis
ELLE
Soudain sur lui lavant dune voiture
RENE
Larête du trottoir noire
ELLE
Au-dessus de lui des voix brèves qui sappellent
RENE
Ouvrir les yeux
ELLE
Il est encerclé par des ombres
RENE
Affolées - pourquoi ? Envie de dormir tellement
ELLE
Soudain une douleur fulgurante lui traverse le crâne ; il sent se
répandre dans sa bouche un liquide épais
RENE
Ma jambe brûle eux dedans fouillent
ELLE
Il sombre
Noir
5
Marine, Jean et Chris sont assis autour dune table ; Elle poursuit
la construction du mur
MARINE
Il faut lui parler
JEAN
Il entend ?
MARINE
Ils disent que cest comme un appel dans la nuit, au loin, presque
inaudible - une présence, de lautre côté de
la nuit
LE PATRON DU CAFE
Quelquun qui lattend
JEAN
Il bouge ?
MARINE
Pas un mouvement ; ses paupières restent baissées, comme
si celles dune poupée cassée. Deux mois déjà
LE PATRON DU CAFE
Vouloir même il na plus la force ; il a désappris.
Il y a cette nuit qui en lui sapprofondit, qui lattire ; lâcher
prise - il lui suffit de lâcher prise pour être happé
des entrailles chaudes peut-être mais il reste
immobile, en équilibre, retenu par une voix
JEAN
Doù tu sais ça toi ? Tu nous récites quoi là
? La mort : le même chemin, en sens inverse ? On rentre dans le
ventre ? Nimporte quoi
MARINE
Chaque jour, je dois trouver quelque chose à dire . " René,
dehors, il y a le givre du matin qui blanchit les vitrines, tu te souviens
? Jai laissé traîner mon doigt, jai regardé
plus bas les traces des doigts denfants. Tu essayais de deviner
leur âge ". Jai quadrillé la fenêtre. Chaque
jour, je décris minutieusement une parcelle ; parfois en face une
autre fenêtre, cest inespéré : il y a tout le
mobilier, je le détaille, jinvente une histoire : hier, jai
vu un piédouche, vous voyez ? En ébène, vide, jai
dit : " Lhomme la ramassé dans la rue : il marche,
la nuit est humide, il se hâte ; sur le bas côté il
aperçoit, cassé, un pied, il sarrête, lexamine,
lemporte ; le lendemain, il le répare, il imagine une statue
dessus, il lui faut cette statue, il part à sa recherche ; depuis,
il la cherche : ramasser ce quon a abandonné au bord des
routes, il naurait pas dû, on le lui avait appris pourtant
" ; demain, jinventerai une nouvelle règle
JEAN
Tas quà dire ce qui te passe par la tête
MARINE
René, en moi, il y a le malheur
JEAN
Pourquoi tu dirais ça, cest absurde
MARINE
Je suis enceinte, les médecins me conseillent davorter ;
ils disent quil ne survivra pas. Un enfant conçu la veille
JEAN
Cest incroyable
ELLE
Mal taillées, les pierres ; du mortier, il en faut
MARINE
Un enfant blessé, comme lui, blessé de sa blessure, de ma
peur, de mes cris ; lui dire ça
Ils disent : " Madame,
vous étiez heureuse, vous avez des souvenirs heureux, racontez-lui
" Mais ça me rend triste de parler davant ; rien ne
sera plus jamais comme avant
JEAN
Les lésions sont irréversibles, ils lont dit ?
MARINE
Il aura perdu une partie de ses sens
JEAN
La mémoire peut-être
MARINE
La parole
JEAN
Et maintenant, va lui dire quavant le dimanche
LE PATRON DU CAFE
Peu importe les mots que tu prononces ; ce sont des sons du monde ; il
doit en entendre le murmure, sinon, il lâche, tu comprends ?
JEAN
Tu parles ! Va lui dire quavant le dimanche
LE PATRON DU CAFE
Ta voix. Tu es toute entière dans ta voix
MARINE
Mais si ma voix est triste
JEAN
Le dimanche, le violon, terminé
MARINE
René, René
Noir
6
Lumière faible
Le mur sétend sur toute la longueur de la scène, haut
dune cinquantaine de centimètres
LE PATRON DU CAFE
Cest pas comme ça quil faut faire : trop bas, trop
long, où est la porte ?
ELLE
Je suis fatiguée
RENE
Pas encore, cest pas fini
ELLE
Plus de ciseau, des pierres sèches, plus de gypse, de celui quon
cherchait au fond des carrières, il y en a plus, cest fini
et jai plus rien à dire.
LE PATRON DU CAFE
" Du gypse " vlà autchose ; il navait
pas tort, Jean, avec ses mots qui encombrent ; tel père, telle
fille
ELLE
Sait-on jamais qui engendre lautre ?
