Sébastien Omont : Anne Gontinéac
ou : quête de personnages dans le métro parisien

Sébastien Omont collabore à la revue La Femelle du Requin - il y a publié en particulier un ensemble de textes: Serrer la Petite Ceinture (un tour de Paris en bus PC) , assez surprenant pour lui demander de confier un inédit à remue.net
l'occasion, si vous ne connaissez pas, de faire un tour sur le site de la revue - "serrer lapetite ceinture" est disponible en version audio sur le CD diffusé par la Femelle du Requin, avec d'autres auteurs

Ou : juste une fille en train d'avaler un gros sandwich sur le quai, un de ceux qui sentent la graisse et l'ail, en train de regarder une sculpture dadaïste affichée par la RATP. Est-ce que vous pensez que cette œuvre correspond toujours à notre époque ? demande la RATP. Est-ce que vous pensez que la RATP correspond à Picabia ? je demande. Je regarde aussi l'affiche, de plus loin. Je l'observais avant elle, en fait, et elle est venue couper la ligne de mon regard. Mais la regarde-t-elle seulement ou fait-elle face au mur pour manger son sandwich en paix, à l'abri de mes yeux qui, avant l'affiche, s'étaient posés sur elle ?

Ou : Anne Gontinéac monte à Sèvres-Babylone, elle a les cheveux courts et bruns, elle est mince, les lèvres rouges. Elle descend à la station suivante.

Ou : elle a les cheveux noirs, longs et bouclés, les yeux noirs, le teint mat, le sourire évident, de sang, ironique et carnivore quand elle croise mon regard. Elle descend.

Ensuite, dans la file du cinéma, j'écris en posant la feuille sur mes doigts serrés, puis sur ma cuisse. Vingt heures, je ne connais pas le titre du film, mais ce n'est pas grave puisque je n'en ai vu aucun – elle porte un foulard que je prends pour un keffieh jordanien, mais non, ce ne sont que des motifs pourpres et blancs en losanges, et, à l'intérieur du cinéma, je me rends compte que ce n'est pas elle, mais sa copine : éclair rouge des seins brutalement éclairés sous la veste quand elle s'assoit.

Non, c'est elle sur le quai de Cluny-La Sorbonne qui lit un plan, mince, élégante, cheveux blonds cendrés, maquillée, sophistiquée, poupée.

Un autre jour, je la cherche.

Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a dix-sept ans, le teint pâle, les cheveux noirs, les yeux noirs...

Ou alors... elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a les cheveux longs, bouclés, inépuisables, elle porte le menton haut, elle se tient au début du quai station Vaneau, elle est belle. Nous échangeons un regard d'indifférence mutuelle – mais c'est déjà un regard.

*

Ou alors : elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a vingt-quatre ans, les cheveux blonds lâchement attachés sur la nuque, un visage chiffonné, les yeux bleu-gris, un pull gris, le front appuyé contre une vitre...

La vitre d'un café, d'une brasserie un peu triste où elle tourne sa cuillère au fond de la tasse trop étroite en frissonnant contre la fraîcheur de la vitre, dedans et dehors, en position de s'abattre sur les passants à quelques centimètres d'elle, fusillée au milieu de la chute, le corps endormi, l'esprit charmé – mais sans tomber. Elle pense à ses amants, a du mal à en dresser la liste ; du dernier se souvient le moins. Elle tourne la cuillère dans la tasse, infiniment, sans qu'il soit plus question de sucre ni de café

Ou alors : ... c'est la vitre du métro, sur laquelle elle se penche sans rien d'autre à regarder que son reflet noir dans la vitre. Elle fronce les sourcils, avance les lèvres, plisse les yeux, apprécie le changement, l'intensité du visage. Se demande qui va tomber amoureux d'elle, à en trembler, à en bégayer, à s'en effondrer ; ça lui paraît inévitable. Elle se sent flotter sur le souffle dur de la ville, fatigue élégante, bienvenue sur la ligne 10 du métro, celle des universités et des cinémas, la ligne idéale où être désoeuvrée, faire la moue dans la vitre, s'imaginer un destin...

Ou alors : ...c'est la vitrine d'un magasin, et elle a les yeux perdus sur un pull rose ou rouge, d'une couleur vive qu'elle n'osera jamais porter, mais qui lui fait envie. Elle voit son reflet dans la vitrine, essaie de le superposer au pull rose, compose une Anne Gontinéac de publicité des années soixante... Non, une autre fois. Elle marche dans les rues de Paris, l'air presque mélancolique, c'était ça Paris dans les années quatre-vingts : la vie était triste – et maintenant il pleut.

