Jérôme Meizoz / Fred le Taciturne

JÉRÔME MEIZOZ, né en 1967 en Valais, est écrivain (Morts ou vif, Zoé 1999) et essayiste (Jean-Marc Lovay, 1994 ; Ramuz, 1997 ; Le droit de “mal écrire”, 1998 ; L’âge du roman parlant 1919-1939, 2001). Il enseigne la littérature aux universités de Lausanne et Genève.

Jérôme Meizoz vient de publier deux livres, Destinations païennes, et L'âge du roman parlant, dont on trouvera ci-dessous une brève présentation. Fred le Taciturne est extrait de Destinations païennes.

la maison d'édition suisse Zoé

courrier / e-mail pour Jérôme Meizoz

Destinations païennes, proses brèves, Zoé, 2001, 90 p.
En vingt-deux proses elliptiques, “Destinations païennes” retrace l’itinéraire d’un personnage singulier, dévolu tout entier à la rêverie et la contemplation. Il s'est donné pour “mission” d'échapper aux agressions du monde tel qu'il est, se faufilant pour cela dans ses interstices.
Défilent ainsi d’émouvants portraits de rencontre, où la cruauté de la vie le dispute à la tendresse ironique du conteur. Ce trajet ouvre un “lointain accessible”, monde de sensations premières débarassé des images de l’enfer et de la dévotion aveugle, où se résoudraient toutes les contradictions de l’existence.

L’âge du roman parlant 1919-1939, Droz, 2001
Préface / Une exploration de l’inconscient littéraire
Comment a-t-elle pu être abattue cette frontière qui séparait du langage " populaire ", " faubourien ", " vulgaire ", la langue dite " correcte ", " châtiée ", " littéraire " et qui se rappelait, au cœur même du discours romanesque, dans l’opposition, encore affirmée chez Zola, entre la voix du narrateur, sorte de langue morte, et la parole vive, ainsi tenue à distance, des personnages populaires ? Contre le mythe de l’exception créatrice qui n’aurait pas une telle fortune littéraire s’il ne permettait aux écrivains et aux critiques les plus communs de se sentir uniques, cette révolution symbolique, en apparence mineure, n’a pu être accomplie qu’au prix d’un travail collectif d’invention dont Jérôme Meizoz reconstruit superbement la logique, à la fois littéraire et sociale.
À ce travail ont collaboré des écrivains très différents par les positions qu’ils occupaient dans le champ littéraire : Charles Ferdinand Ramuz, initiateur et incitateur méconnu, comme victime d’une modernité prématurée, Henry Poulaille, défenseur plus politique que littéraire d’un roman " prolétarien ", Louis Aragon demandant aux ouvriers, " maîtres de français ", ce que Malherbe attendait des " crocheteurs du Port-au-Foin ", Jean Giono faisant entrer en littérature des personnages dont il peut dire qu’ils parlent comme il écrit parce qu’il écrit comme ils parlent, Louis-Ferdinand Céline plantant le drapeau noir de l’anarchie sur la langue policée de la plate NRF, Raymond Queneau enfin jouant aussi des ressorts de la langue populaire mais avec toute la distance ironique de celui qui ne parle peuple que with tongue in cheek, comme disent les Anglais.
Et comme si, pour abattre la barrière que les écrivains et les grammairiens avaient peu à peu édifiée, il fallait que se constitue une alliance hérétique de franc-tireurs de l’écriture et de la grammaire, ce sont des linguistes qui, avec Charles Bally, attaché, bien avant William Labov, à réhabiliter le parler ordinaire, ou Henri Frei, soucieux de justifier linguistiquement des formes et des tours que les grammaires d’école traitent comme des " fautes ", font entrer dans la théorie, avec moins de tapage mais autant de courage, les audaces des écrivains. Fort de tout ce que permet de découvrir le rapprochement académiquement improbable de ces deux catégories de manipulateurs attitrés de la langue, Jérôme Meizoz peut ainsi montrer comment Bally abolit explicitement la différence ontologique entre la recherche littéraire et l’expression commune en affirmant que les " germes du style " sont présents dans le parler ordinaire et que la langue littéraire n’est jamais qu’une " transposition spéciale de la langue de tous ". Et les familiers de La République mondiale des lettres de Pascale Casanova découvriront sans surprise que, parmi ces novateurs que l’on aurait envie d’appeler licencieux, tant ils mettent d’empressement à instaurer la licence, de fait et de droit, au cœur du temple littéraire, les auteurs issus des régions dominées de la francophonie, comme la Suisse, écrivains comme Ramuz ou grammairiens comme Bally et Frei, tiennent une place éminente.
Mais la révolution symbolique dans la langue n’est jamais vraiment achevée. Et les arbitres mondains des élégances littéraires qui ont canonisé aujourd’hui les audaces hérétiques des Céline, Joyce ou Faulkner, sont toujours aussi prompts à prendre leur épée d’académiciens académiques pour défendre la frontière sacrée qui distingue à chaque moment le chic du vulgaire, quand ils ne se contentent pas, comme aux plus beaux jours du culte de la " correction ", d’instaurer en mesure de toute espèce d’accomplissement intellectuel leur idée indéfinissable du bien dire et du mal dire, principe de verdicts sans justification et sans appel. Il n’est pas besoin de dire davantage que l’exploration de l’inconscient littéraire qu’accomplit Jérôme Meizoz, si elle peut choquer une certaine idée académique de la chose littéraire, sert plus et mieux la littérature que toutes les professions de foi intégristes qui visent à constituer en essence anhistorique une représentation mutilée de l’activité littéraire.
Pierre Bourdieu,
avril 2001

