On comprend bien l'intention, bonne, de l'article sur les
journées d'études "L'acteur et le handicap". Le
discours théorique autour du manque, condition nécessaire,
gestatrice de toute représentation (ici théâtrale),
pose cependant problème lorsqu'il est appliqué au handicap.
Nombreuses sont les personnes handicapées à se battre pour
tirer le handicap du côté de la différence, et non du
manque. Le handicap n'est pas un manque "fertile" qu'il convient
de surmonter, c'est une différence qu'il faut faire accepter. On
serait toutes et tous à bondir en entendant: "c'est une personne
très intelligente, mais homosexuelle, mais une femme, mais malade
etc...". Je répète que je ne remets nullement en cause
le travail théâtral dont il est question. Je m'interroge seulement
sur la pertinence d'une position qui associe le handicap au manque. Position
d'autant plus discutable lorsqu'elle cite Greimas et pousse le manque...
vers l'imperfection! Nous sommes toutes et tous imparfaits. Le fantasme
d'une norme de perfection n'appartient qu'à ceux qui se nomment,
à tort, valides. Philippe.
Cher Monsieur,
votre réaction est sévère, mais elle tape juste -
et donne surtout l'envie de continuer le dialogue avec vous : non pas
pour me justifier, mais pour essayer, dans ce dialogue, d'approcher ensemble
d'une façon plus exacte de poser la question. Et ceci d'autant
plus que je crois lire, dans votre message, des propositions assez proches
tout de même de ce que j'essayais d'énoncer.
Mais peut-être tout d'abord une petite précision : ce texte,
dont j'assume seul la responsabilité, n'est pas le bilan d'une
recherche ; c'est au contraire un point de départ, une hypothèse
destinée à être corrigée, précisée,
et surtout approfondie au cours de nos journées des 22 et 23 juin.
Mais autant partir des bases les plus solides, bien sûr.
L'idée que vous avancez, celle d'un passage nécessaire du
manque vers la différence, est évidemment la seule éthiquement
et politiquement acceptable. Je ne vois pas comment, en ce qui concerne
la place du handicap dans la société, nous pourrions en
envisager une autre, et j'y souscris donc entièrement. Si je peux
essayer de sauver Greimas dans ce qui me paraît donc être
un malentendu, j'ajouterai seulement que je suis intimement persuadé,
pour ma part, de notre commune "imperfection" : que c'est dans
ce creuset-là que se trouve notre humanité, et seulement
à partir de là que peut se construire toute recherche de
dignité. Le fantasme de perfection, que vous évoquez, constitue
sans doute l'une des plus effroyables machines à tuer qui nous
habitent.
Pourquoi, dans ces conditions, parler du manque et non de la différence?
Sans doute d'abord parce que nous partons du handicap mental, en contexte
théâtral : et qu'il faut ici, pour être justes, être
précis. Les acteurs de Catalyse (qui accomplissent, je le redis,
un travail magnifique, particulièrement sur le plan d'une très
grande maîtrise musicale de la voix), pour donner corps aux personnages
qu'ils incarnent, doivent traverser un déficit de mémoire,
de concentration, de compréhension du texte (par exemple Shakespeare,
puisqu'une de leurs dernières créations fut une adaptation
du Songe d'une nuit d'été). Les spectateurs, eux aussi,
font l'épreuve d'un manque : un manque de rapidité, d'efficacité,
de vraisemblance dans cette incarnation. Or, paradoxalement, quelque chose
de l'essence même du théâtre se joue dans cette difficile
rencontre. C'est pourquoi je reste pour ma part persuadé de ce
que (peut-être, mais c'est trop schématique, par opposition
à l'efficacité technique des médias, grands édicteurs
des normes) ce n'est pas seulement une différence, mais c'est véritablement
un manque qui est ici au coeur de cette expérience artistique partagée
(pour les acteurs comme pour les spectateurs) ; et, d'autre part, que
c'est sur ce terrain même du manque, en le reconnaissant comme fondateur
de toute expérience théâtrale (même s'il est
ensuite géré par des stratégies très diverses),
que nous pouvons relier le travail des acteurs handicapés à
celui des acteurs non handicapés (d'où ma question : quels
sont les manques que doivent, pour leur part, explorer ces derniers?).
Pour reprendre votre formule, je crois que sur le plan théâtral
on ne pourrait pas faire l'économie de ce propos qui contient effectivement
de quoi faire bondir: "c'est un handicapé mental, et pourtant
c'est un grand acteur". Notre propos, simplement, est de partir de
là, comme d'un donné (culturel) de la perception, pour mieux
comprendre ce que fait un acteur, handicapé ou non.
