Christine Lecerf / Ferdinand Schmatz : l'entretien
Comme toute influence, lorsquelle existe, elle est profonde et
floue en même temps. Et ceci est très caractéristique
du rapport quentretient mon écriture avec Wittgenstein. Jaime
Wittgenstein et je le hais tout à la fois. Dun côté,
je trouve que sa philosophie est très proche de la poésie,
mais de lautre il est philosophe, et les philosophes poètes
ou les poètes philosophes ont pour moi quelque chose de monstrueux.
Cest ce qui explique ma proximité et à la fois ma
distance par rapport à Wittgenstein. Quant à la question
de savoir quel sens a pu avoir sa conception du langage dans la perspective
dune poétique, je dirais ceci : il a été important
pour moi de me rendre compte que Wittgenstein avait adopté par
rapport à la question de la signification du langage qui la
beaucoup préoccupé le point de vue selon lequel le langage
ou la signification du langage est un usage. Or, pour moi la notion de
lusage nest pas en premier lieu un instant du parler quotidien
; jai alors projeté cette notion de lusage sur la production
poétique et jai commencé, après avoir déjà
écrit quelques textes et mêtre confronté à
Wittgenstein par mes lectures, à en déduire certaines choses.
Ce que jai tenté de faire, cest de remplacer cet usage
par la méthode ou la règle. Jai donc essayé
de voir comment fonctionne un mot isolé lorsquil est intégré
dans une règle ou dans une méthode, qui la plupart du temps
consiste en une phrase ; comment le sens prend naissance et réagit
sur le mot, bien que le mot en soi porte déjà un sens à
lui et quil lintroduit dans la phrase. Jaime et je déteste
à la fois Wittgenstein à cause dune phrase : lorsquil
dit quon ne peut comprendre une phrase ou le sens dune phrase
que si on ne lit pas les mots de façon isolée mais en tant
que phrase. Car, je suis naturellement, en tant que poète, très
dépendant des mots isolés, jai donc fait lexpérience
que ma poésie est très attentive au mot individuel, quelle
sy réfère, quelle utilise beaucoup de mots isolés,
et pas seulement pour leur signification, mais aussi dans le sens de leur
sonorité, de lattrait que le mot possède en tant que
matériau. Cest la raison pour laquelle je ne suis pas certain
de la pertinence de son affirmation. Je pense que dans une pensée
logique, discursive, il a sûrement raison ; mais en ce poésie,
il est nécessaire de trouver un équilibre entre la position
du mot isolé avec toutes ses facettes, en tant que vecteur de sens
et objet attractif, et une totalité, celle du poème.
Il y a sans doute un grand problème en ce qui concerne la réception
de Wittgenstein en Autriche ; à cause de notions comme celles de
doute et dusage, on a très vite conclu quune certaine
tendance de la poésie autrichienne était en accord avec
la pensée de Wittgenstein. Je crois que beaucoup de poètes
ont sans doute été touchés par lui, comme moi, mais
sans sêtre réellement confrontés à ce
quil a essayé de montrer sur le plan philosophique, et sans
aller voir ce quil a formulé poétiquement dans un
langage de la philosophie. Wittgenstein lui-même. Quant à
la tentative de court-circuit consistant à mettre Ingeborg Bachmann,
Thomas Bernhard en rapport avec Wittgenstein, je crois que ce sont là
des béquilles, qui nont vraiment aucun rapport avec les uvres
de, au sens le plus étroit du terme, et avec sa philosophie radicale.
A mon avis, il existe peut-être quelques éléments
dune réelle influence dans Le Groupe de Vienne, en particulier
chez Konrad Bayer et Gerhard Rühm. Ces poètes expérimentaux
se sont penchés avec une grande attention sur les aspects formels
de la pensée et de lécriture de Wittgenstein ; ils
les ont vraiment pris en considération et ont essayé de
les appliquer en littérature. Mais je dirais que cest là
une île solitaire. Cette influence qui sest exercée
en son temps sur le Groupe de Vienne, à travers la mise en doute
de la réalité et de la langue qui renvoient à Wittgenstein,
sest accrue sur cette base. Mais cest un effet indirect.
Le style de Wittgenstein est, à mon avis, très poétique.
