Alexandre Bienvenu / Le jardin de Mémoire
essai sur Le Jardin des Plantes de Claude Simon

quand on est auteur, la première fois qu'on reçoit un mémoire sur votre travail fait à l'université, on est plutôt troublé, d'être ainsi pris sous le regard d'un autre, et passé à la loupe – par contre, il suffit d'en recevoir un carrément génial, qui vous déshabillerait dans vos tics et vos secrets (n'est-ce pas, J. G.? mais alors on se dit que l'auteur du mémoire règle ses comptes avec lui-même plutôt qu'avec vous...) pour qu'ensuite on devienne dur : si le mémoire ne vous accroche pas, on n'a pas de raison de faire effort vers lui - on prendrait presque l'habitude, et d'y voir un sismographe des facs où ça bouge - du coup, quand un de ces travaux vous passe par les mains, et qu'on tombe sur un véritable essai critique, avec l'audace, la vision, on se dit que ça n'a plus rien à voir avec le monde des facs - on se prend à rêver d'une grande banque de données en ligne qui rassembleraient tous ces travaux sercets - tout ça pour dire qu'il n'était pas question de laisser inaperçu le travail d'Alexandre Bienvenu (Bordeaux) sur Le Jardin des Plantes de Claude Simon - il fait environ 120 pages, on a choisi juste d'en donner ici l'introduction et la première partie, essai de géographie littéraire : "Comment arpenter le Jardin des Plantes..." - cet essai mériterait publication... qui s'y lancerait? F Bon

Depuis plus d’un demi-Siècle, Claude Simon nous convie au spectacle étourdissant d’une œuvre en train de se faire, d’une écriture qui chemine sans faillir par les lieux inépuisables de la mémoire. Inscrite durablement dans le paysage des Lettres, rien n’impressionne plus que cette immense construction romanesque, dont chaque pièce façonnée par une prose généreuse, foisonnante, enivrante même, nous attise et nous fascine, relançant par son rythme, ou plutôt sa respiration, notre désir de lecture.

Dès lors, il faut se demander comment il reste possible d’aborder une telle somme, comment tenter de la parcourir, sans répéter ce que chaque commentateur a relevé, décrit, circonscrit. Sûrement, il s’agira d’œuvrer avec passion et modestie, d’avancer sans couvrir du bruit de nos paroles la mélodie du texte, d’accueillir, sans vouloir (paradoxalement !) maîtriser ce qui s’offre à nous. Comment approcher, alors, les romans de Claude Simon, autrement que par les chemins battus, aussi amicaux et pertinents soient-ils, de la critique spécialisée ?

Or, la réponse nous a semblés résider dans la question, dans ce qui, secrètement, la motivait, et nous a poussés à la poser : rien d’autre que notre émerveillement pour l’écriture de Claude Simon ne semble pouvoir justifier le choix d’un travail sur une de ses œuvres. Il faudra donc lire, à travers notre lecture des textes, le témoignage silencieux de notre passion pour l’auteur du Tramway, des Géorgiques, de L’Acacia, et du Jardin des Plantes. Le dernier roman cité nous a ainsi particulièrement touché, à cause de la complexité de sa construction, de la violence qui en pulvérise toute linéarité, mais aussi, à cause du délicat tissu analogique, dont les fils invisibles conduisent le lecteur dans les méandres d’une " mémoire inquiète " (cf. Dominique Viart, Claude Simon, Une mémoire inquiète) , inassouvie dans sa quête du passé, et d’elle-même.

Ce roman laisse en effet entendre ce que les œuvres antérieures murmuraient, à savoir la tentative obstinée d’un homme de dire son expérience du monde, d’apaiser la morsure du réel en faisant œuvre de littérature. Le surgissement au sein du texte de ces traces de vécu, de ces " fragments épars d’une vie d’homme",

modifie selon nous la portée des livres de Claude Simon. Ils nous réinvitent à nous soucier de cette voix, à porter attention à la torsion mémorielle qui dévoile, en ses plis, la blessure intime d’une subjectivité marquée par son Siècle. Dans l’apparent chaos du Jardin des Plantes, nous avons l’intuition d’une prière qui nous demande de conjurer ce désordre, en lisant le texte et en en reliant les différentes pièces. Le problème est dès lors celui d’une méthode critique, dont l’efficacité nous permettrait de répondre à cette silencieuse sollicitation, sans en trahir la signification. Or, le titre de l’œuvre sera pour nous comme la pierre de touche, qui nous permettra d’avancer dans cette recherche, sans en perdre le fil. Car si " Jardin des Plantes " est le lieu récurrent du livre, en somme une de ses thématiques, nous en proposerons aussi une lecture " rhématique ", dans le sens où il indique une manière de le parcourir, de s’y promener. Le roman, en effet, peut être envisagé comme un apprentissage de la promenade. Le lecteur patient, qui s’abandonne à ce désordre, en devine bientôt l’agencement secret, la façon de s’y déplacer. C’est par conséquent en nous essayant à l’art de la promenade que nous arpenterons ce roman-jardin.

Notre cheminement aura en outre une visée, qui sera celle de capter dans son bougé originaire ce qui nous apparaît comme l’instance du sujet. Nous avancerons donc avec logique, vers ce dont nous avons pour l’instant seulement l’intuition, en suivant la piste de l’essai. Car il semble que l’on pourrait voir dans le roman comme une volonté de faire essai, de développer à certains moments le genre de la prose argumentative. C’est cette première observation qui nous inspire la piste d’un " essai dans le roman ". L’importance du livre, et surtout les différentes voix qui s’y confrontent dans la joute terrible de l’Histoire, exigent cependant d’élargir cette prime considération. L’essai dans le roman convie donc, du fait de son esthétique contrastive, à faire jouer plusieurs genres entre eux, à résoudre le problème de leur agencement, à comprendre comment peut se présenter l’idée d’un essai romanesque original. Il faudra, par conséquent, renverser l’angle d’attaque, autrement dit, rebrousser chemin, afin d’y envisager comment les grandes caractéristiques du genre romanesque sont elles-mêmes mise à l’épreuve, comment le roman se met lui-même à l’essai. Seule la découverte d’un écart, entre le genre et l’esthétique de ce livre, pourra nous amener à en comprendre la portée polémique, hypothétiquement essayiste.

