Ferdinand Schmatz / Grammaire du nuage

par Christine Lecerf

 

SAMEDI 8 SEPTEMBRE, sur France-Culture, de 14h à 17h30
Ludwig Wittgenstein : la philosophie incendiée
Une émission de Christine Lecerf

en accompagnement à l'émission de Christine Lecerf sur Wittgenstein, un texte de Ferdinand Schmatz, poète, né à Vienne en 1953, texte inspiré par sa lecture de Wittgenstein, suivi de son entretien avec Christine Lecerf

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Ferdinand Schmatz : grammaire du nuage / 2 (rien)

le nuage est le fait où la pendule est. à gauche est le nuage à droite de la pendule. en ces lieux ils sont entiers. entre-temps le chevreuil est la thèse. son savoir est le hasard. son but est l’objectif du nuage ou en tant que convention la pendule. c’est aussi une phrase. nuage et pendule sont aussi faits de phrases. il n’y a pas pour le nuage et la pendule qu’une phrase. le chevreuil saute. son domaine de l’abstrait signifie l’attitude limitée. au-delà c’est la règle. elle aussi a une durée. ses parties sont le temps. la totalité aussi. elle a. la partie n’est pas un point. la totalité n’est pas une ligne. un point étendu ne fait pas de nombreux points. une phrase étendue est un saut dans le nuage. un nuage étendu est partie constituante de la phrase. la partie limitative du nuage choisit la pendule. la pensée les réunit dans la plastique. ils y sont abstraites. l’émotion est abstraite. la grammaire du nuage (n’)est (pas) abstraite. leurs phrases n’ont aucun instant de solitude. la phrase isolée a aussi de nombreux instants. le point a un instant : le chevreuil a un instant : maintenant.
la ligne a de la durée. si elle se brise elle est l’épée. au nuage elle amène le rasoir de la pendule dans le chevreuil.

