Jacques Laurans / L'avant-dernier jour | |
un texte inédit de Jacques Laurans, qui vient de publier : L'ombre pensive de Franz Kafka, aux éditions Théétète, précédé d'une présentation par Michèle Sales. accompagné d'un extrait de L'ombre pensive de Franz Kafka |
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Jacques Laurans, écrivain et critique de cinéma, a souvent orienté son travail littéraire vers des formes libres et ouvertes où se rejoignent critique, autobiographie et expression personnelle (LHabitation dun poète, à propos de Joseph Delteil dont il fut le secrétaire, Dans la salle obscure, Ballades, Prose des sables, Pierre Soulages, trois lumières). Il a animé plusieurs ateliers décriture dans les écoles et dans les prisons. Il vient de publier Lombre pensive de Franz Kafka aux Editions Théétète. Jacques Laurans regarde, en cinéaste, les zones sombres ou claires, les entre-deux, les faux jours, léclairage diurne ou nocturne, les silhouettes projetées, déformées ou dédoublées qui passent dans luvre de Kafka, les contours multiples du même corps noir et chétif, vêtu dun chapeau et dun manteau. Partout dans Le Château, Le Procès, La Métamorphose, des ombres, le soir, se glissent et sinterposent, insinuantes, troublant notre regard à linstant où lon croyait comprendre. Dautres textes semblent plus solaires, LAmérique, La Colonie pénitentiaire où léclairage est plus dur, les choses plus denses, visibles. Mais Karl Rossmann est soumis aux interrogations et aux doutes, en frère de Joseph K et de K. Il est écrasé par le monde " réel " trop visible. Il aspire à lombre. Limplacable machine de la Colonie est éclairée par un soleil aveuglant ; la lumière est en elle-même cruauté. Lumineuse aussi, et rapide, limage dun indien sur un cheval qui traverse une plaine. Cette image comme une envie impossible, un mirage. Dans Nocturne, Le Terrier, La Taupe géante, Joséphine la cantatrice et le peuple des souris, chaque petite fable ramène à la séparation. Kafka, seul, rejoint ses ombres, celles de la chambre, de la nuit et de la forêt où lattend un ange grotesque, venu de lentremonde. Kafka naimait pas beaucoup le cinéma dont il disait ressortir vide et insensible. Jacques Laurans ladore. Le parallèle quil trace entre Kafka et Buster Keaton est étonnant. Keaton est un " K " transposé, intrépide, aventureux, transgressant lautorité du père. De chaque coté du miroir de lécran, les visages semblables, les destins inversés. Ainsi, chapitre après chapitre, Jacques Laurans traverse luvre de Frantz Kafka. Dans cette ombre qui lui est propre et " qui fait corps à son objet, assombrit les reliefs, les maisons et les chemins, recouvre chaque chose en surface, mais ne sépaissit jamais dune matière ", il y a quelques traits de lumière. Ottla, la sur, Miléna, lamie, et surtout Dora lamour de la fin de sa vie. Un chapitre du livre de Jacques Laurans sintitule " Lamour des jeunes filles ". Clara, Julie, Elsa, Grete, les jeunes filles de Kafka sont joyeuses et espiègles. De ces présences lumineuses et trop réelles, il séloigne toujours maladroitement. Il ne lui reste quune image, un spectacle, une fiction. Mais tout à la fin du film, il y eut la lumière du sourire de Dora. Happy end ? " La voir me sourire dans le canot. Cela fut le plus beau moment. Navoir jamais que le désir de mourir et saccrocher encore, cela seul est lamour. " Frantz Kafka Michèle Sales |
L'avant-dernier jour - inédit © Jacques Laurans
Maintenant tu es là ; dans cette chambre avec un numéro. Ces mots sont des yeux que je veux ouvrir. Avec ma conscience qui nen verra jamais assez. Dans le parc, il y a des enfants et des joueurs de boules. Nous les regardons comme si nous nétions plus que des spectateurs de la vie. Chaque jour, je vis avec cette pensée de toi là-bas dans ce Foyer, avec tous ces autres enfants aux cheveux blancs. Te revoir à la maison. Peut-être à la fin de lété, après les grandes vacances. Dans la petite salle obscure, à lentrée du Foyer, tu as vu un film de Marcel Pagnol. Dans cette même pièce étroite et sans fenêtre, un prêtre, chaque semaine, célèbre son office. Laprès-midi où tu nes pas sortie. A travers la fenêtre de ta chambre, jentendais la rumeur dune fête, une maigre fanfare, et des cris denfants. Il ny a que des instants ; des instants épars et silencieux. Il ny a plus dhistoire. Dans le grand salon du rez-de-chaussée, une bibliothèque couvre le mur du fond. Jy vois toujours le même homme qui sendort parfois sur son livre. Je lappelle " le lecteur ". Tu es devenue toute petite. Mais ce nest pas la taille de lenfant. Quand toute une vie est passée, on sefface, et bientôt, on ne vous voit plus. Lorsque jai relevé cette femme effondrée dans sa chambre. Elle était si lourde ; elle ne parlait pas. Puis elle ma souri avec le regard dun enfant perdu. Ta petite blessure à la cheville ; il y a du sang, et cela me fait mal. Dans le parc, un léger mistral emporte nos mêmes pensées, les mêmes paroles de chaque jour. Ici, lenfance revient par le bas ; comme si lon navait jamais rien su, ni rien appris. Ta voix au téléphone nest plus la même. Elle me demande quelque chose que jentends derrière les mots. Comme sil fallait ne plus attendre. Comme si ta vie entière reposait entre mes mains, que tu mattendais pour quelle reprenne enfin son cours. Comment concevoir cette fin où je serais détruit, perdu, et comme enseveli dans ma propre fin ? La petite fille au ruban ; la jeune fille à la plage ; lépouse élégante et, aujourdhui, la dame au grand age, sont la même personne, la même femme, la même enfant ; et cet enfant est ma mère. Plus tard, tout reviendra, tout renaîtra dun coup : léclat, le soleil, et les images denfance. Plus tard, je retrouverai le cadre et la lumière. Cette lumière blanche qui éclairait aussi la salle de bain. Mais je fermais les yeux ; leau savonneuse glissait lentement sur mon visage, et me piquait. Aujourdhui, je recommence, mais avec les mots. Je ferme les yeux pour que les images reviennent. Toi, au bord de locéan, le parfum des algues et les petits rochers. Tu souris au photographe ; tu nes pas une image. Maintenant, je dois ouvrir les yeux. |