Au terme de ces journées, nous aboutirons, j'en suis certain (je
vous l'ai dit, le contraire m'inquièterait!), à l'idée
que ces manques ne sont en fait que des différences : et qu'ils
conduisent à un élargissement et un approfondissement de
notre idée de l'art, tout simplement. Mais c'est parfois le chemin,
plus que le résultat, qui est intéressant.
Une dernière chose : Genève est loin de Rennes, c'est vrai
- mais si vous souhaitiez continuer cet échange de vive voix, c'est
avec plaisir que nous vous accueillerions dans les tables rondes.
A bientôt en tous les cas, au moins sur courriel, je l'espère.
Très cordialement à vous,
Didier Plassard
Bonjour,
merci pour votre message. Il est clair que l'acteur vit la dépossession
de saint lui-même et que ce manque qui le creuse le dispose à
son rôle. Ce manque est l'expression d'une volonté souveraine
(celle de l'artiste), appel réfléchi au jaillissement du
personnage, la libre mise en actes d'une technique et d'une pulsion au
sein d'une structure (théâtrale, sociale) disposée
à reconnaître la légitimité de cette altérité,
à considérer cette liberté d'être comme part
de sa propre cohérence.
J'en viens au handicap. Le manque dont nous avons parlé, libre
expression d'un art, ne peut faire diagnostic au handicap, quel qu'il
soit. La personne dite handicapée n'a évidemment pas choisi
sa différence, c'est pourquoi elle n'est creusée d'aucune
déficience par naissance. Le parallèle avec le travail d'acteur
avorte en ce point précis. La personne dite handicapée est
d'abord, comme chaque être, un tout accompli, donc aussi à
même d'une mise en retrait d'elle-même, mais dans un second
temps, comme tout acteur, au théâtre. C'est pourquoi je suis
convaincu que le manque ne peut, ne doit s'appliquer qu'aux structures
(au sens le plus large) et jamais aux individus. Ce sont les structures
qui souffrent d'un manque de disponibilité à l'égard
des différences entre individus. Seules les structures sont perfectibles.
Telle est leur raison d'être.
Pour conclure, j'ajoute que nous souffrons tous du langage. Nous avons
appris à classer les êtres humains selon des critères
physiques (au sens le plus large) apparents. Notre pensée s'en
défend, mais nous sommes à l'évidence conditionnés
par les mots. Nous disons "handicapé" en pensant le contraire,
mais une part pense à faux en conservant l'héritage d'une
terminologie que je ne crois pas nécessaire de qualifier.
Je vous prie de me passer le ton militant de ces quelques lignes, je ne
veux être ni excessif, ni blessant. Je partage au contraire avec
vous l'enthousiasme et l'amour de l'humain qu'il faut pour forcer les
préjugés, en confrontant nos propres incertitudes (de certitudes
point) à l'énigme d'autrui. Je reste bien volontiers en
contact avec vous. Genève est à deux pas de Rennes, je serai
bientôt à même de les faire. Très cordialement,
Philippe
Cher Philippe,
merci pour cette nouvelle avancée. Je ne la prends ni pour du militantisme
(et d'ailleurs, le mot n'est pas péjoratif pour moi), ni pour un
geste blessant, bien au contraire : comme le don d'une pensée,
et le rappel d'une exigence - toutes attitudes que je ne peux que désirer
partager avec vous.
Là encore, je ne puis qu'être d'accord avec vous : sur le
fait que le handicap n'est pas choisi, comme le travail de l'acteur l'est
(cependant, il reste que ce que nous allons ici essayer d'observer, ce
n'est pas le handicapé, mais le handicapé comme acteur,
et ceci dans l'acception la plus "professionnelle" du terme
: c'est d'ailleurs seulement à ce niveau de complexité que
l'on peut essayer de déjouer les embûches les plus grossières
qui, sinon, nous menaceraient).
Et sur le fait, évidemment, que toute personne humaine est une
totalité en soi, une complétude, sinon dans son être
(qui d'entre nous serait assez vain pour l'affirmer?), du moins dans sa
relation au monde et à autrui.
Ce à quoi, cependant, je m'accroche encore, et qui me semble-t-il
se dessine de mieux en mieux en discutant avec vous, c'est la question
de la perception (collective, qui plus est, au théâtre),
et de ce que met en jeu, pour le spectateur, la présence scénique
d'une troupe d'acteurs handicapés. Il y a bien une différence,
qu'on pourrait résumer grossièrement en ces termes : nous
voyons, à ce moment-là, le travail de l'acteur, c'est-à-dire
que nous traversons à la fois une expérience esthétique
et une expérience humaine. La "fabrique" du théâtre
y est comme mieux donnée à voir et, en même temps
(fort heureusement d'ailleurs, car sinon nous verserions dans l'art pour
l'art), elle est rendue à sa dimension partageable par tous de
l'effort, de la difficulté, de la victoire sur soi-même.