Que cet écart poétique soit une voie inexplorée par laquelle nous pourrions y prolonger notre nouvelle promenade : c’est le vœu que nous formulons afin d’entrevoir au sein de l’œuvre, depuis un point de vue enrichi, presque panoramique, " l’inscription que l’auteur essaie de faire de soi dans la turbulence verbale" (Yves BONNEFOY, Entretiens sur la poésie). Or, il semble que la notion d’expérience, et plus précisément celle de la chute, puisse nous aider à suivre cette piste. Mais afin de dédramatiser la tragédie de la chute, d’en saisir le profond ressort, nous nous munirons d’un talisman, à savoir les écrits de celui qui a inauguré, dans l’intimité de son œuvre du moins, la geste de " l’essai de soi ", c’est-à-dire Montaigne, dont l’épigraphe du Jardin des Plantes en a extrait un allongeail. Nous tenterons en effet une mise en histoire de la chute, avec, cela va sans dire, les ressemblances et les profondes divergences, d’ordre épistémologique et littéraire, qui apparaissent entre les deux entreprises scripturales : cela dans le but d’articuler l’expérience première comme crise de la perception, quasi phénoménologique, et pourtant foyer de la représentation. Cette histoire de la chute aura donc comme enjeu de révéler, au sein d’expériences idoines, l’émergence de singularités poétiques, de subjectivités différenciées par des esthétiques sans communes mesures. Dans les détours de notre promenade au sein du texte, nous verrons par quels moyens le roman permet de reconstruire le sujet à partir de cette épreuve : c’est bien la question de l’essai de soi par le roman qui nous conduira, et que nous mettrons en regard avec l’exercice de l’autobiographie, ou de l’autofiction.

Nous verrons plutôt, dans cet ordre d’idées, comment le commentaire de l’expérience vécue offre la possibilité d’une " reconfiguration du moi" (Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre) médiatisée, peut-être à jamais différée. Ainsi, nous écouterons, dans les méandres du jardin, s’élever et se recomposer, tel le corps du texte, une voix unique, issue des romans antérieurs, s’adressant, comme nous l’avions tout d’abord pressenti, à la figure du lecteur. L’accueil de cette instance vocale, presque hors cadre énonciatif, sera enfin vécu, éprouvé même, par le lecteur, comme la chance d’un moment éthique. Nous nous demanderons en effet comment ce Jardin d’écritures enrichit le lecteur, en tenant compte du fait que l’essai, tel que nous l’avions envisagé, retrouve selon nous le lien perdu entre sagesse et rhétorique, entre écriture et démarche heuristique. Nous tenterons ainsi de montrer que la lecture du Jardin des Plantes invite à une expérience esthétique et éthique, à un plaisir et une méditation du texte.

Comment arpenter Le Jardin des Plantes ?
Enchâssée dans le texte, la description du Jardin des Plantes à la fois motive le titre du roman et délivre comme un code de lecture, ainsi énoncé :

"Il apparaît que l'homme s'est appliqué là à pour ainsi dire domestiquer, asservir la nature, contrariant son exubérance et sa démesure pour la plier à une volonté d'ordre et de domination, de même que les règles du théâtre classique enferment le langage dans une forme elle aussi artificielle, à l'opposé de la façon désordonnée dont s'extériorisent naturellement les passions." (p61).

Le Jardin des Plantes exige du promeneur qu'il adopte cette démarche contrastée, qu'il apprenne à lire et penser dans cette contradiction première. Or, nous pouvons constater que les instruments théoriques qui permettent d'étudier une œuvre littéraire obéissent globalement à une vision statique du texte, où l'abstraction méditative de la forme prédomine sur la sensibilité aux forces sous-jacentes. Notre fonds commun théorique insiste en effet sur l'autonomie de l'œuvre d'art, qui délivre sa signification par la projection de sa structure, qui révèle sa beauté dans sa spatialisation. Cette attente apriorique qui conditionne l'activité de la lecture découle donc d'un axiome théorétique, contemplatif, apollinien2. Mais le roman de Claude Simon demande d'être lu en marchant, d'être contemplé et parcouru dans un même temps. Nous verrons ainsi que lire Le Jardin des Plantes, c'est avant tout accepter d'être déçu dans son attente de lecteur, afin d'en remodeler l'horizon, et de s'ajuster avec le plus de justesse au texte. Il convient par conséquent de modifier nos repères.

Pour ce, nous tenterons d'abord de considérer le roman par la voie de la question générique, puis de sa composition, enfin de son énonciation. Quels sont les termes du pacte de lecture ? Comment est fait le texte ? Qui nous parle ? Ce sont là des interrogations qui nous semblent primordiales, même si les réponses restent souvent ouvertes ou précaires.

La fréquentation assidue du texte, la tentative pour en cerner la structure et le fonctionnement seront en outre guidées par la question de savoir si le roman correspond plus à la notion de projet ou d'épreuve. Jusqu'à quel point "l'ensemble est-il conçu, inventé et construit comme une œuvre en soi" et jusqu'à quel point est-il "amalgame des fragments épars d'une vie d'homme" où "chacun des éléments est indissolublement lié au vécu" ?

