Françoise Morvan / Le monde comme si
langue et culture bretonne, analyse, défis...

retour remue.net

Le monde comme si, c'est le titre d'un vaste essai que termine ce début 2002 Françoise Morvan, et qui paraîtra bientôt chez Actes Sud.
En reprenant sur remue.net ce début du livre de Françoise Morvan, Ronald Klapka, Bruno Tackels et moi-même tenions à manifester notre solidarité et notre estime pour une démarche de grande rigueur, qui a dû affronter des obstacles qu'on croyait d'un passé malsain, dépassé (voir liens ci-dessous). Cela semble un peu inutile d'y revenir, quand on découvre la force et la luminosité de langue de la pensée à l'oeuvre ci-dessous, et combien elle nous touche et nous rejoint, Breton ou pas Breton, par ces notions lues de façon éminemment modernes, mais si centrales parce qu'elles touchent au territoire, à la généalogie, à l'enracinement de la culture et des ciels, à ce qui enracine la langue dans les voix de l'enfance, et qu'il s'agit enfin de rassembler en processus intellectuel.
Merci à Françoise Morvan de nous avoir confié en avant-première un essai qui élargit notre paysage sensible.
F. Bon / B Tackels

note 1 : on peut découvrir, pour moins de 3 euros (avant, ça s'appelait "le livre à 10 F"), Françoise Morvan en traductrice de Marie de France: "Le lai du rossignol et autres lais courtois", Librio, 2001, et, sur le même présentoir, ne manquez donc pas la récente retraduction de "Alice au pays des merveilles" par Elen Riot c'est aussi une merveille... et il pourrait y avoir quelque lien secret entre le premier livre et le second, mais chut...

note 2 : et si notre paysage sensible est ainsi fait de liens presque secrets, mais tissant des harmonies fortes, comment ne pas signaler que Rostrenen, où est née Françoise Morvan, est aussi la ville natale de Danielle Collobert?

quelques liens sur le travail de Françoise Morvan

au théâtre de l'Entresort à Morlaix, conduit par Madeleine Louarn, un portrait de Françoise Morvan avec biographie et bibliographie, ainsi que la présentation d'un travail commun sur Armand Robin
à propos de Tchekov, notes de Françoise Morvan et d'André Markowicz sur leur traduction de La Mouette - voir aussi page Markowicz de remue.net
sur amnistia.net, une intervention de Françoise Morvan sur "art national breton et totalitarisme", important pour comprendre le contexte et l'agressivité qu'a dû affronter Françoise Morvan pour le travail intellectuel et sensible présenté ci-dessous
un entretien avec Françoise Morvan à propos de sa thèse sur François-Marie Luzel

nouveau (novembre 2002) : Lutins et lutines de Françoise Morvan chez Librio

 

fev 2003 : une liste de discussion destinée exclusivement aux lecteur de Françoise Morvan et de son livre :
"Le monde comme si, nationalisme et dérive identitaire en Bretagne "
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écrire à l'auteur
(préciser : "à l'attention de Françoise Morvan")

"Le mieux est de recourir ici à la théorie philosophique de Vaininger du Monde comme si (die Welt als ob), qui correspond pratiquement à la formule des mathématiciens : 'supposons le problème résolu'... Les hommes sont tous, sauf quand il s'agit des sciences proprement dites, dans l'état mental et affectif des enfants qui écoutent les contes de Perrault ou qui assistent à une représentation de Guignol : ils font comme s'ils croyaient vraiment à la réalité des personnages, aux possibilités des métamorphoses, bien qu'ils sachent que dans la vie courante il n'y a ni fées, ni Guignol tapant sans risque sur le Commissaire." Arnold Van Gennep, Le Folklore français, réédition Robert Laffont, Paris, 1998, p. 101.

 

On a fermé la porte. Ma grand-mère a mis la clé dans son vieux sac à main qu’elle appelait son “sac à pied”, la survivance du breton dans la langue quotidienne se manifestant d’abord par des permutations imprévisibles. Sans doute n’allaient-elles pas être pour rien dans le climat d’incertitude légèrement surréaliste auquel nous étions voués. Mais, moi, à ce moment-là, je n’étais pas beaucoup plus qu’un bagage parmi les autres. On m’a peut-être portée dans les bras, peut-être roulée vers la gare dans une brouette avec les valises. En tous cas, c’était fini, adieu maison natale, adieu collines et brasiers des nuits d’été. Imaginons, si nous le pouvons, ces générations de purs Bretons de souche tirant depuis des siècles leur subsistance de cette terre ingrate et voyons-les partir pour la capitale. Le petit train rouge qu’on appelait “la micheline” est passé et nous a emportés. C’était pour toujours, sauf que, bien sûr, nous pouvions revenir – aux vacances, en retraite, comme entre parenthèses, ou peut-être pour de bon, mais toujours voués au monde comme si, qui nous plaçait là et ailleurs, dans un éternel va-et-vient, un éternel porte-à-faux. Nous allions vivre, comme tant d’autres, dans la promesse d’un avenir rendu à son passé et la nostalgie des valeurs perdues.

Ces valeurs n’apparaissaient pas si clairement au début. Et même, parfois, elles n’apparaissaient pas du tout : pour beaucoup, le sort de l’exilé se manifestait d’abord par un sentiment de grande délivrance – pouvoir marcher dans la rue, rentrer, sortir à toute heure, s’habiller à son goût, sans être sous le regard du bourg, oser entrer dans une pâtisserie et manger trois éclairs au chocolat, courir les magasins incognito, et puis, voir des expositions, aller au théâtre, découvrir ces grands monuments que le monde entier nous enviait, tout était permis, tout était possible. Traverser Paris chaque matin était déjà une aventure : la Seine au bas du métro, la silhouette de la Tour Eiffel profilée sur ce ciel gris rose... Ma mère avait trouvé une place d’infirmière dans un dispensaire, et elle pouvait rentrer chaque soir avec une euphorie conquérante. Mon père ne s’intéressait ni au pâtisseries, ni aux monuments, au théâtre ou au cinéma ; les cours du soir, après son travail chez Renault lui avaient tôt fait passer le goût des transports en commun et des berges de Seine. Il avait renoncé au football professionnel, il espérait s’instruire : jamais il ne lui serait venu à l’idée de retourner au pays, sinon pour sa retraite, à laquelle il ne pensait pas, et dont il ne devait pas connaître un seul jour. Ma grand-mère, elle, attendait. Toute sa vie elle avait, disait-elle, “conjugué le verbe attendre” et je venais, moi, en naissant, de la faire entrer dans l’éternelle attente de se retrouver chez soi. C’est sans doute cet espoir de retrouver la maison des vacances qui nous a fait voir la Bretagne comme une terre promise. Ce leurre, il pouvait trouver à s’appuyer sur une création lentement mise au point depuis l’époque romantique et je pense à présent que nous n’avons fait que reprendre les lieux communs qui s’offraient à nous, mais comment étaient-ils venus à nous sous la forme de vérités nouvelles, là est, bien sûr, la question.