Christine Lecerf / Ferdinand Schmatz : l'entretien

Comme toute influence, lorsqu’elle existe, elle est profonde et floue en même temps. Et ceci est très caractéristique du rapport qu’entretient mon écriture avec Wittgenstein. J’aime Wittgenstein et je le hais tout à la fois. D’un côté, je trouve que sa philosophie est très proche de la poésie, mais de l’autre il est philosophe, et les philosophes poètes ou les poètes philosophes ont pour moi quelque chose de monstrueux. C’est ce qui explique ma proximité et à la fois ma distance par rapport à Wittgenstein. Quant à la question de savoir quel sens a pu avoir sa conception du langage dans la perspective d’une poétique, je dirais ceci : il a été important pour moi de me rendre compte que Wittgenstein avait adopté par rapport à la question de la signification du langage qui l’a beaucoup préoccupé le point de vue selon lequel le langage ou la signification du langage est un usage. Or, pour moi la notion de l’usage n’est pas en premier lieu un instant du parler quotidien ; j’ai alors projeté cette notion de l’usage sur la production poétique et j’ai commencé, après avoir déjà écrit quelques textes et m’être confronté à Wittgenstein par mes lectures, à en déduire certaines choses.
Ce que j’ai tenté de faire, c’est de remplacer cet usage par la méthode ou la règle. J’ai donc essayé de voir comment fonctionne un mot isolé lorsqu’il est intégré dans une règle ou dans une méthode, qui la plupart du temps consiste en une phrase ; comment le sens prend naissance et réagit sur le mot, bien que le mot en soi porte déjà un sens à lui et qu’il l’introduit dans la phrase. J’aime et je déteste à la fois Wittgenstein à cause d’une phrase : lorsqu’il dit qu’on ne peut comprendre une phrase ou le sens d’une phrase que si on ne lit pas les mots de façon isolée mais en tant que phrase. Car, je suis naturellement, en tant que poète, très dépendant des mots isolés, j’ai donc fait l’expérience que ma poésie est très attentive au mot individuel, qu’elle s’y réfère, qu’elle utilise beaucoup de mots isolés, et pas seulement pour leur signification, mais aussi dans le sens de leur sonorité, de l’attrait que le mot possède en tant que matériau. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas certain de la pertinence de son affirmation. Je pense que dans une pensée logique, discursive, il a sûrement raison ; mais en ce poésie, il est nécessaire de trouver un équilibre entre la position du mot isolé avec toutes ses facettes, en tant que vecteur de sens et objet attractif, et une totalité, celle du poème.
Il y a sans doute un grand problème en ce qui concerne la réception de Wittgenstein en Autriche ; à cause de notions comme celles de doute et d’usage, on a très vite conclu qu’une certaine tendance de la poésie autrichienne était en accord avec la pensée de Wittgenstein. Je crois que beaucoup de poètes ont sans doute été touchés par lui, comme moi, mais sans s’être réellement confrontés à ce qu’il a essayé de montrer sur le plan philosophique, et sans aller voir ce qu’il a formulé poétiquement dans un langage de la philosophie. Wittgenstein lui-même. Quant à la tentative de court-circuit consistant à mettre Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhard en rapport avec Wittgenstein, je crois que ce sont là des béquilles, qui n’ont vraiment aucun rapport avec les œuvres de, au sens le plus étroit du terme, et avec sa philosophie radicale. A mon avis, il existe peut-être quelques éléments d’une réelle influence dans Le Groupe de Vienne, en particulier chez Konrad Bayer et Gerhard Rühm. Ces poètes expérimentaux se sont penchés avec une grande attention sur les aspects formels de la pensée et de l’écriture de Wittgenstein ; ils les ont vraiment pris en considération et ont essayé de les appliquer en littérature. Mais je dirais que c’est là une île solitaire. Cette influence qui s’est exercée en son temps sur le Groupe de Vienne, à travers la mise en doute de la réalité et de la langue qui renvoient à Wittgenstein, s’est accrue sur cette base. Mais c’est un effet indirect.
Le style de Wittgenstein est, à mon avis, très poétique. Il n’est pas poétique dans le sens systématique de celui de Hegel par exemple, chez qui le style, en tant qu’expression de sa passion, est un système complet avec des concepts proches de l’univers poétique, si l’on veut considérer les choses d’une manière extrême. Wittgenstein n’est pas un poète dans ce sens-là ; je dirais davantage que c’est un poète de la discontinuité, et dans le sens de sa philosophie, un poète mystique, qui travaille avec des éléments formels mais qui ne suit pas cette direction formelle de façon conséquente, hormis dans le Tractatus. Dans ses œuvres ultérieures, ce n’est plus tout à fait le cas : il y a des ruptures qui sont d’ailleurs peut-être plus poétiques que dans le Tractants ; ce sont des productions d’images dans une langue qui, à mon avis, est une langue très fine car, d’un côté, cette langue fait apparaître clairement des images mais en même temps, par sa façon poétique d’écrire, affadit ces mêmes images, les tient enfermées dans leur apparence métaphorique. C’est sa particularité, bien que ce ne soit pas son intention. Quand Wittgenstein dit par exemple : si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas ; il s’agit d’abord d’un défi au sens, à la causalité qui me préoccupe depuis que j’écris, d’ailleurs cette image ne m’a plus jamais quitté ; mais d’un autre côté, il s’agit également d’une métaphore, d’une allégorie du lion, une image qui sert à la comparaison dans une forme subjonctive presque construite dans le canon de la belle forme, presque métrique. Ce positionnement logique de la proposition à l’aide d’une comparaison créatrice, avec cette ligne ondulatoire très rythmique, presque circulaire de l’articulation, c’est pour moi très proche du poétique, et c’est ce qui fait que je m’interroge sur une analyse de sa philosophie fortement fondée sur l’impérialisme des sciences physiques et naturelles. Quand, avec cette image, il se heurte à une limite qu’il qualifie de mystique, il commet un acte très poétique ; déjà dans le Tractatus, quand il retire l’échelle, et dit : " je monte sur toutes les propositions, pour les surmonter ", il commet un acte très poétique.