Ou bien c'est la porte-fenêtre de son appartement. Elle pose le front contre, les cheveux coincés entre le verre et la peau qui la grattent quand elle trace des très petits cercles avec la tête et qu'elle attend quelque chose, et elle ne veut pas se demander quoi et elle s'est mise nue et elle regarde son corps, ce qu'elle en peut voir en plongée, au bord de ses paupières qui font mal : renflements des seins et du pubis, genoux, orteils, tout ça bordé de rouge comme si un feu brûlait derrière elle, loin à l'intérieur, et la lumière est basse mais suffisante pour l'éclairer, et elle observe la ville, le mugissement des voitures ; et elle frémit. Elle a un peu froid, conscience d'elle-même, elle se demande comment les autres voient son corps : regardez-le, regardez-moi, dites-moi ! touchez-moi. Elle se détourne pour se servir un verre, met des glaçons, l'appuie contre son front. Elle est ivre. Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a vingt-quatre ans, les cheveux blonds, elle attend quelque part dans Paris celui dont elle sente le désir ; qu'il vienne la chercher...

Ou alors : ... c'est la vitre d'une voiture, et ils sont coincés dans les bouchons à vingt-cinq kilomètres de la ville un dimanche soir, et elle voudrait descendre, marcher sur la bande d'arrêt d'urgence entre le rail luisant et les phares des voitures, se débarrasser de sa présence, fouler le macadam brillant. Pourtant, elle attendra, se tiendra la tête de la main, derrière une mèche tombant dans la lumière louche, acceptera qu'il la dépose chez elle. Elle lui dira juste que, non, pas ce soir : elle est fatiguée. Il n'insistera pas, lui aussi est fatigué et il travaille demain.

*

Non, elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a vingt-quatre ans, les cheveux blonds, les yeux bleus, elle est songeuse, elle sort de la douche, s'essuie longuement les cheveux, ses lèvres se retournent comme un citron vert, elle sent l'envie de celui qui la cherche, s'agace, se lève, laisse tomber la serviette, pose son front contre la vitre, contemple la ville hurler. Elle trouve que sa vie n'est pas riche, s'habille, sort.

Anne Gontinéac meurt crucifiée sur un lit, écartelée par la ligne de ses désirs. Son corps en sueur tremble, ses membres voudraient la quitter.

Mais on ne meurt jamais. On se retrouve sur le quai de Porte-de-St-Ouen, bras et jambes nus, dégagés d'une robe brune, informe et seyante telle le froc d'un moine ou un sac à patates. Car on se réveille toujours, le jour arrive et on se retrouve au petit matin à attendre le métro. On se surprend à refaire des gestes banals, alors qu'on croyait qu'ils n'existaient plus, qu'il n'y avait plus que le corps et ses limites et l'esprit qui n'en voulait pas – Parce qu'elle sait qu'elle a l'air incongrue sur ce quai en robe légère par un matin d'hiver ; mais ce n'est pas ce qui la gêne : dans la station, il fait chaud ; mais elle a dû avoir un manteau qu'elle a oublié quelque part... Elle se lève ; avec ses épaules fragiles, sa robe courte, ses bottes, son grand sac, sa mèche blonde. Le métro entre en gare.

*

Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle est étudiante en travers d'un lit où il n'y a plus que des draps tire-bouchonnés. Elle a faim. Elle est ses jambes croisées, ses muscles inflexibles, le renflement du mollet, les creux des fesses ; les omoplates saillantes, ailes tressautantes, frisson du dernier ange abandonné, perdu, mais tout dévale vers la chute de reins, convergence d'un corps dans le sillon des fesses, le sexe, la matrice, pressée contre les draps. Elle est ses pieds battant en rythme, sa tête posée sur son bras gauche – le droit pendant au bord du lit, poursuivi par une cigarette dont la cendre macule la moquette. Elle penche la tête, voit un gros mouton sous le sommier, se demande qui crée la poussière : Dieu ou les acariens ? tire une bouffée, regarde la fumée noyer son reflet dans la porte-fenêtre, puis elle a faim, rêve à ce qu'elle pourrait manger : pizza, sandwich, cochonneries, elle se retourne : se regarde dans la glace de la penderie Ikéa qui reflète nos amours : son cul, son visage, que la torsion interloque – entend la chasse d'eau, le grincement de la porte de la salle de bains, reprend sa position – se demande s'il va vouloir recommencer.Elle se précipite dans le wagon avant que les portes ne se referment, se jette sur la banquette du fond, de celles qui sont dans le sens de la longueur, en construisent un espace plus intime en s'opposant à toutes les autres. Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a les yeux clairs, la chevelure lourde. Elle se cambre, défait les algues de ses cheveux qui se répandent dans l'aquarium bleu, blanc et vert, tombent en vague, saturent l'air. Elle enlève ses lunettes avant de prendre un livre, le tient à l'envers – Non, c'est moi.