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Les statistiques nous disent que la Bretagne, péninsule de 28 000 kilomètres carrés, est une province, rattachée à la France depuis 1532, dont la population a varié depuis le début du XIXe siècle entre deux et quatre millions d’habitants ( quatre si l’on compte la Loire-Atlantique, sur les soixante millions d’habitants pour 550 000 km2 que compte la France). Elle se divise entre Haute-Bretagne, à l’est, où l’on parle ou a parlé une variété de français qu’on appelle gallo, et Basse-Bretagne, à l’ouest, où l’on parle ou a parlé une langue celtique, le breton. De même que le gallo, le breton tend à s’effacer au profit du français : les bretonnants (ceux qui parlent breton) étaient 98% des habitants de la Basse-Bretagne en 1863, 73% en 1950 mais 16% un peu avant la fin du millénaire, dont 0,2 % de personnes de moins de vingt ans, soit moins de cinq cents personnes (1). Nous autres, nous venons de la Basse-Bretagne, qui correspond à un peu moins de 3% du territoire et 3% de la population française. Et nous venons du cœur, du plein cœur, de notre chère péninsule, une petite ville nommée Rostrenen, ce qui veut dire " la colline aux ronces ", et ce n’est pas pour rien. Rares sont ceux qui, en dehors des météorologistes, la connaissent – elle a pour caractéristique de détenir le record national d’heures de pluie par an. C’est un record qui ne nous est pas beaucoup disputé, et que nous avons même tendance à passer sous silence, la Bretagne étant désormais, les statistiques nous le disent aussi, la seconde région de France pour le tourisme. Nous envisagerions volontiers, quant à nous, des loisirs spéciaux pour amateurs de pluies, l’esprit et les paysages du lieu s’accordant assez bien au goût chinois : pluie sur ajoncs éclairés de soleil ; pluie grise avec effets de grêle sur granit ; pluie d’équinoxe avec goût de marée gagnant les arbres noirs ; crachin tranquille ; bruine par matin d’automne...

Enfin, ne rêvons pas, pour le moment, nous vivons en banlieue, la culture qu’on nous dispense à l’école communale est une culture française banale qui nous ennuie énormément mais le “bagage”, ce fameux “bagage” qu’il est essentiel d’avoir pour réussir dans la vie et, notamment, ne pas être ouvrier chez Renault, doit être forcément lourd, très lourd. Ce n’est pas pour rien que les enfants bretons et les enfants juifs se retrouvent si nombreux dans les mouvements révolutionnaires et les grandes écoles : nous sommes conscients de la tâche de rachat qui est la nôtre, et nous nous appliquons – mais avec un lourd handicap, quant à nous, il faut le dire, car si les enfants juifs nous semblent bénéficier d’une approbation tout acquise, nous autres, une sourde hostilité mine nos efforts. Il importe d’être premier en tout, l’école faisant loi, c’est clair, mais nos capacités semblent étrangement suspectes. Encore faut-il distinguer ici entre la suspicion qui nous vient de nos mères et celle qui nous vient de nos pères : suspicion conquérante dans le premier cas, prudente abstension né d’un défaitisme issu de la sagesse des siècles dans le second. Si, autant que je puisse en juger, le but premier d’un père breton est de pouvoir se retirer en paix dans une cabane quelconque où vaquer à des occupations diverses, la visée d’une mère bretonne est d’envahir tout territoire en vue d’une victoire collective. Le retrait de l’un entraînant la volonté d’expansion de l’autre, et l’expansion de l’une le retrait de l’autre, nous savons juste que tous deux voient en nous l’effet de leurs dons conjugués, qu’il nous appartient de prouver, ce qui n’est pas simple. Je dois être première en français, cela va de soi, mais mon père n’ira jamais mettre son nez dans mes cahiers ; ma mère, en revanche, a pris sur elle une fois pour toutes d’écrire mes rédactions, à restituer de mémoire si les devoirs sont faits en classe, et je suis, en somme, première en français par inaptitude. Le monde comme si imposant ses lois au réel, elle montre ensuite avec fierté ces productions du génie enfant et, je parviens, non sans angoisse, lors des épreuves inopinées, à l’imiter assez bien pour maintenir tant bien que mal sa place de première.

Au vacances, nous nous retrouvons, mes cousins et moi, en Bretagne. Nous avons les mêmes jeux, les mêmes lectures qu’à Paris, sauf que ce ne sont plus les mêmes : les volumes de la Bibliothèque rose, par exemple, sont ceux des générations précédentes ; imprégnés d’une douce odeur d’humidité, ils nous proposent, au lieu du Club des Cinq exhumant trésor sur trésor de l’île de Kernach, les héroïnes de Zénaïde Fleuriot quêtant sans fin des fortunes perdues ; entre la Semaine de Suzette, Les Veillées des chaumières, Fabiola, Le Cid, et les Caractères de La Bruyère en classique Vaubourdolle pleins de notes de bas de page que nous lisons au grenier, quand, au terme de plusieurs jours de pluie, nous n’avons plus d’autres ressources, ils nous font un vocabulaire bizarre. Mais cette bizarrerie-là reste absoute. En revanche, “elle a pris l’accent”, dit ma mère en arrivant en vacances, et la honte est alors la langue corrompue, autant que par l’accent, par des structures de phrase empruntées au breton, qui nous ridiculisent. Mais nous ridiculisent aux yeux de qui ? À dire vrai, les seuls signes d’ostracisme viennent des enfants qui, restés au pays, nous traitent de Parigots (Parigots, têtes de veau) ou de Parisiens de Landerneau (car Les Parisiens de Landerneau : à moitié vache, à moitié veau). En banlieue, le fait d’être breton ne suscite pas de commentaires ; le seul moment où la chose vient sur le tapis est le jour de la rentrée, quand on lit Rostronin mon lieu de naissance et que je corrige alors avec une fausse modestie – car le fait d’être née à Rostrenen est pour moi (comme pour tout Rostrenois) l’objet d’une insondable fierté et j’y vois encore, des lustres après, un atout majeur, bien que je n’aie jamais su en quoi.