J'aurais presque envie de dire que, à ce qu'il m'a semblé,
le renvoi mutuel de la joie de l'interprète et de la joie du public
rejoue, en mineur, des dynamiques proches de celles de l'exploit sportif
: il y aurait peut-être, dans la perception des spectateurs, comme
une proximité de l'acteur handicapé et de l'athlète.
Vous me parliez d'être bientôt dans la possibilité
de voyager entre Genève et Rennes ; cela serait-il envisageable
dès cette fin de semaine? Si vous pouviez être des nôtres
vendredi et samedi, je m'en réjouirais beaucoup. Evidemment, nous
prendrions en charge votre déplacement et votre accueil.
N'hésitez donc pas, dans ce cas, à m'appeler demain mardi
(00 33 2 XXXXXXXX, si possible en matinée) pour en parler, et nous
organiser.
Dans tous les cas, je serai très heureux de continuer le dialogue
avec vous.
Très cordialement,
Didier Plassard
Cher Didier,
je ne peux malheureusement pas être avec vous cette fin de semaine,
j'ai encore quelques petits pépins de santé à régler
(à attendre que ça se règle serait plus juste). Mais
rien de grave. Je garde votre invitation présente et suis certain
que nous pourrons poursuivre cette discussion (ou la suivante) de vive
voix.
A mon tour d'entrer dans vos vues. La question de la perception me semble
également centrale pour l'objet qui nous occupe. Le dépassement
de soi, cette possible expérience de l'effort partagé par
le public et les interprètes, en somme l'exemplarité d'une
représentation qui tient à l'individuation d'universaux
(volonté, abnégation, courage), nous ramène aux enjeux
du théâtre des débuts, à la tragédie
grecque. La force indéfectible du héros tragique à
faire front aux contraintes de sa condition, lorsqu'on la rapporte à
celle mise en uvre par l'acteur handicapé, pointe en direction
de la possibilité d'affirmer, sur scène, l'inaliénation
de l'intégrité humaine. J'en reviens à la part d'exemplarité
nécessaire au partage: l'autodétermination conquise par
l'interprète [l'autodétermination est le libre-arbitre dans
son rapport à autrui] n'est pas conquise par l'acteur en tant qu'handicapé,
mais en tant qu'être humain. Cet accomplissement d'une liberté
est vécu par le public qui participe de la douleur puis de la joie
de cet affranchissement. C'est pourquoi je persiste à penser que
l'effort extrême que l'acteur handicapé fournit pour maîtriser
son rôle ne tient pas d'abord aux contraintes de son handicap, de
sa différence, mais qu'il en va d'une force de conviction, d'un
enthousiasme pour le théâtre. De même, ce qui fait
le héros tragique n'est pas sa faculté à résister
au destin, mais son enthousiasme à vivre jusqu'au bout sa passion.
Ce que le public ressent, partage, c'est bien la conviction mise au rôle,
non pas l'effort à vaincre le handicap.
Pour paraphraser Shaftesbury, je dirais que l'enthousiasme est conducteur
de "vérité" s'il est soutenu par la distance interne
de l'humour. La vérité dont il peut s'agir ici tient à
ce phénomène d'identification, au partage entre interprètes
et public, d'une difficulté et d'un surpassement. Quant à
la distance interne de l'humour, elle est cette bienveillance pour soi-même
qui permet à la conviction de l'interprète de parvenir à
la générosité du don de soi.
Bien sûr qu'il y a de l'exceptionnel à assister au jeu d'acteurs
handicapés, bien sûr que le public est pris dans un rapport
d'attirance/répulsion exacerbé face aux corps "en différence"
auxquels il est confronté. Bien sûr que cette confrontation
stigmatise le travail théâtral en général,
qui est justement le déploiement d'une altérité en
quête d'intimité. Mais je persiste à croire que si
l'on évacue l'exceptionnel, l'inhabituel de voir un acteur handicapé
(en gros le voyeurisme à ne pas sous-estimer), ne reste plus que
l'exceptionnel d'assister à la mise en actes d'enthousiasmes, de
forces de conviction différentes d'un acteur à l'autre,
hors de toute considération liée au handicap.
En amitié, Philippe
|