Sur son livre de sirène est écrit Utopie. Dans les marges, quantité de notes que je voudrais bien pouvoir lire dans le reflet de la vitre. À l'intérieur de notre bocal, nous écrivons tous les deux. Une écharpe multicolore, de grands yeux bleu-vert (je crois, car ils sont baissés) de douche embués, de piscine matinale rougis, champouin, chlore. Elle va à l'université, elle lit l'œil concentré, elle prend des notes dans la marge, souligne, relève la tête. Non, ils sont noirs. Marrons ? Marins. Le métro entre en gare. Elle s'appelle Anne Gontinéac, a les yeux rouges, nageuse, elle étudie l'Utopie, se met les doigts dans les oreilles quand les roues crissent, enlève ses lunettes pour lire...

Ou alors...

*

Elle s'appelle Anne Gontinéac, et cette fois, c'est vrai. Elle a des cheveux de lin, un chignon souple, des yeux bleus tournés vers ailleurs, la mélancolie rencontrée dans le bus Petite Ceinture entre Porte d'Orléans et Porte d'Italie, le 20 novembre 1999. Le métro gronde.

Elle se lève. Elle a eu une journée de travail fatigante, comme toutes ses journées de travail. Elle descend, je la suis. Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle porte un manteau marron, un grand sac à l'épaule, la tête penchée découvrant la nuque, elle contemple les constellations de chouing-gommes écrasés au sol, se demande ce qu'elle va faire ce soir : aller au cinéma, lire un livre, ou mettre un disque et se renverser sur le canapé et penser à sa vie, à ce qui ne va pas avec une bouteille de vin, jusqu'à l'ivresse, et qu'il soit temps d'aller se coucher pour recommencer demain. Je la suis. Direction Bobigny-Pablo-Picasso. Descente à Richard-Lenoir. Ce n'est pas ce que j'avais imaginé.

La dizaine que nous sommes, nous nous séparons en haut des marches de l'escalier de sortie. Chacun va vers ses affaires à vive allure. Sauf moi, qui suis Anne Gontinéac. Elle s'immobilise Boulevard Voltaire pour attendre le feu. Je m'approche : profil méditatif, elle contemple devant elle les lumières, les pauvres cônes des lampadaires, les étoiles des phares, les ordres nets des feux tricolores, attend qu'ils s'inversent. Elle s'engage dans la rue Saint-Sébastien, prend à gauche la rue de La Folie-Méricourt. Elle tourne dans la rue Ternaux. Je me hâte de passer le coin… et je manque lui rentrer dedans. Elle me fait face. Je doute : est-ce bien elle ?
– Alors ?
– Alors quoi ?
(C'est ce qu'il dit à Anne Gontinéac, les premiers mots)
– Qu'est-ce que vous voulez ?
– Anne Gontinéac.
– Quoi ?Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a les yeux bleus renversés, les bras, les seins, tout ; se laisse aller, cheveux collés sur le front, cernes bleu-blanc, veines rompues en lacs. Elle est mince, les membres fins. Plus mince que l'autre ? Les yeux sont fermés, les cheveux frisent, une boucle à la jonction de l'orbite, prête à noyer l'œil – Mais c'est la sueur.

Elle s'appelle Anne Gontinéac, elle a les yeux bleus et les cheveux blonds, elle est assistante dans un cabinet d'urbanistes, habite un petit deux-pièces avec poutres apparentes ; elle est célibataire, vingt-six ans.

Ses yeux s'ouvrent sur un bleu qu'il ne reconnaît pas, un bleu profond de plongeuse. La lumière des circonstances. On ne se ressemble pas. Elle me laisse aller en douceur, caresse mon bras, mord ma lèvre. Plus mince ? Non, à cause du pull ample la première fois. Les seins exactement comme il les imaginait. Il les écrase légèrement pour la sentir respirer sous lui. Elle lui passe la main dans les cheveux, s'échappe vers les espaces dégagés de l'accouplement. Elle s'appelle Anne Gontinéac.

*

Il marche dans les rues loin de chez lui, un café et un croissant à travers les rares portes entrebaîllées sur la nuit si noire qu'elle s'en éclaire. Les reflets se dédoublent dans les vitres électriques. Trop chaud, pas de goût.

Devant la grille du métro, il attend un quart d'heure assis sur les marches. Un pas résonne du fond des rues – les grilles s'ouvrent. Il n'attend pas. Il descend. Sur le quai, elle arrive, le rejoint. Très mince, les cheveux noirs, ensauvagés sur le front, dédaigneuse et fatiguée, vacillante. Leurs regards se croisent, lassés de toute timidité par la nuit qui finit.

Elle a vingt-six ans, les cheveux noirs, les yeux bleus, les paupières qui battent, les mains dans les poches, l'ironie au coin des lèvres, elle s'appelle…

© Sébastien Omont, 2001