Autre objet de fierté ne requérant aucune explication : bon nombre de nos cousins répartis à Paris ou dans la banlieue vivent dans des conditions variables, les uns pauvres, les autres cossus. Nous autres, nous vivons dans une maison de banlieue bien petite, mais il y a dans la salle à manger un vaisselier monumental, venu du fond des temps, avec ses assiettes de porcelaine derrière les balustres à fuseaux, une horloge à poids de cuivre et une énorme armoire de chêne de tourbière à ferrures d’étain. Chaque meuble a son histoire, chaque objet sa place. Ce ne sont pas des meubles, ce sont des temples, celui qui les détient possède le temps, et les cosys des pauvres, les commodes Louis XVI des cossus ne sont que faux semblants. Avoir des meubles bretons, c’est être au-delà du bon goût, appuyé au temps sur des bases éternelles. A peine ai-je appris à marcher que j’entrepose dans le fond de ces armoires ancestrales des trésors chapardés deçà delà ; on crie mon crime à la ronde ; pourtant, ces vastes cavernes invitent au recel et je me sens à tout jamais trahie dans mon effort pour payer tribut à l’histoire.

Il est vrai que le premier de mes actes a été de me débarrasser d’un coup de toute cette histoire. Auprès de mon berceau, on a posé un couple de danseurs en costume de Pont-Aven enlacé dans la céramique. On entend un fracas, on accourt, on trouve à mes pieds le sujet en miettes et je déclare : Napubonom. Sur ce Napubonom commence une carrière iconoclaste que je ne renierai pas car je vois dans le bonom double et creux le symbole même de la Bretagne éternelle, telle que la propagande militante, régionaliste ou nationaliste, l’a fabriquée.

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Vivre dans un monde double n’est pas très agréable mais peut offrir des possibilités d’adaptation intéressantes. Or, le problème est que pour nous cette dualité est forclose – je ne vois pas d’autre terme pour désigner l’étrange manière dont les avantages attendus sont à la fois possibles, toujours réels, mais inutiles car prescrits. Comme Bécassine, nous sommes mis en demeure à tout instant de prêter réalité à des injonctions fausses et qui démontrent, malgré notre bonne volonté, notre incapacité à passer d’un monde à l’autre. Pour réussir, il faut mordre à la couture, dit la patronne de Bécassine, et Bécassine de mordre son ourlet avec l’obstination qui caractérise le Breton. Et justement, pourquoi cet entêtement sinon parce que nous butons contre un obstacle impossible : il n’y a pas lieu de mordre sa couture mais d’obéir à la patronne. L’injonction à être breton est une injonction à ne pas être ce que nous sommes, mais à l’être, c’est-à-dire ne pas l’être, avec l’obstination indéfectible de Bécassine mordant son ourlet.

La première fois qu’une prescience m’en vient est peut-être, justement, lié à Bécassine. J’ai dû emprunter un album à la bibliothèque municipale et ma grand-mère dit : Des idioties pour se moquer des Bretons. Il nous faut blâmer cette littérature pernicieuse car elle se moque de nous. De nous, donc de moi ? Mais quel rapport entre elle et moi ? Le fait d’être Breton ? Au retour d’un défilé des Bretons de Paris, avec binious et bombardes, mon frère, encore en barboteuse, avait déclaré d’un élan : Quand je serai grand, je serai breton, et cette parole avait provoqué l’hilarité familiale. Cela n’allait pas sans me laisser perplexe : si être Breton, c’était jouer du biniou et porter des costumes fringants pour danser en rond, la vie merveilleuse du Breton, apparaissant le temps de se faire admirer et disparaissant dans les au-delà mystérieux des podiums jusqu’à la prochaine fois ne manquait pas de prestige. On pouvait bien s’assigner pour mission d’être breton – d’ailleurs, ce défilé n’était-il pas organisé par la Mission bretonne ? Une Mission qui, outre son prosélytisme religieux, visait à rappeler aux exilés qu’ils étaient bretons, bretons d’abord et avant tout, et qu’ils devaient tout ensemble fidélité au Vieux Pays de leurs Pères et à la foi de leurs Ancêtres. Feiz ha Breiz, la Foi et la Bretagne, deux sœurs unies veillant sur notre chemin dévoyé et nous sauvant des précipices partout béants sous nos pieds... Une thèse sur l’identité bretonne récemment parue fait du vouloir être ou ne pas être Breton l’objet d’une décision virtuelle : quelle naïveté ou quelle habileté à fournir ce que le consensus appelle ! Ce mot d’enfant n’était drôle que parce que nous n’avions pas le choix d’être ou ne pas être bretons. Contents ou pas, nous l’étions pour la vie, et, contents ou pas, nous devions voir en Bécassine notre caricature. Nous étions donc d’avance définis par une identité à laquelle il nous fallait mordre mais sans y mordre, cela va de soi – juste faire comme si.