Il nest pas poétique dans le sens systématique de
celui de Hegel par exemple, chez qui le style, en tant quexpression
de sa passion, est un système complet avec des concepts proches
de lunivers poétique, si lon veut considérer
les choses dune manière extrême. Wittgenstein nest
pas un poète dans ce sens-là ; je dirais davantage que cest
un poète de la discontinuité, et dans le sens de sa philosophie,
un poète mystique, qui travaille avec des éléments
formels mais qui ne suit pas cette direction formelle de façon
conséquente, hormis dans le Tractatus. Dans ses uvres ultérieures,
ce nest plus tout à fait le cas : il y a des ruptures qui
sont dailleurs peut-être plus poétiques que dans le
Tractants ; ce sont des productions dimages dans une langue qui,
à mon avis, est une langue très fine car, dun côté,
cette langue fait apparaître clairement des images mais en même
temps, par sa façon poétique décrire, affadit
ces mêmes images, les tient enfermées dans leur apparence
métaphorique. Cest sa particularité, bien que ce ne
soit pas son intention. Quand Wittgenstein dit par exemple : si un lion
pouvait parler, nous ne le comprendrions pas ; il sagit dabord
dun défi au sens, à la causalité qui me préoccupe
depuis que jécris, dailleurs cette image ne ma
plus jamais quitté ; mais dun autre côté, il
sagit également dune métaphore, dune allégorie
du lion, une image qui sert à la comparaison dans une forme subjonctive
presque construite dans le canon de la belle forme, presque métrique.
Ce positionnement logique de la proposition à laide dune
comparaison créatrice, avec cette ligne ondulatoire très
rythmique, presque circulaire de larticulation, cest pour
moi très proche du poétique, et cest ce qui fait que
je minterroge sur une analyse de sa philosophie fortement fondée
sur limpérialisme des sciences physiques et naturelles. Quand,
avec cette image, il se heurte à une limite quil qualifie
de mystique, il commet un acte très poétique ; déjà
dans le Tractatus, quand il retire léchelle, et dit : "
je monte sur toutes les propositions, pour les surmonter ", il commet
un acte très poétique.
L époque de Wittgenstein était une époque magnifique.
Elle fut effroyable mais elle a en même temps constitué un
moment dépanouissement. Un moment dempoignade très
forte, très intense avec la langue de la société
réelle autrichienne. Wittgenstein fut impliqué dans ce que
lon a appelé le Cercle viennois, tout y étant extérieur
dune certaine façon, à cause de son indocilité
et de son opposition à toute convention en rapport avec un système
formaliste. Dun autre côté, ce fut également
un formaliste de premier plan, mais je dirais à la manière
très poétique, comme dans le Tractatus où il mène
sa phrase plus ou moins vers la dissolution. Il commence par " le
monde est tout ce qui arrive " et pour conclure il dit que "
de ce dont on ne peut parler, il faut le taire ". Il commence par
définir le tout et le conduit ensuite vers sa dissolution. Un jour,
il a demandé à Russell, je crois, cétait en
Angleterre, de lui dire sil était un idiot. Russell lui demandant
ce que signifiait une telle question, Wittgenstein aurait répondu
: sil avait été idiot il se serait fait pilote. Et
comme vous me dites que je ne le suis pas, cest que je suis philosophe,
ce quil fallait prendre dans un double sens. Mais pour revenir à
notre propos : dans ce mouvement général de mise en question
profonde de la notion dexpérience, de réalité,
de sensibilité, de perception, de pensée, de parler, Wittgenstein
a saisi un instant qui touche également la langue sociale, la langue
normalisée. A cet égard, une phrase, écrite ultérieurement,
qui ne se trouve pas dans les écrits quil a lui-même
autorisés, elle avait été notée par lun
de ses élèves cest dailleurs un fait
très intéressant quune grande partie de la pensée
de Wittgenstein nous soit parvenue par ce seul truchement -une phrase
donc revêt une grande importance : " éthique et esthétique
sont unes. " Cette phrase, nous sommes une nouvelle fois amenés
à en discuter aujourdhui en Autriche, cest une phrase
que nous devrions discuter. Une phrase qui constitue pour moi un défi
mais où je trouve en même temps de laide : sy
référer pour dire que les critères esthétiques
et critiques peuvent devenir une sorte de critères éthiques
en considérant leur nécessaire efficacité.
