Chantal Anglade / On attend que la nuit tombe  

inédit

e-mail / courrier pour Chantal Anglade

On attend que la nuit tombe le 24 juin, c'est la saint Jean, autour d'un bûcher allumé sur la place de terre battue, on dansera une ronde en écartant les bras, bras tendus, mains tenues fort pour ne pas tomber, on tourne vite face au flammes oranges et dans la nuit noire, trop vite pour bien se regarder, on se touche, on se serre les mains, c'est tout, puis les garçons surtout sauteront au-dessus du feu quand les branches auront perdu leur hauteur et que le feu sera rouge au milieu et noir autour, immobilisés dans la chaleur, on regardera sans peur, le feu s'éteindra assez vite, on ne dormira pas cette nuit.

On raconte la saint Jean, flammes et chaleur, nuit qui donne pour une fois ses couleurs avec l'obscurité, qui lui donne envie de garder la main rude qu'elle a tenue, pas vu vraiment le garçon, mais senti sa force et son bras, entendu son souffle - à peine plus tard les champs de maïs, et celui qu'elle a choisi pour les boucles de ses cheveux, et c'est la force de ses bras qu'elle a voulu prendre, pris pourtant sa tête dans ses mains d'abord avec douceur, ensuite avec violence, tenant dans ses doigts les boucles et tirant, il embrassait ses seins et mordait, sa bouche, elle ne la voyait pas qui embrassait et suçait, la bouche, la langue puis les dents, tout de suite très fort, sous le sein ça va, mais il bougeait si vite la tête, ses mains à elle ne suivaient pas le mouvement des boucles, sur le haut du sein, ça fait mal, ne me fais du mal si tu ne me fais pas du bien -

et ce sera autrement le souffle coupé, prends, oui, prends, n'hésite pas, ta force je la veux qui rend ainsi mes gestes faciles, je n'aime pas que ce soit hésitant, mon silence devient de ne pas savoir ( et toi aussi tu as un autre langage ), pas de ne pas pouvoir ; on commence par des morsures, marquer le corps, le bas de l'épaule, et puis on veut entrer, ça c'est le plaisir, ce n'est pas facile à obtenir - rompre une résistance, on ne sait pas comment sortir et offrir ce peu de soi-même qu'on ne veut plus pour soi, tu me fais violence et tu as raison, ensuite je serai calmée et douce si tu donnes ce que je veux, cette concentration du corps, cet abandon des gestes alors inutiles .

La saint Jean, c'est la nuit. La mère raconte que le grand-père ce jour-là ne rentrait pas pour le dîner, qu'il ne buvait pas, non, jamais, sauf ce jour-là, et ce jour-là il revenait soûl, se tenant au guidon de son vélo, il plissait les yeux et s'immobilisait à deux mètres de la porte, dodelinait lentement de la tête et précipitamment s'élançait, et ratait de peu la porte sans lâcher le vélo qui heurtait le mur, reculait alors un peu, s'appliquait à tourner le guidon, poussait et prenant peut-être appui sur le mur faisait entrer le vélo.

La mère raconte que le grand-père - elle écoute ses paroles qui ne remplacent pourtant pas celles qu'on n'entendra jamais, dis grand-père c'est vrai que tu fêtais la saint Jean avec tes copains de la carrière ?, elle sait pourtant qu'elles ne livrent rien, strictement rien, et que le grand-père vieux ne sera jamais jeune, déjà en tête cette image, ce souvenir de sa silhouette penchée, mains croisées dans le dos, tête courbée, immobile et seul dans le hall de l'école maternelle, les parents des autres enfants sont restés derrière la grille, lui est entré, s'est planté là en plein milieu du vide dans ses habits gris, son pantalon trop grand, sa veste en plein été, sa casquette posée - suscitait la colère de la grand-mère, il ne buvait pas, non, jamais, jamais un mot plus haut que l'autre d'ailleurs, un pauvre bougre, on l'appelait l'Espingouin à la carrière, jamais perdu son accent, mais on l'oubliait presque aussi, il ne parlait pas, la grand-mère soupçonnait tout, elle vérifiait le cul des poules - pas compris ou pas voulu comprendre, ou compris sans oser même y penser.