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Qu’on s’attache à tous les domaines qui constituent ce qu’on appelle l’identité bretonne, on trouve les mêmes injonctions contradictoires visant à changer la réalité fluctuante en artefact. La question majeure, ou du moins posée comme telle par les nationalistes, qui ont réussi, sur ce point comme sur tant d’autres, à infléchir le débat dans le sens qui leur convenait, est celle de la langue. Hep brezhoneg, Breizh ebet : sans breton, pas de Bretagne, ce credo suppose en corollaire la croyance en l’acharnement des Français à vouloir tuer la langue bretonne. Montrer la France comme la marâtre colonisatrice mutilant l’infortunée Bretagne et revendiquer des subsides au nom de l’opprimé est le moyen le plus sûr d’obtenir des prébendes. Le thème du génocide culturel et celui de la réparation historique sont toujours allés de pair et se sont toujours nourris d’un mépris affiché du peuple qui, lui, ne demandait qu’à parler en paix le breton de son village et apprendre le français le mieux possible.

En voulant faire du breton un substitut du français les militants bretons l’ont voué à disparaître – car pourquoi se vouer à l’apprentissage d’un substitut aussi rébarbatif, mélange d’emprunts gallois et de néologismes, véritable sanscrit d’initiés, comme l’écrivait Christian-J. Guyonvarc’h dans l’introduction de son Dictionnaire étymologique ? L’élaboration d’une telle langue montre bien que le but n’était nullement d’en faire un instrument de communication mais un outil de pouvoir, au profit d’une élite militante.

La dualité forclose se manifeste d’abord en cela qu’il existe en Bretagne deux langues régionales, elles-mêmes divisées en une poussière de parlers. Or, la défense du breton, présenté comme une langue celtique pure, se double d’un mépris d’autant plus profond qu’il est inavouable, pour le gallo. Etre Breton, c’est être un Breton bretonnant de Basse-Bretagne et se moquer des Bretons patoisant de Haute-Bretagne, cela va de soi, comme la fierté d’être de sa paroisse. Ces deux langues ont pourtant été en confluence depuis des siècles, et la présence de la culture gallèse se sentait aussi bien dans les chansons, les histoires que dans la langue que nous parlions ; on disait ainsi qu’on allait clever la porte, pour fermer à clef ; à quelques kilomètres, on disait cleyer , et ces variations me semblaient étranges comme les nuances d’un ancien français qui nous était interdit. Car clever comme cleyer étaient du mauvais français, comme dire elle est dirampée pour dire elle est déchirée. Ma grand-mère se plaisait particulièrement à évoquer ces pièges (elle, voyant une étoffe prête à se déchirer aurait dit un grand jour se prépare mais n’aurait pas éliminé la possibilité d’employer diramper). Ses frères et elles se plaisaient jadis à proposer de l’andouille à la bonne pour l’entendre s’excuser :
– Je ne suis pas fille d’andouille.
– Mais si, Anna, il n’y a pas de honte à ça
– Non, du tout, et c’est pas demain que je serai...

Pour Anna être fils ou fille de quelque chose signifiait l’aimer et elle n’y voyait aucun double sens. Un demi-siècle après, le spectre de la bonne Anna venait encore égayer les repas de famille, l’ailette de sa coiffe du Trégor passant entre la naphtaline des manteaux d’astrakan, les verres de cristal et les faïences de Sarreguemine. Le partage entre le breton et le français correspondait très clairement à un clivage entre les bourgeois et les paysans, les riches et les pauvres, les citadins et les ruraux, les gens instruits et les illettrés. Entre la branche maternelle et la branche paternelle de la famille, des mondes se côtoyaient sans jamais se rencontrer, depuis la cousine qui avait épousé un châtelain du Bordelais jusqu’au vieil oncle braconnier qui vivait dans sa ferme au sol de terre battue, nu-pied dans ses sabots été comme hiver, toujours en loques, toujours pompette et chantant sous la pluie.

Les bourgeois avaient abandonné le breton depuis deux générations au moins ; depuis bien longtemps dans aucune famille urbaine instruite on ne s’adressait plus aux enfants dans cette langue. Ceux qui, autour de nous, avaient le breton pour langue d’usage prenaient grand soin de ne nous parler qu’en français, quitte à se traduire difficilement. Je ne vois autour de moi aucun exemple d’enfant qui ait eu la moindre velléité de se mêler de parler une langue si universellement abandonnée.

Or, ce qui est étrange est que dans le temps que ceux qui la parlaient l’abandonnaient, d’autres, qui n’avaient aucun intérêt à la parler se mettaient à l’apprendre. Comme j’ai été la seule dans ce cas et comme j’étais la seule aussi à poursuivre des études, cette singulière lubie a été prise pour une conséquence des études – ce qui était d’ailleurs exact. L’injonction de parler français avec la plus grande perfection, cette injonction qui était, me semble-t-il, première, et qui s’accompagnait d’une véritable vénération pour la littérature, était, pour qui n’était pas issu d’un milieu averti, bien difficile à concilier avec les études de lettres. L’étonnement devant cette imposture qu’est l’enseignement littéraire avait cédé, la fatalité rostrenoise aidant, à une sorte de lassitude : l’obligation de gagner ma vie ne me laissant guère le loisir de me consacrer à des études véritables, le mieux était de se résigner en attendant, et pour ce qui est d’attendre, j’avais été à bonne école ; or, l’art d’attendre suppose de savoir concilier, si possible, un grand espoir et un dérivatif – et se mettre au service d’une cause est, en l’espèce, la solution idéale, le pur dérivatif devenant lui-même un grand espoir. Etudier le breton au lieu d’aller à la Sorbonne me permettait tout à la fois de surmonter l’indignation que ce monde universitaire suscitait en moi, de prendre mon mal en patience et de répondre à l’injonction d’être breton, qui était, pour nous, seconde, mais non moins impérative. Dans la mesure où la Sorbonne avait, depuis des siècles, pesé de tout son poids de savoir mort sur la littérature française qui m’était si chère, il me semblait légitime d’espérer que l’idiome de mes pères semblablement trahi m’amènerait à découvrir les trésors cachés dont j’aurais dû être dépositaire.