Fred le taciturne
© Jérôme Meizoz / éditions Zoé

Quand j’habitais le pays des forêts, autrefois, je laissais filer l’été en prenant un emploi modeste, qui était propice à la rêverie.
C’était simple, avec Frédéric, nous conduisions une jeep jusque dans les vallées.
Rouge, la jeep, sur le toit de laquelle étaient nos outils, crochets de fer, scies, perches et cordes.
Frédéric me donnait les ordres.
C’est qu’il en avait l’âge : depuis l’enfance je voyais sa voiture tanguer dans la rue, vers les dix heures, car il avait passé ce soir comme tous les soirs des heures à boire.
Frédéric ne parlait jamais, ou presque. Un geste, un signe, tout était d’évidence dans ce métier.
Nous nous attaquions le matin à une rangée d’arbres, à nous de les élaguer, de les abattre, à nous de les meurtrir pour le compte d’un chef plus grand encore, et que je n’avais jamais vu.
Des journées entières dans les arbres, accrochés par des sangles, à atteindre les branches rebelles par des stratagèmes. Sans un mot.
J’étais heureux.
Au crépuscule, ma peau collait de sueur et de résine, la poussière du bois me donnait des cheveux roux, et dans tout mon corps un grand plaisir muet s’épanchait, sur la route du retour.
Il faut dire aussi que Frédéric savait prendre son temps, prolonger les pauses, qu’il sortait de son sac, avant même l’heure réglementaire, une petite bouteille à travers de laquelle le soleil faisait son miel.
On en buvait de grandes rasades sous les abricotiers. Sans nul souci, comme deux clochards ou deux voyageurs d’un autre temps, de passage dans un pays prodigue.
J’ai quitté plus tard la vallée.
De temps à autre je croisais Frédéric au sortir d’un café. Une poignée de main, mais pas un mot. Je l’ai revu bien plus tard, très amaigri, méconnaissable, et toujours aussi peu parleur.
Une maladie dans la gorge l’avait enflammé.
Des douleurs pendant des mois, dont il n’avait parlé à personne, pas même à sa mère chez qui il demeurait.
Ce furent les opérations, les médicaments. Une atteinte profonde tarit pour jamais la source de sa parole, qu’il sollicitait si peu.
On voit, au café où il traîne depuis qu’il ne sillonne plus les vallées, Frédéric ouvrir grand sa bouche, d’où remonte un étrange son animal.
Il est parmi nous, et son silence ne date pas de hier.
Plus personne n’y prend garde, d’ailleurs.