I, A : L’articulation entre l’essai et le roman.
Notre première approche consistera à tenter l’agencement entre deux entités génériques a priori distinctes. Le Jardin des Plantes étant un roman généreux, qui ouvre de multiples possibilités génériques, il conviendra d’en élaborer la patiente classification, afin d’en débrouiller l’écheveau textuel. C’est à partir de ce seuil, pour ainsi dire, tenu à l’orée Jardin, que nous débuterons notre promenade attentive. Elle nous mènera en effet à agencer, comme une étrange mécanique désarticulée, brisée, ces différentes pièces de genres, qui sont autant de nouvelles œuvres en puissance, et dont le fonctionnement général nous échappera peut-être.

I, A-1 : Question de genres.
Afin de préciser ce qui nous apparaît comme une "image dans le tapis", à savoir l'idée d'un essai dans le roman, il est nécessaire d'en décrire le dessin.

Happé par le chaos typographique des premières pages, le lecteur apprend avec patience comment arpenter ces lambeaux de mémoire, et passer de l'un à l'autre. Ce premier contact avec le texte fait en effet table rase des réflexes du consommateur de livres, exigeant de lui qu'il répète l'apprentissage émerveillé de la lecture. De surcroît, cette renaissance de la conscience lisante a pour conséquence de modifier les termes du pacte de lecture. L'attente générique est certes préparée par le terme "roman" inscrit sur la page de couverture. Le lecteur s'apprête donc à entrer, selon la convention du genre suggéré, dans un ouvrage en prose développant un univers fictionnel, dont le paradigme reste l'œuvre balzacienne. Mais la promesse du paratexte ne semble pas tenue. De prime abord, la rumination assonantique du premier fragment ("m'efforçant dans mon mauvais anglais") signale la narration lacunaire, et l’absence de majuscule suggère que le lecteur est plongé in media res dans l’histoire. De plus, l'identité de cette première personne restera obscure et éclatée durant les trente premières pages. Ensuite, le lecteur est surpris de voir que l'action reste embryonnaire, et que le genre romanesque en tant que tel est mis en concurrence avec d'autres genres. Dans le désordre fulgurant d'une première lecture apparaissent ainsi : une narration typiquement romanesque qui se situe dans un collège, ou à Barcelone ("Quant à savoir ce que le personnage faisait là installé dans cet hôtel..." p38, 49...), un fragment se rattachant au genre rousseauiste de la confession de la faute ("Aujourd'hui encore je traîne comme une de mes plus cuisantes blessures d'amour-propre le souvenir de ce relais 4x100..." p40), l'inscription morcelée d'un catalogue du peintre italien Gastone Novelli ("Titres de quelques unes de celles qu'il exposa à Rome (Galleria La Salita): Un goccio de vita (Une goutte de vie)..." p 20,21...), des notes pouvant appartenir à un journal de voyage :

"Pour se rendre du Saint-Sépulcre au Mur des Lamentations on suit un long souk, tantôt à ciel ouvert, passant d'autres fois sous de voûtes, qui descend en pente douce à travers le quartier arabe". (p44)

"D'avion, le Kazakhstan offre à perte de vue une surface ocre, sans relief apparent, sans une ville, sans un village, sans même une ferme, une route, un sentier."(p 52).

Enfin, le texte présente des citations tirées de notes en marge d'écrits romanesques ou de correspondances d'écrivains, tels que Gustave Flaubert, Stendhal, André Breton, Marcel Proust, des extraits de mémoires, comme ceux de Rommel, de Trotsky ou de Churchill ( "Maintenant, à la fin, lentement accumulée, la fureur longtemps contenue de l'orage s'abattit sur nous."(Winston Churchill), p22), ou d'un journal de régiment dans la débâcle de 1940 ("Il n'était que 17 heures, les mitrailleuses des tourelles 555-556-557…" (p 195), des morceaux de dialogues, de fables (p60) un long entretien avec un journaliste (p35 etc), des extraits d'un réquisitoire et d'un jugement (p331), d'un colloque de Cerisy (p356), une lettre (p355), les premiers plans d'un scénario (p 36) etc.

On peut opérer, dans cet entrelacs générique, une première grande distinction selon la littérarité4 supposée des fragments. Il est en effet possible de considérer que certains passages du roman ne se remarquent pas par un travail littéraire, et donc peuvent être plus facilement rattachés au genre de l'essai, où le contenu du discours est plus important que sa facture esthétique. Ainsi les informations livrées par le bulletin militaire, le compte-rendu du colloque de Cerisy, la lettre, l'extrait du jugement, appartiennent au discours technique, ordinaire et juridique. Leur insertion au sein du roman semble poser le problème de la valeur de l'écriture artistique qui est censée ne pas renvoyer à autre chose que son propre univers, à rebours de ces discours scientifique, critique et technique -d'autant plus qu'ils ne sont pas de la main de l'écrivain. En outre, on constate que tout n'est pas de l'ordre de la fiction, mais aussi de l'ordre de la "diction"5. Cette classification permet de souligner l'existence d'un pacte de lecture romanesque, avec le déploiement d'un univers fictif autonome, et d'un pacte de lecture de nature référentielle. C'est dans cette seconde catégorie qu'il convient de placer les notes de voyage, le catalogue du peintre, les différents mémoires, et par conséquent les fragments se présentant comme une autobiographie, les diverses citations. Sous l'aspect de la fiction, on relève une multitude de sous-genres : le récit d'enfance (le collège) le roman d'apprentissage (la débâcle de 1940), le roman d'aventure quasiment picaresque et parodique (l'épisode de Barcelone), le roman historique (avec la mise en parallèle de Rommel et de Churchill), ou bien le récit ethnographique tel qu'on le trouve dans la collection "Terre Humaine"(le récit de Gastone Novelli en Amazonie p235). La littérarité de ces divers exemples ne fait pas de doute, mais pose ici aussi la question de la nature de l'écriture romanesque : peut-elle être envisagée comme référentielle, mettant alors en péril la cohésion de l'univers romanesque ? Ou doit-on parcelliser l'ouvrage en autant de romans, traités, mémoires, afin de respecter les différents pactes de lecture ? Chaque élément isolé ne peut être désigné en soi comme appartenant au genre de l'essai, hormis peut-être l'insertion du colloque de Cerisy, les phrases des écrivains, ou des passages tels que l'analyse du rapport entretenu entre Stendhal et ses personnages ("Stendhal caracolant gaiement sous les boulets de Waterloo "…p 35). Est-ce alors la juxtaposition de ces différents "lopins" qui donnerait à voir un essai, dont la thèse serait justement la dénonciation de l'illusion romanesque et la nécessité de se référer à une certaine réalité ? Le sens de l'essai serait donc que l'on n'échappe pas au genre de l'essai…Pour confirmer l'hypothèse avancée à partir de cette lecture taxinomique et " spatialisante ", il convient de se demander ce qu'il en est exactement de cette juxtaposition. Peut-on en effet parler, dans son sens technique et théorique, d'un véritable essai dans le roman ?