*

Or, par un phénomène aussi étrange que caractéristique, sitôt franchie la barrière invisible qui séparait les partisans du breton de ceux qui ne s’en souciaient pas, l’existence de ce trésor perdu devenait vérité d’évangile. Il s’agissait bien d’un acte de foi, et cet acte de foi faisait de nous les membres d’une confrérie dont les croyances ne nous étaient jamais assénées, jamais insinuées, pour la bonne raison qu’elles allaient de soi. Je sais très bien que nombre de cours de breton étaient utilisés par des militants au passé plus ou moins nazi comme instrument de propagande séparatiste. Mais il n’y avait même pas besoin de propagande, sitôt le parti du breton adopté, nous faisions partie du mouvement breton, de l’emsav, ou de l’emzao, selon l’orthographe, et sans doute n’est-il pas sans intérêt de constater que l’orthographe la plus aberrante, celle qui commande d’écrire emsav ce qu’on prononce emzao s’est imposée, contre toute logique, avec le soutien des institutions régionales au fur et à mesure que les nationalistes s’en assuraient le contrôle. La querelle des orthographes battait alors son plein mais les enjeux en étaient soigneusement effacés par notre professseur qui pratiquait, lui, l’orthographe d’avant-guerre, dite KLT, ce qui ne devait pas peu contribuer à mon désarroi.

Quoi qu’il en soit, avec ses querelles, ses règles, ses rites, ses grands prêtres, que nous pouvions essayer de connaître, et de connaître mieux, ou choisir de ne pas connaître, l’emzao (adoptons l’orthographe conforme à la prononciation) nous avait pris dans son sein. Nous n’étions pas adhérents (même si, bien sûr, par la suite, nous allions être amenés à prendre des cartes et payer des cotisations pour soutenir nos associations les plus chères) mais élus, comme les chrétiens, pour avoir simplement été amenés à la vérité comme on se convertit au vrai Dieu, et à ceux qui savent savent, nul besoin de preuve : on commençait par intégrer les mutations consonantiques et on pouvait aller jusqu’à se sacrifier à la patrie interdite en posant une charge de dynamite, ce qui, somme toute, semblait le terme assigné à ce calvaire. Apprendre le breton, c’était adhérer à une cause qui impliquait un sacrifice proprement christique. On n’a pas suffisamment étudié la fonction de substitut religieux d’un tel enseignement ni, par voie de conséquence, l’impossibilité de le soustraire aux dérives intégristes.

Pour ce qui était du continent caché de la littérature clandestine, je peux assurer qu’il est comme la Pangée dont parlent Yves Le Berre et Jean Le Dû, un continent d’avant les continents, un royaume mythique englouti dans les eaux sombres de la foi, l’exact correspondant de la langue inventée depuis l’époque romantique pour la nation bretonne à faire exister au nombre des grandes nations celtiques.

Au commencement, ce qu’on nous donnait à lire nous semblait, comme les morceaux choisis des recueils de textes littéraires à l’usage des écoles, les fragments énigmatiques de beautés dont nous ne pouvions être juges, étant novices, mais dont l’énigme se résoudrait en révélation le moment venu. Quand nous parvenions à lire couramment les textes, nous ne pouvions pas davantage nous prononcer car ce que nous lisions bénéficiait d’un capital d’indulgence qui nous aurait fait douter de notre jugement plutôt que des textes. La littérature bretonne n’était pas une littérature mais un instrument au service d’une cause – et le plus prodigieux, quand j’y pense, est que l’éloge décerné aux maîtres entre tous, Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895) et Roparz Hemon (1905-1978) est qu’ils ont tous deux, à leur manière, voulu donner une littérature à un peuple. Depuis le Barzaz Breiz, paru en 1839, et qui rassemble en un livre conçu comme un monument historique, des chants populaires refaits, réinterprétés ou inventés, dans la lignée d’Ossian, jusqu’à l’œuvre morne et proliférante de Roparz Hemon, nous avons, dans une langue apprise et entièrement refaite, une fabrication littéraire visant à se substituer à la réalité vivante une langue artificielle, une Bretagne revue et corrigée. Dans les deux cas, la même volonté globalisante, la même certitude de pouvoir aller jusqu’au bout de son accomplissement, la même visée à proprement parler totalitaire ; et cela en un temps où la littérature française, alors l’une des plus prestigieuses au monde, était illustrée par des écrivains qui apprenaient d’abord à ne pas prétendre savoir, ne pas parler au nom d’une cause ou d’une tradition. Faut-il parler d’aveuglement ? Quand je lisais les romans de Roparz Hemon, je voyais parfaitement leur faiblesse, sans même parler de ce qui leur a valu les critiques les plus acerbes, à savoir les gallicismes dont ils sont criblés. Deux traductions de ces romans ont été publiées en français et chacun peut s’assurer qu’elles ne l’auraient pas été s’il ne s’était agi d’un acte de foi. Mais le problème est bien que cette évidence n’apparaissait plus dès lors qu’elle ne devait plus apparaître : j’ai passé des semaines à essayer de rendre acceptables en français des poèmes d’auteurs d’une nullité telle que j’en venais à raccourcir ici, à alléger là, et me réjouir comme d’une victoire de leur publication dans une revue, quitte à m’indigner du refus de l’éditeur qui me les avait demandés, refus pourtant justifié, mais qui me semblait odieux car, leur nullité, je la voyais bien, mais elle ne demandait qu’à être absoute pour ne plus être vue.

Pas de texte, pas d’histoire : ainsi ai-je lu sans broncher les articles de Per Denez à la gloire de Debauvais, Mordrelle, Roparz Hemon et tant d’autres. Que savions-nous de Debauvais ? Rien. Il s’était dévoué pour son peuple, on n’allait pas l’en blâmer. De Roparz Hemon, nous savions qu’il avait voué sa vie au combat pour la langue, et qu’il avait été persécuté à la Libération. Comment aurions-nous voulu le persécuter davantage ? Nous avons ainsi, en toute bonne foi, défendu des nazis, admis qu’on republie des textes antisémites et qu’on nous présente comme apolitiques les pires textes racistes.