Il se peut que je sois un grand disciple de Wittgenstein sans avoir réellement
adopté sa pensée, mais je dois dire que je me sens plus
proche de Musil et de sa mise en question fondamentale de limage
scientifique du monde, en particulier cette opposition à luvre
dans son grand roman, " Lhomme sans qualités ",
entre le sens du réel et le sens du possible. Sur la base dun
territoire, la cacanie, et à travers la relation damour entre
un frère et une sur, Musil traduit cette distinction dans
un texte, un récit qui provient de la société. Cest
ce type de textes que Wittgenstein a évoqué dune autre
façon et auquel il est relié non pas en tant que philosophe
mais en tant que poète. Cette forme musilienne, cest quelque
chose qui jusqualors na encore jamais été dépassée
sur le plan de la forme, de la méthode philosophico- poétique.
A ce sujet, la comparaison avec Musil est tout à fait bienvenue.
En effet, Musil a sans doute été un grand disciple de Wittgenstein,
sans avoir pour autant vraiment intégré dans son uvre
la pensée de ce dernier ; en revanche, lorsque Musil met radicalement
en question limage scientifique du monde, en opposant dans son roman
Lhomme sans qualité " sens du réel " et
" sens du possible ", il est tout à fait dans lesprit
de Wittgenstein. Sur la base dun territoire, la Cacanie, et à
travers la relation damour entre un frère et une sur,
Musil travaille cette distinction entre le réel et le possible,
et ce au sein dun texte, dun récit qui met en scène
la société de son temps. Il touche ici à des questions
très délicates, que Wittgenstein a lui aussi abordées,
mais à sa manière, et il inscrit cette conception dans la
littérature, et non, comme Wittgenstein a pu le faire, dans la
philosophie. Musil a ainsi inventé une forme exemplaire et aujourdhui
encore inégalée, qui fait se cotoyer et se confondre une
méthode scientifique et une méthode poétique ; cette
forme doit cependant plus à la littérature quà
la philosophie. A ce titre, il faut préciser que Musil était
lui-même plus proche dErnst Mach, un membre du Cercle de Vienne
qui plaçait systématiquement la sensation au-dessus de toute
logique ; Musil a naturellement repris très largement à
son compte cette pensée, et en Autriche, Musil est celui qui a
largement contribué à imposer la pensée scientifique
tout en la mettant en question.
Aujourdhui, il nest plus aussi simple de mettre ce défi
en pratique, parce que les systèmes scientifiques sont de plus
en plus sophistiqués et que désormais, il nest plus
possible davoir cette vision harmonieuse du monde qui était
déjà mise à mal à lépoque de
Wittgenstein. Lidée que la nature forme un tout, cest
cette vision du monde que le Cercle de Vienne a tenté de circonscrire
grâce à sa méthode formaliste, et ce en évinçant
les faux problèmes suscités par le langage. Dun autre
côté, cette vision du monde est déjà mise en
pratique puisque le langage informatique fait désormais partie
de notre quotidien, et nous sommes déjà embarqués
dans ce monde digital. Et dans un monde dans lequel on est déjà
embarqué, il est très difficile de se départir de
la part daveuglement que chacun porte en soi, afin de pouvoir soumettre
ce monde à la critique, et ensuite de transformer cet aveuglement
en prise de position littéraire ou artistique. Cest très
difficile quand justement, on est déjà embarqué dans
ce monde. A lépoque, il était encore possible de prévoir
larrivée plus ou moins imminente dun bien ou dun
mal, alors quaujourdhui, nous navons plus aucune distance.
Nous devons donc partir en quelque sorte de cet état de fait, nous
préparer au prochain malheur ou au prochain bonheur et ensuite,
il faut essayer coûte que coûte de trouver dautres chemins
Mais
Même la forme ne semble plus tout à fait adéquate,
cette forme romanesque que Musil avait choisie
Bien que cela ne
soit pas tout à fait sûr
Cest là lobjet
de ma quête, et je pense que cela va moccuper pour le reste
de ma vie
Enfin je crois
Jen ai bien peur !
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