I, A-2 : Un essai emboîté dans le roman ?

On doit se demander si ces moments de prose discursive décelés dans cet assemblage hétéroclite permettent d'avancer que l'essai y est enchâssé, emboîté dans le cadre romanesque. Certes, il est sûr que la somme des extraits appartenant à la diction est quantitativement inférieure à celle des purs moments de fiction. De même, la taille de chacun de ces fragments, qu'ils soient citations d'écrivains, ou extraits de colloque, est nettement plus courte que celle des récits purs. Néanmoins, il est impossible de décrire ici un système d'enchâssement (ou d'"emboîtage") des récits et des discours tel qu'il est pratiqué dans les romans du XVIIIème Siècle, comme dans le paradigmatique Jacques le Fataliste de Diderot. L'énonciation globale et la hiérarchie entre les épisodes ne sont pas clairement exposées, et l’on ne trouve aucune cohérence visible. Par exemple, comment classer le détail de la page 301 : un fragment présentant un "il" prononçant un discours littéraire à Bologne, puis l'évocation d'un camps de prisonnier, ensuite l'extrait de l'entretien avec le journaliste, enfin la note d’un voyage à Austin ? Force est de constater que l'idée d'un essai dans le roman, ou au centre du Jardin, est séduisante, mais impossible à mettre en œuvre.

La référence au Jardin ne reste pourtant pas sans écho, si on la replace dans l'histoire littéraire. Qu'il soit public (par exemple page 29 et 61) ou privé (page 53 et 60), le jardin est le lieu, au sens propre et critique -topos-, où le promeneur vient se retrouver pour rêver, et laisser libre cours à sa pensée. Ainsi, Saint Augustin dans le jardin de Milan, mais aussi Montaigne7ou encore Rousseau, dont Les Rêveries tiennent un discours mémoratif par lequel le locuteur tient le registre des promenades solitaires qui les remplissent. Enfin Bacon, dans ses Essays, initie ses lecteurs à l'art topiaire, dans le dessein de les distraire de la mélancolie. Si l'on tente de placer les ouvrages de Claude Simon dans cette histoire, on peut se rapporter à La Route des Flandres. Le kiosque trônant au milieu du jardin familial est le lieu où le père écrit la lettre sur la bibliothèque de Leipzig : il devient donc le symbole de la culture humaniste et de la sérénité de l'esprit. Dans Les Géorgiques, le vieux général se retire dans le jardin de sa propriété afin d'y rédiger ses mémoires. Il est par conséquent tentant de lire dans le labyrinthe typographique du Jardin des Plantes l'essor progressif d'une pensée qui prend conscience d'elle-même. Dans la description du Jardin des Plantes, on retrouve l'évocation de Rousseau:

"un ensemble conforme à ce goût rêveur de la Nature à la mode vers la fin du XVIIIe siècle et illustré par des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau..." (p 62).

Cette mise en perspective diachronique est certes séduisante, mais partiellement fausse, car loin de faire l'éloge de ce goût réfléchi et rêveur propre à Rousseau, les romans de Claude Simon s'attachent au contraire à en dénoncer la vacuité. Par exemple, le kiosque de La Route des Flandres est l'indice flagrant de l'échec de la pensée humaniste:

"pouvant le voir assis, pachydermique, massif, presque difforme, dans la pénombre du kiosque…le visage obscur et triste de son père, et tous les deux face à face, ne trouvant rien à se dire, tous deux murés dans une pathétique incompréhension, cette impossibilité de communiquer..."

Le repère fixe et stable du kiosque n'est donc qu'un leurre, et l'incompréhension entretenue entre le père et le fils représente la volonté de faire table rase de la culture humaniste. De même, le général des Géorgiques échoue dans son projet d'écrire ses mémoires. Il n'est donc pas sûr qu'au cœur du Jardin des Plantes le lecteur peut découvrir la tranquillité du "locus amoenus", où la pensée viendrait sous la forme de l'essai traditionnel s'y déployer avec souveraineté.


I, A-3 : Une marqueterie polyphonique des genres ?
Les références à l'emboîtage ou à Rousseau n'explicitent donc pas la lecture d'un essai romanesque, car elles ne sont pas soutenues par des écritures fictionnnelle et discursive logiques. A défaut d'enchâssement, on se résignera à parler d'une "marqueterie" dynamique des genres. Ce changement de perspective est cependant riche d'enseignements si on le rapproche de la démarche esthétique adoptée par Mickaël Bakhtine dans son étude de Dostoïevski :

"Si on se place sous l'angle de la causalité et des canons monologiques, l'univers de Dostoïevski peut apparaître comme chaotique et l'architecture de ses romans, comme un conglomérat de matériaux hétérogènes et de principes impossibles à énumérer. C'est seulement en considérant le but artistique choisi par Dostoïevski que l'on peut comprendre combien sa poétique est en réalité organique, logique et homogène.."

