Fred le taciturne
© Jérôme Meizoz / éditions Zoé
Quand jhabitais le pays des forêts, autrefois,
je laissais filer lété en prenant un emploi modeste,
qui était propice à la rêverie.
Cétait simple, avec Frédéric, nous conduisions
une jeep jusque dans les vallées.
Rouge, la jeep, sur le toit de laquelle étaient nos outils, crochets
de fer, scies, perches et cordes.
Frédéric me donnait les ordres.
Cest quil en avait lâge : depuis lenfance
je voyais sa voiture tanguer dans la rue, vers les dix heures, car il
avait passé ce soir comme tous les soirs des heures à boire.
Frédéric ne parlait jamais, ou presque. Un geste, un signe,
tout était dévidence dans ce métier.
Nous nous attaquions le matin à une rangée darbres,
à nous de les élaguer, de les abattre, à nous de
les meurtrir pour le compte dun chef plus grand encore, et que je
navais jamais vu.
Des journées entières dans les arbres, accrochés
par des sangles, à atteindre les branches rebelles par des stratagèmes.
Sans un mot.
Jétais heureux.
Au crépuscule, ma peau collait de sueur et de résine, la
poussière du bois me donnait des cheveux roux, et dans tout mon
corps un grand plaisir muet sépanchait, sur la route du retour.
Il faut dire aussi que Frédéric savait prendre son temps,
prolonger les pauses, quil sortait de son sac, avant même
lheure réglementaire, une petite bouteille à travers
de laquelle le soleil faisait son miel.
On en buvait de grandes rasades sous les abricotiers. Sans nul souci,
comme deux clochards ou deux voyageurs dun autre temps, de passage
dans un pays prodigue.
Jai quitté plus tard la vallée.
De temps à autre je croisais Frédéric au sortir dun
café. Une poignée de main, mais pas un mot. Je lai
revu bien plus tard, très amaigri, méconnaissable, et toujours
aussi peu parleur.
Une maladie dans la gorge lavait enflammé.
Des douleurs pendant des mois, dont il navait parlé à
personne, pas même à sa mère chez qui il demeurait.
Ce furent les opérations, les médicaments. Une atteinte
profonde tarit pour jamais la source de sa parole, quil sollicitait
si peu.
On voit, au café où il traîne depuis quil ne
sillonne plus les vallées, Frédéric ouvrir grand
sa bouche, doù remonte un étrange son animal.
Il est parmi nous, et son silence ne date pas de hier.
Plus personne ny prend garde, dailleurs. |