Quand nous montrons à présent ces textes en les désignant pour ce qu’ils sont, nous nous heurtons au même refus de voir : les pages des journaux nazis auxquels ont collaboré des hommes qui se disent de gauche et qui n’ont jamais rien renié de leurs écrits leur semblent excusables, en raison du contexte, de l’époque, de la cause, que peut-on trouver d’autre ?... Combien de militants communistes sont allés en U.R.S.S. et ont vu ce qu’ils devaient voir, jurant que le goulag était une invention commode pour déprécier le communisme ? Le fait d’avoir fait de l’enseignement de la langue bretonne un enseignement parallèle, mal assuré par l’Education nationale, a laissé toute latitude aux falsifications et ces falsifications trouvent toujours leur meilleur appui dans le dévouement à une cause. Il me reste à constater qu’invitée à figurer parmi les fidèles d’une religion nouvelle, je n’aurai compté ni parmi les plus zélés ni parmi les plus dupes, et cela, curieusement, à cause de la langue même.

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Si la question de la littérature perdue ne pouvait être qu’un acte de foi, puisqu’il fallait apprendre à la lire avant de la découvrir, en revanche la question de la langue faisait d’emblée problème, car l’enseignement du breton amenait à parler une langue que personne ne comprenait, ce qui était tout de même ennuyeux. Avec toute la bonté du monde, ma grand-tante, qui vivait alors dans la même maison que nous, ne parvenait ni à s’expliquer pourquoi le bon breton qu’on m’inculquait lui restait étranger : pour une personne illettrée, la langue est un tout, indécomposable, et ce que j’ai trouvé de plus beau dans cet apprentissage est peut-être cette manière océanique de sentir la langue. Mais il y avait sans doute plus beau encore, c’était la manière qu’elle avait de m’excuser, moi, qui arrivais là en redresseuse de torts, en donneuse de leçons. Si je ne suis pas tombée dans les travers des néo-bretonnants imbus de leur savoir, c’est que, malgré les injonctions à être breton, et donc à parler breton, l’essentiel n’était pas du tout cette langue, qui avait été considérée comme un obstacle par tous les gens de mon entourage, et qui, de fait, en devenait un dans nos échanges, mais l’art de se conduire ; je me moquais du bon breton comme des pédants de la Sorbonne et des milieux littéraires. Enfin, et c’est ce qui m’a, si je compare mon expérience à celle de tant d’autres, servi de garde-fou, le breton était une langue parasite pour une raison imprévue – et, cette fois, véritablement sacrilège aux yeux des jacobins du bon breton et du bon français – qui était que, encore par réaction à la Sorbonne probablement, je m’étais mise à aimer la langue interdite entre toutes, le français portant en filigrane les structures du breton, qui était pour moi comme une langue perdue donnant sa présence à chaque mot.

Il allait de soi, puisque j’avais franchi le premier seuil, que je devais franchir toutes les étapes qui m’amèneraient à réparer l’outrage fait à mon peuple et élever mes enfants dans la langue que ma famille aliénée m’avait si mal transmise. C’était un article de foi, le premier, sans doute, et combien ai-je vu de parents s’évertuer à baragouiner un breton pénible pour échanger avec leurs enfants, combien ai-je vu d’enfants contraints à une véritable schizophrénie, parlant français chez eux mais breton à l’école, sans savoir pourquoi la charge de sauver une langue qui ne leur servirait jamais à rien leur incombait à eux. Etrange inversion de la situation tant dénoncée par les militants, qui amenait des enfants, interdits de parler français comme leurs aïeux avaient été interdits de parler breton, à expier la faute des ancêtres comme un péché originel. Obéir à l’injonction de parler la langue de mon peuple, c’était, dans ma famille, le faire taire. Mais, quelles qu’aient été les injonctions militantes, je ne pouvais tout de même pas simultanément refuser les dogmes académiques et en importer un décalque à domicile.

Or, le problème est bien là : le breton normalisé, mis au point par des doctes qui, pour la plupart, avaient appris le breton tardivement, et pour des raisons où le mysticisme le disputait à la politique, me semble avoir bien eu pour but de faire obstacle : redresser, corriger la langue corrompue du peuple pour se rapprocher d’une langue ethniquement pure et empêcher la barbarie de se faire jour. Ce que l’Académie française avait fait pour le français, des idéologues l’avaient fait pour le breton : le même appauvrissement, le même acharnement prophylactique, mais, cette fois, effectué de l’extérieur, au nom de principes si étrangers à ceux qui parlaient cette langue que je me trouvais devant une mauvaise farce, une trahison suprême.

Il est vrai que des militants laïcs, des locuteurs natifs, se sont évertué, avec peu de moyens, et sans être soutenus par les institutions qui auraient dû prendre cet enseignement en charge, à transmettre une langue populaire. Et d’autres aussi, des hommes qui étaient peu allés à l’école mais avaient acquis par eux-mêmes une grande culture, faisaient le lien entre un monde et l’autre. Il restait encore des chanteurs paysans qui avaient la passion de transmettre et qui étaient dépositaires d’un véritable trésor littéraire, pour le coup, qu’il n’était pas besoin de chercher dans les lointains poudreux des bibliothèques. Juste en face de chez nous, un vieux chanteur tenait un café, le “Café du lion d’or”. On pouvait passer des après-midis avec les deux ou trois clients qui passaient là, qui s’arrêtaient, et qui se partageaient la chronique épique de la marche du monde. Lomig Doniou, son frère Etienne, le sabotier Louarn et, le mardi, les paysans qui venaient au bourg pour le marché, voilà ceux par qui passait la vraie poésie, la seule qui ait su faire écho à celle de Nerval. Les chansons du Valois qu’il avait recueilies, je les trouvais multipliées par cent, dans ce vieux bistro où le café venait au feu sur la grosse cuisinière de fonte jusqu’au moment où le patron, alerté par l’odeur amère, poussait un juron au milieu de sa chanson et les clients se rappelaient alors qu’ils étaient venus boire un café. Le temps était en dehors du temps, mais plus riche et plus plein. C’est ce que dit Synge dans sa préface au Baladin du monde occidental – et si j’ai traduit son théâtre, c’est en me souvenant de ces après-midi d’été où, de la chambre où j’étais installée pour écrire mon mémoire, je suivais les conversations et descendais de temps à autre en maudissant ce mémoire imbécile.