Supposons donc que le but artistique de Claude Simon soit proche de celui de Dostoïevski. Pour ce, efforçons-nous de lire Le Jardin des Plantes par le prisme de la "polyphonie", qui nous permettra d'y définir la nature d’un essai. Ce type de lecture a déjà été proposé par Lucien Dällenbach pour Les Géorgiques, dont le critique a pu dire:

"Assemblage de voix dialogiquement correlées, formation syncrétique réunissant en elle tous les modes, tous les genres, ainsi qu'une multiplicité alternée de cadences: si elle a jamais eu un sens, c'est donc aux Géorgiques au premier chef que s'applique l'appellation de "roman polyphonique" ou de "roman total". (VIII)

Le principe de la polyphonie repose sur le traitement rigoureusement égal des voix autonomes et des genres distincts. C'est à partir de ce travail que peut naître, selon Milan Kundéra, l'"essai spécifiquement romanesque", tel qu'il est décrit chez Broch ou Musil.

Peut-on tirer la même leçon du Jardin des Plantes ? Nous allons voir que ce roman à la fois exacerbe cette esthétique, et la dépasse. De prime abord, il est clair que les genres et modes d'écrits confrontés sont plus nombreux que dans aucun autre roman de Claude Simon, même si le tissage pratiqué entre tous les fragments rappelle ses œuvres antérieurs. Cette hausse quantitative exigerait par conséquent une augmentation de la qualité polyphonique, un réequilibrage des forces centrifuges par des forces centripètes : soit des genres et voix travaillés autour d'une même intrigue liante, soit une certaine continuité et alternance entre les passages afin de respecter un code de lecture. Les Géorgiques laissaient lire comme intrigue la vengeance dans une fratrie qui se répercutait comme une fatalité sur trois générations. Ce mode narratif n'apparaît pas dans le Jardin des Plantes. Ainsi il est impossible de distinguer avec netteté une intrigue justifiant l'insertion de chaque fragment. On trouve un exemple de ce genre de colmatage, mais traité parodiquement sur le mode balzacien :

"A partir de là vont simultanément se dérouler plusieurs événements qui, en dépit ou peut-être en raison même de leur apparente incohérence, constituent un tout pratiquement homogène et cohérent" (p202)

De plus, et c'est le plus déroutant, chaque fragment ne coïncide pas avec le traitement unique d'un genre mais peut en contenir de multiples, chaque thématique est reprise dans des univers différents, et chaque discours est combiné avec plusieurs énonciateurs. S'exercent donc une grande labilité générique, un brouillage des distinctions entre fiction et diction, et un écrasement du système polyphonique, puisque les voix changent d'énonciateurs, et par conséquent fragilisent la pratique continue du dialogisme. Ainsi, le fragment de la page 137 qui poursuit le récit de la vie du collégien tient en germe le récit de la mort du colonel:

"Ces images étaient violemment colorées (...), l'assaut était mené par un officier à la tunique ornée de brandebourgs. Une jambe à demi fléchie, l'autre en extension, il tendait son sabre en direction d'un ennemi invisible..."

Ou bien, des éléments appartenant à un épisode peuvent être isolés et changer de genre. Par exemple, l'exclamation contenue dans cette narration:

"Visage tout à coup sévère plus badin du tout plus question d'humanisme coca-cola Intraitable résolu inflexible: Sauf la pornographie!" (p 18)

est autonomisée et entre dans un rapport discursif avec d'autres fragments, comme une note tirée en marge de Lucien Leuwen :

"Le lecteur qui connaît les lieux lira: assise sur les genoux de Leuwen qui avait la main je ne sais où et allait la br... Faire comprendre: avait sur ses genoux.

Sauf la pornographie" (p 44),

Ou bien au récit de la rencontre avec Brodsky, rapporté par le biais de cette mémoire ivre du début du roman (p 21) succédera le rapport objectif du procès de ce dernier ( p101).

Enfin, le narrateur du récit de guerre est particulièrement mobile, jusqu'à rendre sa localisation impossible. Il peut être intra et homodiégétique (p42), où hétérodiégétique lorsqu’il est locuteur, avec le journaliste, d’un dialogue au style direct ou indirect (respectivement page 278 et page 75). Enfin il peut apparaître à la troisième personne (p231), comme le classique narrateur omniscient d’un roman balzacien. Au contraire des écrits de Dostoïevski ou de Milan Kundera, dans lesquels les épisodes et les genres ne se contaminent pas et maintiennent du même coup l'effet de dialogisme, le roman de Claude Simon pousse le système polyphonique aux limites de ses propres possibilités, en complexifiant les éléments et les combinaisons, et finit par le déborder, par l'étouffer sous le foisonnement de son écriture. Disons qu’il y a un seuil de tolérance polyphonique, autour duquel se situe le régime du roman, tout en s’aventurant au-delà à certains temps forts. Le texte ne serait ni totalement dialogique, ni véritablement monologique, ni roman total, ni essai romanesque non plus. Doit-on, malgré notre angle d'étude plus dynamique, conclure à un échec du roman ? Le contrat de lecture est-il définitivement aléatoire et biaisé ? Pourtant, le plaisir esthétique suscité par la lecture du texte est réel, c'est donc qu'il se passe bien quelque chose, ou que quelque chose passe bien et finit par "prendre"13, et donner sens.

I, B : Comment est "disposé" le Jardin des Plantes ?