L'autre grand-père avait les yeux fixes, le cercle bleu autour de l'iris marron était plus large que celui du père, comme si ses yeux avec l'âge avaient pâli, il ne parlait pas, jurait, crénom de d'là, vingt dieux, et chantait à la fin des repas de communion des chansons d'amour qui lui donnaient des larmes dans les yeux et les yeux devenaient plus clairs et plus troubles encore. On raconte peu de lui - qui l'aurait fait ?

La grand-mère lui avait demandé : "qui préfères-tu, moi ou le grand-père ?". Les femmes racontaient que le grand-père avait épousé la grand-mère quand le dernier des cinq fils avait huit ans - c'était une grand-mère, pas une mère. Alors elle avait répondu qu'elle préférait le grand-père, il la prenait sur ses genoux et chantait "sul pont du Nord, un bal y est donné", la grand-mère ne s'arrêtait d'essuyer la table et ne les regardait que pour approuver la triste fin de la chanson, "voilà le sort des enfants obstinés" ; il posait un genou à terre pour lui tendre le casque militaire retournée dans lequel elle plongeait la main - petit petit petit - et la main prenait le grain et le jetait aux poules. Ils ne parlaient pas et qu'importe puisque le grand-père chantait en la prenant sur ses genoux, ou peut-être d'ailleurs ne la prenait-il pas, peut-être montait-elle d'elle-même, mais alors ses mains la hissaient-elles, et l'enfant sentait sur sa joue la barbe drue qui poussait sur la joue de l'homme aux mains noueuses ; elle n'aurait pas su parler à un grand-père déjà emmené dans le passé, si bien qu'un jour il a été vraiment vieux - les yeux plus fixes encore, et encore plus clairs - et vraiment silencieux. A table, il regardait droit devant lui, et devant lui c'était la fenêtre - la table touchait le mur -, les autres étaient assis sur sa gauche ou sur sa droite, la grand-mère servait, la mère parlait, le père regardait droit devant lui aussi et droit devant lui c'était la place vide de la grand-mère, elle regardait la table, la toile cirée à carreaux rouges et blancs, les assiettes, les miettes de pain, et les mains qui prenaient fourchette et couteau, et la main du grand-père qui dépliait la lame du couteau au manche de bois verni qu'il avait sorti de sa poche, l'autre main prenait le pain et le couteau s'y enfonçait, d'un geste circulaire lentement coupait avec une application qui l'étonnait, et c'était douloureux ce geste précis de la lame entrée dans la croûte qui avait résisté un instant, puis dans la chair plus tendre et d'une blancheur révélée quand une image de sang se faisait dans l'absence de sang.


L'oncle va mourir. Elle a pris la voiture pour aller dans cet hôpital qu'on appelle La Providence - pense à ce nom, La Providence, et cela la dégoûte, déjà la grand-mère y est morte, ils y étaient tous allés dans la petite chapelle, une pièce rectangulaire dans laquelle on expose les morts à plat dans leurs cercueils ouverts, il y avait eu quelqu'un pour dire, une femme, seules les femmes parlent et celle-ci aurait bien fait de se taire, que c'était une belle morte ( elle est bien belle notre petite grand-mère ), et c'est là que des hommes en bleu de travail avaient fermé le cercueil, elle était sortie en souvenir de la grand-mère qu'on avait fait sortir quand on avait fermé le cercueil du grand-père.

Il est heureux qu'elle vienne, elle a monté les marches qui conduisent au premier étage, La Providence est un petit hôpital, trois étages, une dizaine de chambres par étage, l'infirmière vous voit arriver et vous salue. Elle s'assoit sur le lit, elle l'a embrassé, voudrait l'embrasser encore, comme elle l'aime, je t'aime pour toujours, pense-t-elle, parce que toi, tu as toujours été bon, j'aime les pommettes rondes que tu n'as plus, et ton ventre que tu n'as plus non plus - vingt dieux, oui, ça fait mal - et tes bras forts. Elle veut bien entendre tout, ne meurs pas sans me parler - tes frères et parmi eux le père ne parleront pas -, je n'ai pas peur, pas peur de ta mort, pas peur de toi qui sais que tu vas mourir, je suis venue parce que tu es là et que tu souffres et que je souffre avec toi, elle arrive la mort, je sais. Il est heureux qu'elle soit là, il sourit, il dit qu'il voudrait être sous le pommier dans son jardin en pente, à l'ombre ronde percée de clartés sur l'herbe et il parle de celle à laquelle ils pensaient tous les deux, on a envie de mourir pour la voir - les filles, on les aime dans la famille parce qu'une femme est morte en juin, morte à ses fils qui sont devenus pères et oncles, et les filles de ces fils qui ne parlent pas leur donnent en vivant ce que ne donne pas la morte. C'est un amour fou, on le reçoit dans le silence, elle sait et se demande encore par quelle grâce elle a réussi à ne pas mourir d'avoir eu à son tour des enfants.