L’ époque de Wittgenstein était une époque magnifique. Elle fut effroyable mais elle a en même temps constitué un moment d’épanouissement. Un moment d’empoignade très forte, très intense avec la langue de la société réelle autrichienne. Wittgenstein fut impliqué dans ce que l’on a appelé le Cercle viennois, tout y étant extérieur d’une certaine façon, à cause de son indocilité et de son opposition à toute convention en rapport avec un système formaliste. D’un autre côté, ce fut également un formaliste de premier plan, mais je dirais à la manière très poétique, comme dans le Tractatus où il mène sa phrase plus ou moins vers la dissolution. Il commence par " le monde est tout ce qui arrive " et pour conclure il dit que " de ce dont on ne peut parler, il faut le taire ". Il commence par définir le tout et le conduit ensuite vers sa dissolution. Un jour, il a demandé à Russell, je crois, c’était en Angleterre, de lui dire s’il était un idiot. Russell lui demandant ce que signifiait une telle question, Wittgenstein aurait répondu : s’il avait été idiot il se serait fait pilote. Et comme vous me dites que je ne le suis pas, c’est que je suis philosophe, ce qu’il fallait prendre dans un double sens. Mais pour revenir à notre propos : dans ce mouvement général de mise en question profonde de la notion d’expérience, de réalité, de sensibilité, de perception, de pensée, de parler, Wittgenstein a saisi un instant qui touche également la langue sociale, la langue normalisée. A cet égard, une phrase, écrite ultérieurement, qui ne se trouve pas dans les écrits qu’il a lui-même autorisés, elle avait été notée par l’un de ses élèves – c’est d’ailleurs un fait très intéressant qu’une grande partie de la pensée de Wittgenstein nous soit parvenue par ce seul truchement -une phrase donc revêt une grande importance : " éthique et esthétique sont unes. " Cette phrase, nous sommes une nouvelle fois amenés à en discuter aujourd’hui en Autriche, c’est une phrase que nous devrions discuter. Une phrase qui constitue pour moi un défi mais où je trouve en même temps de l’aide : s’y référer pour dire que les critères esthétiques et critiques peuvent devenir une sorte de critères éthiques… en considérant leur nécessaire efficacité.
Il se peut que je sois un grand disciple de Wittgenstein sans avoir réellement adopté sa pensée, mais je dois dire que je me sens plus proche de Musil et de sa mise en question fondamentale de l’image scientifique du monde, en particulier cette opposition à l’œuvre dans son grand roman, " L’homme sans qualités ", entre le sens du réel et le sens du possible. Sur la base d’un territoire, la cacanie, et à travers la relation d’amour entre un frère et une sœur, Musil traduit cette distinction dans un texte, un récit qui provient de la société. C’est ce type de textes que Wittgenstein a évoqué d’une autre façon et auquel il est relié non pas en tant que philosophe mais en tant que poète. Cette forme musilienne, c’est quelque chose qui jusqu’alors n’a encore jamais été dépassée sur le plan de la forme, de la méthode philosophico- poétique.
A ce sujet, la comparaison avec Musil est tout à fait bienvenue. En effet, Musil a sans doute été un grand disciple de Wittgenstein, sans avoir pour autant vraiment intégré dans son œuvre la pensée de ce dernier ; en revanche, lorsque Musil met radicalement en question l’image scientifique du monde, en opposant dans son roman L’homme sans qualité " sens du réel " et " sens du possible ", il est tout à fait dans l’esprit de Wittgenstein. Sur la base d’un territoire, la Cacanie, et à travers la relation d’amour entre un frère et une sœur, Musil travaille cette distinction entre le réel et le possible, et ce au sein d’un texte, d’un récit qui met en scène la société de son temps. Il touche ici à des questions très délicates, que Wittgenstein a lui aussi abordées, mais à sa manière, et il inscrit cette conception dans la littérature, et non, comme Wittgenstein a pu le faire, dans la philosophie. Musil a ainsi inventé une forme exemplaire et aujourd’hui encore inégalée, qui fait se cotoyer et se confondre une méthode scientifique et une méthode poétique ; cette forme doit cependant plus à la littérature qu’à la philosophie. A ce titre, il faut préciser que Musil était lui-même plus proche d’Ernst Mach, un membre du Cercle de Vienne qui plaçait systématiquement la sensation au-dessus de toute logique ; Musil a naturellement repris très largement à son compte cette pensée, et en Autriche, Musil est celui qui a largement contribué à imposer la pensée scientifique tout en la mettant en question.
Aujourd’hui, il n’est plus aussi simple de mettre ce défi en pratique, parce que les systèmes scientifiques sont de plus en plus sophistiqués et que désormais, il n’est plus possible d’avoir cette vision harmonieuse du monde qui était déjà mise à mal à l’époque de Wittgenstein. L’idée que la nature forme un tout, c’est cette vision du monde que le Cercle de Vienne a tenté de circonscrire grâce à sa méthode formaliste, et ce en évinçant les faux problèmes suscités par le langage. D’un autre côté, cette vision du monde est déjà mise en pratique puisque le langage informatique fait désormais partie de notre quotidien, et nous sommes déjà embarqués dans ce monde digital. Et dans un monde dans lequel on est déjà embarqué, il est très difficile de se départir de la part d’aveuglement que chacun porte en soi, afin de pouvoir soumettre ce monde à la critique, et ensuite de transformer cet aveuglement en prise de position littéraire ou artistique. C’est très difficile quand justement, on est déjà embarqué dans ce monde. A l’époque, il était encore possible de prévoir l’arrivée plus ou moins imminente d’un bien ou d’un mal, alors qu’aujourd’hui, nous n’avons plus aucune distance. Nous devons donc partir en quelque sorte de cet état de fait, nous préparer au prochain malheur ou au prochain bonheur et ensuite, il faut essayer coûte que coûte de trouver d’autres chemins… Mais… Même la forme ne semble plus tout à fait adéquate, cette forme romanesque que Musil avait choisie… Bien que cela ne soit pas tout à fait sûr… C’est là l’objet de ma quête, et je pense que cela va m’occuper pour le reste de ma vie… Enfin je crois… J’en ai bien peur !