L'angle d'analyse adopté jusqu'ici a certes permis de soulever différents enjeux esthétiques, sans pour autant apporter de réponse définitive sur la nature du genre, ou sur la meilleure façon de lire le texte. En suivant Jean-Yves Tadié, on déplacera donc notre objet d'analyse pour débrouiller l'écheveau mémoriel, en étant attentif à son organisation, car :

"Le problème de la structure d'une œuvre ressemble à celui du genre : seule la notion de structure nous permet d'appréhender l'ensemble, et non une succession de détails(…) C'est grâce à elle que notre lecture est globale et qu'elle a une mémoire."

Il s'agit en l'occurrence de pouvoir dire si l'on peut mémoriser ce "portrait d'une mémoire". Cette nouvelle approche est dès lors motivée par la question de savoir si Le Jardin des Plantes obéit à un projet, avec des contraintes poétiques précises et un dispositif narratif rigoureux, s’il est par conséquent fondé sur un ordre sous-jacent, ou bien au contraire s'il laisse libre cours à la fragmentation d'un récit enlisé dans son magma originel.

I, B-1 : Peut-on mémoriser ce "portrait d'une mémoire" ?
De manière évidente, et on aura déjà senti cela avec le problème de l'emboîtage, le roman ne répond pas à une construction numérique, ne repose pas sur une loi interne, ni un nombre d'or gouvernant les apparitions de chaque élément. On est ainsi aux antipodes de l'écriture à contraintes telle qu'elle a pu être expérimentée par Georges Perec dans La vie mode d'emploi.

Faut-il, en outre, suivre le parcours géographique suggéré par le texte ? On peut en effet rêver une comparaison entre l'errance rapportée par les notes de voyage à travers le monde, et le voyage d'Ulysse dans la Méditerranée, tel qu'il est présenté dans l'Odyssée15 traduit par Victor Bérard. Il est néanmoins difficile dans le roman de Claude Simon de restituer un parcours global, aussi bien dans l'univers diégétique que dans l'ordre narratif, car on assiste rapidement à un éclatement chronologique et narratologique total. Le lecteur ne conserve alors en mémoire que quatre grandes zones géographiques : L'Asie (par le récit du symposium des écrivains et diverses notes de voyage), la Méditerranée (par le biais de Barcelone et du Sud de la France), l'Inde (grâce à l'évocation d'un séjour dans ce pays et de l'Empire Britannique) et l'Amérique du Nord parcourue d'Est en Ouest.

Si l'on ne voit aucun dispositif organisateur, ni aucune référence à un parcours structurant, il reste que le roman est divisé en quatre parties, chacune précédée d'une épigraphe. On essaiera donc d'appréhender une hypothétique progression du sens et de l'organisation de la diégèse dans chacune de ces parties. Sur la totalité de l'œuvre, on peut distinguer quatre grandes intrigues, qui, dans une chronologie artificielle, se présentent ainsi : l'enfance dans un collège parisien (p 16, 37, 38, 41, 94, 137…), une aventure dans le Barcelone de la Guerre d'Espagne (p 29, 38, 45, 49, 57, 73, … ), l'expérience de la guerre même en 1940 (p 23, 28, 34, 41,… ) avec la captivité et l'évasion, et enfin cet entretien avec le journaliste dans un appartement parisien. Les autres passages, moins étoffés, évoquent une convalescence, une scène dans la salle de bain, un portrait acerbe des artistes durant l'Occupation et divers moments de la vie d'un écrivain consacré : colloques, voyages et entretiens. Les quatre grandes époques apparaissent dans le roman à des endroits et des moments différents, suggérant, à défaut d'un véritable sens, une certaine orientation dans le récit, et dont les épigraphes apparaissent comme autant de pierres de touche.

La première partie, dont l'épigraphe tiré d'un commentaire de Dostoïevski prévient "qu'il sera probablement impossible d'éviter complètement les descriptions de sentiments et les réflexions"(p 9), est rédigée à la première personne, présentant ainsi les "sentiments et réflexions" d'un moi intime. Les éclats de textes, qui ouvrent le roman, situent principalement le sujet de la narration ivre durant le colloque des écrivains dans le monde Soviétique : "Frounze Kirghizstan cœur de l'Asie Appelaient ça un "forum" cinq jours verbiage …" (p 11). Autour de cet épisode, viennent graviter des fragments isolés, évoquant "Berlin Est 197..(vérifier)" (p 17), l'Egypte : "...petit temple à Karnac..." ( p19), puis Gastone Novelli. Progressivement la narration et la typographie se recomposent, les fragments s'étirent et remplissent la page, et les quatre intrigues relevées s'épanouissent dans un feston de textes réguliers. Mais la fin de ce premier chapitre semble perdre à nouveau sa cohérence précaire, tout en se fermant sur un épisode émouvant, par lequel le lecteur comprend que le "je" de la débâcle militaire de 1940 est le même que celui qui voyage et qui est invité dans les colloques :

"De jour, une fois, d'avion, en allant à Cologne, j'ai essayé de reconnaître les endroits. Bien vu la Meuse tout au fond de sa vallée." (p 154)

C'est aussi dans cette partie qu'on lit les morceaux de confession (p40 et 41), dont la signification est éclairée par l'épigraphe.

Dans le second chapitre, dont l'exergue fait observer qu'il peut y avoir "367 démonstrations différentes" ( p 155) d'un objet scientifique, la thématique ne porte plus sur un seul individu, mais s'élargit au rapport historique. Replacé dans ce contexte, l'épigraphe signale la relativité et la subjectivité de toute relation humaine à l'Histoire. Dans cette partie se déploient donc amplement les figures de Rommel et de Churchill, dont les portraits alternent avec de brèves citations tirées de l'œuvre de Proust. Des quatre intrigues, on retrouve celle de l'enfance au collège, de la débâcle militaire et de l'interview. Les notes de voyage sont moins présentes.