Ils sont morts, le grand-père espagnol quand elle était petite fille, le grand-père aux yeux fixes quand elle a eu vingt ans, l'oncle trop loin de son pommier deux semaines après le jour où elle est venue. Les femmes sont mortes bien avant eux, les laissant en vie et laissant seulement la vie à ces hommes qui ne l'ont que peu transmise, donnant une parole amputée à d'autres femmes qui à leur place racontent, toujours à voix basse, toujours en laissant entendre qu'elles ont peur de se tromper.

Mort aussi le grand-oncle, mais, lui, parlait, il parlait et il pleurait. C'était des larmes qui rassuraient, nostalgie de la morte, oui, mais cette fois elle comprenait que sa soeur à lui, la mère de son père à elle, absente pour elle dans l'absence qu'elle fut pour le père, avait bel et bien vécu, et qu'il avait des regrets, un profond chagrin - pas ce respect né du manque, mais un manque inépuisable parce qu'il avait connu la joie. Il parlait et c'était la vie, même triste. Cela se passait toujours ainsi : on descendait dans le jardin jusqu'au ruisseau qui en marquait la frontière, il parlait de ses salades et selon les saisons des différents arbres fruitiers, il nommait les fleurs et puis on remontait par une autre allée et on s'arrêtait avant d'entrer dans la maison devant le bananier au tronc épais, on en faisait le tour, il était emmailloté de bandelettes l'hiver, c'était un moment de silence, elle pensait qu'il l'aimait lui aussi parce que le temps passe et qu'elle était jeune, née d'un homme dernier né de sa soeur, toutes ses paroles entendues en bas du jardin qui racontaient les plantations, les soins donnés aux fruits et aux fleurs étaient des paroles d'approche amoureuse - et elle venait pour cela et pour lui qui parlait et pleurait.

Il pleurait quand ils avaient monté les deux marches qui conduisaient à la cuisine et s'étaient assis, ils s'étaient regardés, elle avait attendu qu'il veuille bien lui dire à elle qu'un jour il était rentré d'Allemagne, que ses parents ici l'avaient su et avaient mis leurs habits du dimanche, étaient allés sur la route à sa rencontre - quelle route, mon dieu, à cette époque ? elle se faisait une image du ciel, des champs et des haies, mais la route ? une route donc que les deux vieux avaient suivie comme un lambeau entre ciel et terre. Les mains de l'oncle étaient belles, larges, nerveuses dans ce geste de se prendre l'une l'autre - mains d'homme, objets de désir fou, elle les aime ainsi, pattes lourdes, à toujours penser que de telles mains ne sont pas pour elle, et elle se trompe. Les deux vieux s'étaient avancés et lorsqu'ils l'avaient rencontré sur la route, ils avaient fait demi-tour, posant de brèves questions et s'inquiétant de sa santé, le fils revenait, ils étaient heureux, n'avaient pas tout perdu, sortaient un peu du grand chagrin, prononçaient des paroles nouvelles, et ils dirent que la fille était morte peu de jours après la naissance du dernier, un garçon encore, les autres n'ont plus de mère, celui-ci n'en a pas. Et la route pour le grand-oncle qui alors a trente ans ne le ramène pas vers le temps qu'on peut croire immuable, la route est douloureuse qui mène à une nouvelle immobilité. Il racontait aussi et pleurait moins qu'avant son départ il avait enterré les jumeaux qui n'avaient pas vécu - n'était-ce déjà pas un avertissement ces tout-petits ? tout petits, dans une boîte à chaussures. C'était des garçons ? Oui, des garçons, elle en a eu sept. Dans le conte des enfants perdus dans la forêt, ils sont sept aussi.