Ce mémoire portait sur l’œuvre d’un poète né dans un village proche, Armand Robin, dont l’expérience interfère ici avec la mienne, ou plutôt la nôtre, puisque je me retrouvais sans le savoir suivre celle de Synge. Aurait-il fallu faire du collectage, transposer ce que je trouvais là de vivant, comme il l’avait fait, apprenant le gaélique et partant vivre dans les îles d’Aran, puis écrivant pour le Théâtre de l’Abbaye des pièces sarcastiques ? Les notes que je prenais, les contes, les histoires que je notais alors ne me semblaient en rien approcher de ce que je cherchais. Et je crois bien que si le théâtre de Synge est si mordant, parfois si dur, et presque raciste à l’égard de ceux qu’il met en scène, c’est qu’il est resté exclu, il sait qu’il a perdu. Je n’aurais jamais pu écrire comme lui “ces gens” en parlant des pêcheurs des îles d’Aran, car “ces gens”, c’était moi, et cela ne correspondait pas du tout au “nous” breton de la Pangée. Je ne m’intéressais pas au folkore breton, je cherchais quel lien trouver entre ce qu’on appelle le “folk-lore” (prenons-le au sens étymologique) et la poésie. Or, Armand Robin, qui avait eu le breton pour langue maternelle, avait commencé par produire une œuvre poétique conventionnelle qu’il avait fait éclater pour se lancer dans une étrange épopée linguistique, traduisant une centaine de poètes de vingt langues différentes comme s’ils avaient écrit pour lui. C’était une forme de perdition qui n’était pas sans rapport avec celle de Joyce, et Armand Robin l’avait lui-même perçu, je devais l’apprendre plus tard. En fait, si j’ai consacré dix ans à rechercher et éditer les œuvres d’Armand Robin, ce qui représentait une perte de temps abyssale, c’est que, ne voyant que des voies sans issue, je me trouvais naturellement inclinée à attendre, selon la tradition familiale.

Il me reste l’impression, semblable à celle qu’évoque Synge, que, le monde est resté immobile pendant un temps, pour laisser à percevoir ce qui allait être perdu : comme si la journée d’été dans le café de Lomig Doniou s’était étirée pendant dix années, puis avait commencé à s’effacer avant de disparaître.

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Avec ses champs bordés d’arbres, ses chemins creux, ses vallonnements, ses tracés fantaisistes, l’ancien pays s’est effacé sous le remembrement pour laisser place à de vastes espaces clos de fils barbelés. On cherche un paysage connu depuis toujours, on trouve une friche où des hangars se rouillent. Production, surproduction, désertification : les statistiques disent en chiffres la fin du monde paysan. Autoroutes et supermarchés, banlieusardisation intensive : elles disent aussi que les autochtones ne demandent pas autre chose. Mais quels autochtones ? On ne parle plus guère breton dans les bourgs qui se vident, c’est une donnée statistique qui va de soi, ceux qui en faisaient usage, pêcheurs, paysans, artisans, n’ayant plus lieu d’être. Les statistiques nous disent que, de 1950 à la fin du siècle, la Bretagne est devenue la première région agricole française mais en perdant la grande majorité de ses actifs (dont un tiers est encore voué à disparaître dans les années à venir) et que, dans le même temps, elle devenait la deuxième région touristique française (accueillant depuis 1975 plus de touristes qu’elle ne compte d’habitants). Cette dualité, accentuant celle que nous connaissions, n’a pas été sans en accentuer aussi les effets : la vision pittoresque d’une Bretagne éternelle s’est élaborée au XIXe siècle en même temps que se développait le tourisme et s’est maintenue sous forme de commerce florissant. L’industrie touristique suppose, pour reprendre le langage qui a cours, de promouvoir une identité culturelle forte. Elle vient ainsi prendre en charge un discours militant, constitué de longue date, notamment au sujet de la préservation de la langue. Le fait que la langue ne puisse plus être transmise actuellement, puisque moins de 1% des jeunes sont en mesure de la parler, et quelle langue parlent-ils, la question n’a guère été posée, n’empêche pas les militants actuellement en charge de la culture d’en faire une priorité absolue : le Livre blanc de la culture bretonne publié par l’Institut culturel et le Conseil culturel (donc sur fonds publics) et qui inspire les mesures actuelles prises par le Conseil régional brandit le spectre de la mort du breton pour exiger de l’État une nouvelle politique d’aménagement linguistique ambitieuse et adaptée en vue de la réappropriation de la langue bretonne par tous les habitants de Bretagne qui le souhaitent et la conquête par la langue de toutes les sphères de la vie sociale (2). La précision qui le souhaitent semble une concession provisoire à une réalité encore rétive mais que la conquête par la langue de toutes les sphères de la vie sociale finira bien par faire plier. Conçue comme une entité de toute éternité vénérable, la langue est l’objet de visées conquérantes qui ne sont pas dénuées de charme dès lors qu’elles sont mythiques. Le fait qu’elle ne soit plus parlée devient ainsi un atout de plus, en lui assurant un statut de bien patrimonial et de curiosité, à conserver coûte que coûte.

Tel est le paradoxe : subventionnée, louée, encouragée, pour la première fois, la langue bretonne constitue un objet unanime d’efforts et de louanges. Dans le temps qu’achève de disparaître tout ce qui a soutenu le discours régionaliste ou nationaliste – la “Bretagne éternelle”, ses costumes, ses coiffes, son idiome, ses légendes et ses paysages bocagers – ce discours connaît une expansion que l’on dirait inversement proportionnelle et vise à restituer sur le mode du comme si le monde disparu. Il semble ainsi qu’à chaque étape d’effacement du réel corresponde une phase d’appropriation symbolique de ce réel sous des formes politiquement et commercialement rentables. Dans le cas de la Bretagne, je vois qu’à trois reprises la revendication identitaire a pris force, et en s’appuyant chaque fois sur des valeurs semblables.