Le troisième chapitre, empruntant à Conrad une citation sur l'impossibilité "de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence" (p219), voit les figures historiques s'estomper, laissant ressurgir avec plus de vivacité la fin du récit de l'enfance au collège, l'expérience traumatisante de la débâcle durant 1940 marquée par la peur, la mort du colonel, et le sentiment de mélancolie. L'épisode de Barcelone réapparaît aussi. Parallèlement, le petit roman ethnologique et picaresque de Gastone Novelli est développé. Cette partie se clôt sur les trois expériences de l'imminence de la mort, véritable morceau d'"exercitation au mourir", et la convalescence qui s'en suit. Cet ensemble est donc un retour à un univers dont les lignes de force sont plus personnelles, quoique mises en rapport avec des expériences à caractère universel : l'approche de la mort, et le problème de l'altérité.

Enfin, la quatrième partie, ouverte par une formule de Flaubert sur "les pas de géant du temps"(p 317), conclut l'épisode de Barcelone, présente une critique acerbe du milieu intellectuel au temps de l'occupation, et livre des documents qui peuvent paraître annexes : extraits de lecture, colloque, scénario de film.

Il y a donc dans ce texte, à défaut de nombre d'or, d'une multiplicité organisée, ce qu'on pourrait appeler des "facteurs figuraux"14, et qui font sens pour le lecteur. Ainsi on constate dans le chapitre I l'essor, parmi l'hétérogénéité apparente du texte, d'une certaine tonalité lyrique. Le chapitre II, tout en maintenant des éléments du chapitre I, met en place un univers plus épique et historique. Le chapitre III reprend et développe la tonalité du chapitre I, en estompant les parallèles des grands hommes, et s'achève en point d'orgue sur la tentative de dire l'expérience cruciale, définie par le sentiment de mélancolie. Dans le chapitre IV, le texte perd sa relative fluidité acquise au cours du roman pour se détacher à nouveau par blocs. Cet effet est accentué par l'insertion d'éléments plus hétéroclites, et de textes s’apparentant directement au discours métalittéraire : la lettre d’un lecteur, un extrait d’un colloque sur le roman (p355). On remarque aussi la dénonciation de ceux qui se mettent en représentation, comme si le fait d'avoir vécu ce qui a été narré en III avait permis de tirer des leçons. Enfin le roman se clôt sur une fuite en avant symbolisée par le scénario cinématographique. L'essai (dans le sens premier du terme) d'une nouvelle technique artistique suggère en effet la poursuite par un autre moyen de ce qui n'a pas été résolu par le roman. Dans cette forme résolument ouverte, on observe ainsi des constantes et des évolutions. C'est qu'il y a dans ce désordre apparent une progressivité, la tentative de faire quelque chose, de donner à voir, d'inciter à penser dans une direction. Dans cette lutte entre le chaos et le cosmos, surgit du sens. Ainsi, l'observation nue de la "dispositio", en deçà de la question générique et du problème classiquement romanesque, laisse entrevoir ce que notre méthode initiale ne permettait pas de déceler dans le texte.

I, B-2 : A l'écoute du texte
Reste à approfondir cette analyse de la disposition, en élargissant notre champ méthodique, grâce à la référence à la musique et à la peinture. Car parcourir Le Jardin des Plantes, c'est être convié au plaisir de l'œil et de l'ouïe : le texte se laisse en effet voir et écouter, telle une série de toiles ou une suite musicale. Par exemple, la technique des harmoniques, empruntée au domaine musical, peut affiner notre approche de l'économie du texte. L'harmonique se dit de "certains sons, de certains rapports ou assemblages de sons caractéristiques, en harmonie" (Le Robert). De plus, l'étymologie grecque de "harmonie" désigne un arrangement, une disposition. On observe donc un glissement du domaine visuel et spatial au domaine musical et temporel, déplacement peut-être suggéré dans la mise en page du roman. L'harmonique est ainsi qualitativement moins forte que l'harmonie, puisque la première renvoie à des sous-ensembles d'une totalité absente, alors que la seconde présuppose un tout (cette différence est équivalente à celle que l’on a analysée entre multiplicité sensitive, ou "facteurs figuraux", et multiplicité classique). Selon Dominique Viart, les harmoniques font "tenir" le roman simonien en exerçant une tension entre le lisible et le brouillage du texte15. Cette technique permet donc de répéter une structure sommaire dans la dimension temporelle. Il s'agit en l'occurrence de montrer comment différents fragments du texte peuvent s'articuler pour créer un même ensemble harmonique, au cœur du désordre mémoriel. En outre, cette temporalité du roman est construite sur la généralisation de la syllepse16 qui disperse tout effet chronologique et logique. On peut donc avancer le terme d'harmoniques sylleptiques pour décrire certaines lignes de force du récit. Notamment, on remarque dans le premier chapitre- ou première série-, qu'une combinaison de deux fragments vient encadrer l'introduction de nouveaux fragments. Par exemple, la répétition de la scène de la salle de bain ("encore ahuri en train de me brosser les dents" p 14) et celle, morcelée, du colloque en Asie (p 11 à 14), encadrent toutes deux l'insertion de nouveaux éléments, comme le souvenir du réveil en Inde ("Me rappelant cet autre réveil ou plutôt demi-sommeil à Delhi" p 15 et p149), puis celui du collégien ("Usbek Persanes étuves harems que collégien joues en feu j'imaginais"), ensuite celui de "Berlin Est 197.."(p17), enfin le souvenir de Karnac ("Quel dieu … à Karnac" p 19). Soit la série harmonique suivante, puisque telle en est la désignation dans le langage mathématique17 : Asie et Salle de bain 1 - Réveil en Inde 2 - Asie et salle de bain 1 - Souvenir de collégien 3 - Asie et salle de bain 1 - Berlin Est 4 - Asie et Salle de bain 1 - Souvenir de Karnac 5. Si les scènes "1"sont celles qui sont les plus contemporaines du narrateur, il est en revanche difficile de dire quel est l'ordre chronologique des trois autres scènes "3, 4, 5". Après cette série, les fragments ne s'encadrent plus et se développent de manière autonome autour d'épisodes pivots, comme ceux évoquant le collégien, et celui du symposium en Asie. Si l'on compare cet effet à une véritable œuvre musicale, on peut avancer que la périodicité des "portées" temporelles apparaît plus généreuse et précaire que celles, régulières et dépouillées, d'un compositeur comme Ligeti.