LE PATRON DU CAFE (regardant le muret)
Il faut que je casse ; il y a pas moyen
ELLE
Il est mort seul dans une rue en prononçant son nom
RENE
Quest-ce que tu racontes : quelle rue ? quel nom ?
ELLE
Le mien, las tu jamais prononcé ?
RENE
A la mairie, je me suis trompé
ELLE
Encore !
RENE
Elle avait dit : " Béatrice, Renée, Marine " .
Tu peux pas tout laisser tomber ; il y a encore beaucoup à déterrer,
à estampiller, comme dirait
ELLE
Il sest tu, lui aussi
RENE
Raconte
ELLE
Jai lutté trop longtemps. Quai je encore à dire
? Comment tu as réappris à vivre ? Comment elle texpliquait
le jour et la nuit, marcher, manger, sourire et
RENE
La bohémienne
ELLE
Je lai trop entendue
RENE
Dès ce moment, je savais ; je savais sans savoir ; je sentais,
je pressentais ; quelque chose de pesant, légèrement dabord,
qui empêche linsouciance, un peu seulement, une souffrance
à peine entrevue, quelque chose de diffus, un voile dinquiétude
qui fige brusquement le rire, on sen étonne même, on
ne comprend pas, on ne veut pas comprendre puis un jour, cest là
lourd, lourdement évident, incontournable
LE PATRON DU CAFE
Raconte
ELLE ( va au muret, prend une truelle)
Je préfère encore ça
RENE
Raconte
LE PATRON DU CAFE
Allez
ELLE (reposant la truelle, rechignant )
Le matin
RENE
Un matin suffira
ELLE
Un matin, tu as bu un café au comptoir des Chargeurs ; tu attendais
larrivée du cargo dont tu devais contrôler le déchargement
; le quai était encore désert ; tu regardais la surface
argentée des containers sous les premiers rayons, tu cherchais
à te ressouvenir : " vaisseaux à lhumeur vagabonde
"
RENE
" Ils viennent du bout du monde pour assouvir ton moindre désir
"
ELLE
Tu pensais à elle. Une bohémienne est entrée, sa
guitare sanglée dans le dos. Sous ses paupières baissées,
ses prunelles devaient être ardentes (soupir) Cétait
une matinée baudelairienne
RENE
" Voyageuse pour laquelle est ouverte lEmpire familier des
ténèbres futures. "
Une bohémienne entre
LE PATRON DU CAFE
Je fais le patron
RENE
Ju, Jules dit Ju, ou Juju pour les intimes, fallait le vouloir, cest
pas un rôle pour toi
LE PATRON DU CAFE (à la bohémienne)
Cest une maison honnête, ici ; on ne veut pas de romanos
LA BOHEMIENNE
Juste un petit air
LE PATRON DU CAFE (montrant ses clients)
Tu trouves quils ont lair davoir envie dun petit
air ; tout ce quils veulent, cest la paix, la PAIX ; fiche-moi
le camp
RENE
Tu joue quoi ?
LA BOHEMIENNE
Django
RENE
Sers-lui quelque chose, Ju, cest ma tournée, tu veux quoi
?
LA BOHEMIENNE
De la soupe
LE PATRON DU CAFE
Et puis quoi encore ? Elle se croit où ? Toi, sil y avait
pas ton père
LA BOHEMIENNE
Donne ta main, pour dire merci
Il la tend pour la saluer
LA BOHEMIENNE
Lautre côté
RENE
Laisse tomber ; joue plutôt ; jai assez du présent
LE PATRON DU CAFE
Quest-ce que jai dit, hein ? Avec eux, on na pas la
paix
René tend sa paume, la bohémienne la prend, lobserve,
la lâche
LA BOHEMIENNE
Il veut pas, je joue, pour toi
RENE
Tu renonces, cest ça ? Quest-ce que tu as vu ? Vas-y,
lis et te tracasse pas, jy crois pas.
La bohémienne reprend sa main, hésite
Allez, pour me remercier.
LE PATRON DU CAFE
Tu cherches les histoires, toi, sil y avait pas ton père
LA BOHEMIENNE
Tu notes des chiffres, pour ton père
ELLE (au patron, jouant un client)
Pas difficile, elle a vu son bloc
LA BOHEMIENNE
Tu attends quelque chose
ELLE
Le cargo !
LA BOHEMIENNE
Je sais pas quoi
ELLE
On lui fait pas dire !
LA BOHEMIENNE
Tu es marié
ELLE et LE PATRON DU CAFE
Son alliance !
LA BOHEMIENNE
Une fille
ELLE et LE PATRON DU CAFE
Raté !
LA BOHEMIENNE
Je vais jouer
LE PATRON DU CAFE
On est bien avancé !
RENE
Non, attends, pourquoi tu as renoncé tout à lheure
? Continue !