C’est à l’époque romantique que le réveil des nationalités a provoqué les premières quêtes folkloriques en Bretagne, et l’émergence d’une culture spécifiquement bretonne a été dès le début orientée par le désir de prouver son antériorité sur la culture et la langue françaises, en s’appuyant sur une appartenance des Bretons à la “race celtique” ; le livre qui a exprimé cette revendication, c’est le Barzaz Breiz du vicomte Théodore Hersart de la Villemarqué. La langue du Barzaz Breiz montre clairement quel breton on entendait enseigner : une langue d’où tout apport français était supprimé, une langue refaite à l’aide de lexiques gallois ou corniques, pour garantie de sa pureté celtique. Or, de nos jours encore, constater qu’il s’agit d’un faux dans la tradition romantique relève du sacrilège : le Barzaz Breiz doit être vrai pour que la nation bretonne puisse être – ou, selon les points de vue, qui sont ici complémentaires, pour que le livre se vende en saison touristique comme le vrai livre des origines, émanation de l’âme bretonne, frappée au sceau de la Celtie. Le mythe de la Celtie originelle mériterait un chapitre à lui seul, avec détours par le bardisme et le druidisme, mais nous emmènerait bien loin pour nous ramener en fin de compte au Barzaz Breiz (3).

La deuxième phase, qui a été célébrée comme la plus belle époque de la Bretagne par ceux qui étaient alors en charge de tout ce qui était spécifiquement breton, notamment Roparz Hemon, se situe sous l’Occupation : les nazis, pensant ainsi affaiblir la France, apportent leur soutien aux autonomistes dont l’idéologie, fondamentalement raciste, tend à faire des Celtes les alliés naturels des Germains et à opposer les peuples du Nord aux métis enjuivés que sont les Français (pour reprendre le thème obsessionnel de la presse bretonne d’alors). Le maître livre de la culture bretonne est pour eux, cela va de soi, le Barzaz Breiz et le culte du drapeau, de l’hymne, de la salubrité et de la pureté ethnique s’accordant on ne peut mieux avec le national-socialisme, amène à une période d’unification linguistique forcée qui accélère la rupture du breton littéraire avec le breton dialectal, partout parlé encore, mais qui allait être abandonné massivement après guerre (notamment par suite du mépris porté sur tout ce qui était breton par la collaboration avec les nazis de ceux qui avaient pris en charge la défense de la langue) (4).

La phase actuelle s’apparente aux précédentes par un même culte de la langue, du drapeau, la croyance en une vaste Celtie et le choix de développer des relations avec les pays frères, Pays de Galles, Irlande, Ecosse, Cornouaille, voire Galice espagnole ramenée par d’aucuns dans le sein maternel (ou supposé tel). La haine du “colonisateur” anglais ou français s’inscrit dans une tradition à présent séculaire, qui a, bien sûr, trouvé à se renforcer sous l’occupation allemande et trouve à présent à s’appuyer sur des relations commerciales prometteuses avec ces régions.

La politique de déconcentration en France aidant, nous sommes en présence d’une maîtrise progressive du jeu par les héritiers du nationalisme breton, appuyés désormais par des institutions : l’Institut culturel, le Conseil culturel, et des structures dérivées de plus en plus nombreuses, comme l’Office de la langue bretonne, outil de normalisation intensive qui achèvera de faire du breton, non plus la langue populaire qu’elle était naguère mais un moyen de distinction, au service d’une infime minorité urbaine – sauf, il va de soi, au cas où les séparatistes l’emporteraient et où le breton serait imposé comme langue nationale de la Bretagne indépendante, ce qui a toujours été leur but ultime. La caution du passé, voire de la race, servant à légitimer une prise de pouvoir qui se manifeste d’ores et déjà par la maîtrise de l’histoire et de ce qu’on appelle l’identité bretonne, on peut conclure que la boucle est bouclée : le retour au sein de la Celtie originelle enfin réalisé par le biais d’une langue purifiée, d’une musique non plus bretonne mais celtique adaptée aux lois du show-biz et d’un commerce florissant de bannières, écussons, sigles divers servant à définir l’appartenance à une ethnie.

Même si nous avions peine à nous reconnaître dans le portrait qu’on nous donnait de nous-mêmes, nous n’avions pas le choix d’être ou ne pas être bretons. Il nous reste à présent à nous concilier l’image que les industriels et les politiciens nous imposent ou tenter de l’analyser pour nous en défaire. Cela veut dire dans un premier temps, me semble-t-il, refuser l’occultation de l’histoire et dénoncer l’idéologie nationale qui fait de la littérature bretonne depuis le XIXe siècle jusqu’à son apothéose sous le nazisme l’expression de valeurs réactionnaires. Que ces valeurs sachent mieux que jamais s’habiller des couleurs séduisantes du monde comme si, c’est ce que Marc Angenot, analysant les idéologies du ressentiment, a montré. Avant de constater que toute pensée de la citoyenneté, de l’universel, de l’universalité de règles de justice, du dialogue, du cosmopolite et du pluriel non cloisonné est un antidote au ressentiment qui ne peut jamais que ressasser des griefs particularisants et trouve méritoire de s’y enfermer (5). Cela nous permet peut-être d’envisager les choses sous un autre jour.

(1). D’après le plus éminent spécialiste de la question, Fañch Broudic, qui, ayant recensé les affirmations fantaisistes sur le sujet, précise, analysant l’enquête de T.M.O Ouest de 1997, qu’au dessous de quarante ans, il n’y a plus que 13 000 personnes qui puissent parler le breton (Qui parle le breton aujourd’hui ? Brud Nevez, 1999, p. 30).
(2). Une Culture bretonne pour le XXIe siècle, s.l .n. d., Institut culturel et Conseil culturel, 1998.
(3). Maryon MacDonald en a donné une excellente analyse. On ne s’étonnera pas que l’essai issu de sa thèse, soutenue à Oxford, n’ait jamais pu être traduit en français (We are not French, Routledge, Londres, 1989).
Sur la celtomanie, l’essai de Joseph Rio, Mythes fondateurs de Bretagne (Ouest-France, 2001) fait référence.
(4). Fañch Broudic situe en 1946 la date à partir de laquelle le breton cesse massivement d’être transmis et étudie avec précision les raisons de cette rupture (La Pratique du breton de l’ancien régime à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 1995).
(5). Marc Angenot, Les Idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ, 1996