L'oreille du lecteur est aussi sensible au "tempo" romanesque, c'est-à-dire aux effets de vitesse crées par l'imbrication des fragments de taille différente. C'est ce que démontre François Thierry :
"Plus la taille des fragments est réduite, plus l'alternance est rapide, plus l'assemblage est sylleptique, si l'inverse se produit, allongement, ampleur des fragments, ralentissement des alternances, la syllepse est évidente au niveau global."

Ces mouvements sont décelables dès l'ouverture du livre. Les premières pages suggèrent, sur un mode allegretto, le balbutiement temporel, car presque simultané, de la mémoire. Les quatre amorces de la page 11 sont en effet en léger décalage dans la chronologie l'une par rapport à l'autre. Dans les pages 12 et 13, cet effet est légèrement accentué, puisque "atterri avant l'aube" est antérieur dans la chronologie à "sur la scène les deux Harlem" et à "me regardaient tous", alors que ce fragment est disposé sous le second et à côté du troisième. De surcroît, ce que l'on pourrait appeler "l'anacrouse" de ces premières pages, comporte des effets comiques, des couacs, puisque le spectateur novice a tendance à lire de manière linéaire des fragments sans rapport. Notamment, on peut lier dans la suite les fragments :

"…Cherchant à me rappeler les noms de ces deux personnages philosophant Lettres persanes" (p 13), et

"bien le dernier type que j'aurais voulu rencontrer"( p 13)

et en déduire que le "type" en question pourrait être soit un des deux personnages, soit l'auteur des Lettres persanes, alors que cette phrase est plus cohérente avec le fragment latéral :

"Tombé pile sur lui Tolstoï sans barbe dans le vestibule pénombre" (p 13).

A partir de l'anacrouse, la taille de chaque fragment augmente, et donne cet effet de ralenti, pour ainsi dire moderato. La structure vrillée du récit est ainsi en expansion (de même que l'Univers est en expansion depuis le chaos), puisqu’elle laisse se développer chaque épisode gravitant autour d'éléments servant de basse continue : l'enfance au collège, Barcelone, le symposium en Asie. Ces derniers sont bien des éléments régulateurs à partir desquels se reconstitue une possible chronologie. Dès lors, on peut avancer que le temps se cherche, " s’essaie ", jusqu’à trouver le rythme propre au régime romanesque.

Le second chapitre, sur un tempo " allegre ", se développe selon l'art du contraste, ou du contrepoint, puisque c'est le passage le plus polyphonique, où s'instaure un dialogue entre les grandes figures historiques de la Seconde Guerre Mondiale, les brèves citations de Proust et l'expérience de la guerre par le narrateur. La fréquence des citations de Proust, qui est d'une toutes les trois pages, alternant avec les épisodes de guerre, est particulièrement frappante. Ceci crée un contraste puissant entre la beauté futile d'un rayon de soleil jouant dans les plumages d'une mouette, et la violence de la guerre :

"Justement le soleil s'abaissait, les mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toile de cette série de Monet"

"Revenu près de la table sur laquelle est allongé le servant du fusil-mitrailleur…" (p182)

Le contrepoint est d'autant plus fort que les citations de Proust se passent sur une journée, et viennent donc rythmer par ce cadre temporel strict l'ensemble de ce chapitre.

La troisième partie est plus lente, puisqu'elle développe des épisodes antérieurs, hormis sur la fin où l'on note une accélération temporelle causée par l'insertion d’éléments brefs, mais néanmoins tempérée par les trois épisodes de convalescence (p315).

Enfin, le quatrième mouvement, plus hétéroclite, suggère que la périodicité créée par la réapparition des épisodes s'ouvre sur un autre art : le cinéma (p365), comme l'imaginait déjà l'écrivain interrogé :

"Comme on a essayé de le faire au cinéma, il faudrait plusieurs écrans sur lesquels on projetterait simultanément des images différentes. C'est impossible en parlant ou en écrivant." (p212)

En outre, sur l'ensemble du texte, on observe plusieurs rappels, tels que la scène du stade (page 40 dans le premier chapitre, et page 259 : "Humiliation du 4 x 100 perdu par sa faute "dans la troisième partie), et surtout les descriptions de jardins publics (p 29 et 61, première partie, et troisième partie page 222 : "…tombé dans le bassin d'un jardin public…"), et de manière continue, le souvenir tenace du colonel au bras levé, décliné sur un vitrail, décrit durant l'entretien, ou rappelé par un narrateur extradiégétique. Cette vision récurrente est par ailleurs le fil conducteur de l’œuvre, puisqu’elle représente l’instant où " tout bascule " : la vie du narrateur, et par conséquent l’univers diégétique du roman. Il serait tentant d’y voir le pli central de l’œuvre, sur lequel se referment les autres éléments.

S'il est impossible de trouver une loi générale à laquelle obéit cette structure, le rapprochement avec des autres œuvres ou genres peut néanmoins être un moyen cognitif. On ne pourra ainsi s'empêcher de comparer tous ces contrepoints, rappels et variations autour d'un thème, avec l'art musical d'un quartet de jazz, où à partir d'un thème donné les instruments improvisent, jusqu'à ce que le piano, si l'on pense à la frappe sèche d'un Thelonious Monk, reprenne ce thème pour l'enrichir et le relancer : c'est ainsi que nous apparaît parfois le dispositif simonien.