Take care
Quand il dispersera les cendres dans la Seine, criera-t-il ce
qu'il souffre de cette voix-là qui fut celle de l'amour ? Se taira-t-il,
la bouche désertée, ou sentira-t-il l'écume du blasphème
gercer ses lèvres ? L'aimé mort, qui mourait de longue date,
comment lui survivra-t-il ? "Je ne prends pas soin de moi",
m'écrit-il. Je le sais.
Je pense à cette amie dont le deuil fit pleuvoir des roses sur
l'urne de l'amant qu'elle serrait sur son ventre, qui ne disait rien,
dont le visage était une écale d'amande, un masque mycénien,
puisque morte à l'amant elle ne sentait plus rien du monde des
vivants. Elle aurait marché sur des braises elle n'aurait rien
senti, leur fils était comme un galet, cette densité, lisse
comme un galet, il n'avait pas dix ans mais déjà savait
comment faire pour laisser sans prise les grimaces du monde, lisse comme
un galet qui coule dans sa propre solitude. Prends-tu soin de toi, Thomas,
aujourd'hui ? Ta mère, elle a repris le chemin du jardin. Elle
prend soin d'elle elle est jolie ; cette source en elle, cette force en
elle.
Prenez soin de vous. Ne vous penchez pas trop au puits de vos vertiges.
Nous attendons votre retour. Vous serez plus graves, nous le savons. Revenez-nous
et parlez nous des morts s'il le faut. Nous écouterons.
Asile
Vieilles doudounes, pulls acryliques, pardessus de couleur incertaine,
si elle vivait encore, Denise, elle vous dirait couverts comme des oignons,
elle vous offrirait du bouillon, Denise, elle se moquerait gentiment à
vous voir maladroits de toutes vos frusques superposées. Elle ne
comprendrait pas ces herses sur la route, ces enfants coursés dans
les bois, les chiens sur les femmes aux jupes à carreaux, les policiers
un peu excités par la traque. Vous n'auriez rien pu lui expliquer,
elle ne parlait pas votre langue, sa langue à elle a disparu. Mais
elle aurait reconnu la misère, elle l'aurait reconnu dans toutes
les langues, elle aurait touché les visages des enfants de ses
mains ravinées. Et vous auriez reconnu, à ses ongles fendus,
ses traces d'engelures, une sur en Denise. Et vous auriez bu le
bouillon gras qu'elle vous aurait tendu.
Nos vies brûlantes
Qu'avons nous dans la main de notre vie brûlante, qu'est devenue
la vie telle qu'elle brûlait l'été ? Nuits priapiques
de juillet, tournés et retournés dans le lit solitaire,
comment, brûlants, n'aurions nous pas trouvé l'eau pour étancher
la soif qui nous réveillait, tendus vers l'ombre où nous
ne nous perdions jamais ? Nous connaissions tous les lieux obscurs, moins
qu'ils ne nous connaissaient. Ce que rencontrerait notre main tendue par
devant, nous ne le savions pas, mur ou peau, nous étions innocents
dans le grand mystère du noir, nous étions enfants, notre
chambre le monde, la lampe brisée nous l'avions laissée
à la porte. Les torches c'étaient pour les flics, cette
lumière-là nous n'en voulions pas. Ce que rencontrait notre
main, mur ou peau, c'était l'ignorance même, et parfois le
mur plus doux que la peau, et parfois la peau plus froide que le mur.
Nous brûlions tous dans les recoins de la ville, nous étions
des anges tabagiques et des brutes sentimentales. Nous brûlions
des nuits brèves de vingt braises de cigarettes, et dans nos baisers,
des arômes de marloboro. Un briquet battu fulgurait un visage. Il
arrivait que l'aube nous surprenne, la première aube, couleur de
sperme, et nous croisions alors, dans les rues que recommence à
mordre la rumeur, ces corps d'un autre monde, d'où le désir
est excisé. Ces corps, il faudra les venger. Ces corps, il faut
leur promettre un sommeil différent.
Passage des hôtes
Alors fragiles comme au réveil le sont ceux qui rêvent trop
fort, il faut vous soutenir, vous aider au passage, ne pas vous faire
honte du drap mordu de l'idéal, être doux comme la laine,
comme la peau des mères aux lèvres des enfants. Vos visages
sont frappés d'absence, c'est tout un voyage pour que reviennent
sur vos traits les plis qui nous sont chers. Prenez votre temps : dans
la maison l'odeur du linge chaud, sur la table des fleurs en vrac. D'où
vous venez je ne sais pas, ces terres inconnues je n'en ai pas idée,
je suis celui qui reste, qui attend, qui accueille. Soyez sans crainte.
Nul ne nommera le monde dont vous êtes, nul ne vous demandera de
parler si vous souhaitez vous taire ou boire le thé qui fume en
bas. Je vous promets, nul ne lira sur vos visages la carte de votre histoire.
Peut-être, un jour, vous voudrez la raconter. Nous serons heureux
de l'entendre, lorsque le temps sera venu.
Vecteur
Tu lanceras des pierres dans la mer de pierre verte,
des éclats de rire dans l'écume brassée qui mousse
de galets, tu crieras le nom des falaises, un nom de sel et de craie.
Des enfants s'envoleront sous des cerfs-volants rouges, à grands
fracas de mouettes et de rouleaux virides. Ton cheval cabré luira
d'embruns, et l'écume au mors sera plus claire que celle des vagues.
Les mégères diront leurs calomnies, mais ton passage, vacarme
d'honneur, les stupéfiera. Elles seront pierres à leur tour,
silex de méchanceté, chues là que la valleuse a dévalés.
S'effondreront, pourries de ravinements, par pans énormes, les
parois de craie que ne retiennent plus prés ni arbres. Rien ne
pourra t'atteindre. Ton élan sera tel qu'aucun désastre
vertical ne t'empêchera d'aller vers.
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