LE PATRON DU CAFE
Tu les cherches, toi, sil y
RENE
Ca va, jai compris ! Continue, je ten prie
LA BOHEMIENNE
Une plaie, une autre fille, la mort, cinq ans
Elle sort précipitamment
LE PATRON DU CAFE
Et ma soupe
je la fais réchauffer et elle se casse ; tiens,
tas quà la boire, toi, ça te remontera, je lavais
bien dit, avec ces gens là
et ten es pour ton petit
air. Fais pas cette tête ! Tu vas pas y croire en plus !
RENE (observant sa paume)
Je te laccorde, cest pas croyable ! " cinq ans ",
remarque, cest toujours ça
LE PATRON DU CAFE
Il y croit ! je rêve !
RENE
Je veux dire, cest trop précis ; elle aurait dit " la
mort " point, ça pourrait inquiéter, mais " cinq
ans " non, impossible
ELLE
La sirène du cargo a retenti, tu es parti, tu as oublié
; le soir, tu nen as pas parlé à Marine ; la vie a
continué, comme avant, ou presque, parfois seulement quelque chose
qui oppresse, on ne sait quoi. Puis, il test venu une fille. Tu
ny as pas repensé. Marine avait changé, un sentiment
étrange thabitait, une sorte dabsence à toi-même,
tu en étais venu à penser navoir jamais existé,
vraiment, nêtre pas né
RENE
Jexiste ?
ELLE
Sans elle, sans son regard sur toi, tu nétais plus
RENE
Tu y arrives, toi ?
ELLE
Tu as eu un accident, une autre fille. La triple fracture de ton crâne
a morcelé ta mémoire :comment aurais-tu pu y songer ? Tu
avais tout oublié, tout désappris, jusquà la
vie même
RENE
Tu peux arrêter maintenant
ELLE
Il ne test revenu que des bribes, une vie tailladée, infirme.
Et tu es mort
Noir7
Elle seule en scène munie dune masse
Un mur sélève à hauteur dhomme ; au centre,
une brèche
ELLE
Emmurée je suis curieux destin faut dire pas
de peau Chris Chris ! où es tu ? parti lui
aussi ? Chris Chris ! le mur ! - tu disais quil fallait
louvrir ! personne vidée la scène
fini le jeu
Elle lève la masse, labaisse, des morceaux de pierre tombent
Elle disait : " cest là le vrai bonheur "
; il acquiesçait dire non lapprend on ?
na jamais su bien sûr, il aurait préféré
rester seul avec elle non - non il faut en finir
Même jeu de scène, la brèche sélargit
Un jour, il est allé vers Chris et il a dit : " du vin,
sil te plait ", " tes sûr ?", il a dit
" oui, du vin ", " tu veux pas un café ?",
il a dit " non, du vin " - pourquoi du vin soudain ?
mal de tête peut-être un mal térébrant
il lui fallait livresse de ce vin Chris lui a servi
des jours des mois une année et première crise
livresse de ce vin contre létau qui comprimait
ses tempes - enfoncées écrasées broyées
comment y renoncer ? ils ont dit : " vous ne devez pas accepter
ça, pensez à vos enfants ", alors elle a dit : "
si tu ne cesses de boire, je pars ", il na pas cessé,
elle est partie, " quand tu auras cessé, je reviendrai ",
il na pas cessé, elle nest pas revenue, elle ne la
jamais revu . Il est mort un morne après-midi, seul, dans une chambre
blanche qui devait sentir les fleurs fanées ; un matin, dans le
journal, elle a lu son nom, elle a hurlé : " non, je ne veux
pas ", elle a déchirée la page, elle a regardé
ses filles, elle a dit : " il est parti travailler à Paris
", elle sest envoyé des lettres, elle leur lisait le
dimanche en revenant du cimetière, jusquau jour où,
jusquau jour où Maud a su lire, a voulu lire, a lu sur la
tombe, elle a crié ce cri, ce cri
Elle laisse tomber la masse et se bouche les oreilles
Quoi dessus ? quoi ? quoi ?elles, enlacées, elles, pleurent, dessus
des lignes, quoi dedans ? quoi ?elles devant enlacées, elles, marchent,
elles, lentement, des mots chuchotés, quoi ? quoi ? eux tous autour
delle, la caressent, elle, crie encore, eux, des mots, comme ceux
quand on tombe, elle nest pas tombée, les lignes peut-être,
lont faite tomber au dedans le petit chien blanc il
saute il est content mais elle, pleure pleurer aussi
je devrais peut-être
Elle ramasse la masse
Chris Chris ! faut en finir !
Elle écoute le silence
Il ne reviendra plus
Elle abaisse la masse sur le mur, un large pan sécroule,
elle pose la masse, recule et sélance
Noir
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