Laurent Evrard / Projectiles
"Comment s'en sortir : succédanés"
 

Nous sommes nombreux à connaître Laurent Evrard d'abord comme libraire, nous savons depuis longtemps – pour tant de lectures et de découvertes que nous lui devons – sa passion et son exigence. Nous sommes moins nombreux à savoir son engagement parallèle dans l'écriture. Mais la revue Lignes de Michel Surya a publié il y a quelques mois un premier texte de Laurent, on pouvait insister pour en obtenir de lui un second... FB

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Projectiles I
Comment s’en sortir : succédanés.


Non. Ne me regarde pas.
Il voulut la prendre dans ses bras.
Je savais que tu viendrais. Te voici enfin.
C’est vrai c’est pour cela que je suis encore debout, je savais bien.
Ingeboch Bachmann

Où va-tu, maître ? – Je ne sais pas, dis-je, je ne veux que partir d’ici, seulement partir d’ici. Sans cesse partir d’ici, ce n’est qu’ainsi que je pourrai atteindre mon but. – Donc, tu connais ton but ? – Oui, répondis-je, ne te l’ai-je pas dit : partir d’ici, tel est mon but.
Franz Kafka


pour que ce faire de vivre tel il est encore immobile dès l’abord ce qu’il aurait dit pour s’en convaincre : poursuivre ; ne se permettrait pas de dire autre chose je vais poursuivre avec conviction, se voulant persuader ça se fera je vais poursuivre et cela sans détour et s’il se peut je vais tenir cela suppose d’être un homme plein de ressources de disposer de certaines qualités élastiques pour en ressortir et d’un corps saillant ; y passer le plus clair de son temps sans faire de halte et sans cesse rien à moitié qu’il le voulût ou non comment s’en sortir ne va pas plus loin

si l’esprit l’admet il pense ce sera difficile la difficulté sera grande il se peut seulement que l’admettre soit difficile il s’en doutait déjà il a les yeux ouverts n’y suffira jamais se tenir à une ligne de faits il dirait encore sur une ligne de crête le vide au dessous à s’en trouver mal ne pouvoir se lever ou nécessiterait un exercice virtuose voltiges de pieds et de mains pour aller ne le pouvoir que par saillies mais nécessairement se lever ou alors comment s’en sortir il n’avait plus que cette pensée

bien qu’il aurait du se résigner, comme lui même l’avait cru il y a peu, comme tous, ceux qu’il côtoyait encore, voulaient depuis le commencement qu’il se résignât, lui faisant comprendre qu’il n’avait aucune chance et qu’à la fin tout crève, ne subira pas sans réagir le corps se soulève appuyé en s’arc-boutant tôt ou tard il faut se soulever en toutes façons n’aurait pas tant fait jusque là pour abandonner en venir à bout allez au diable je ne m’en tirerai qu’à grand peine mon mouvement sera bête et nu

ce serait ce qu’il faudrait faire ce qui importerait le plus en l’instance la première chose qu’il faudrait dans tous les cas faire justement ne pas se résigner poursuivre sans trêve il est encore très tôt la nuit s’est fendue d’une lune précieuse ne serait-ce que pour un instant je n’accepterais jamais ce qui m’est refusé aucune demi mesure si ainsi à peu prés tout s’en faut le corps saillant et nu de la bête le sien se soulève juste assez pas assez encore pas bien fait attention trop pesant pas assez vif ni assez laxe tout à craindre que d’efforts pour rien la tête dans les mains pour se fuir qui force à regarder même d’une minute le tracé de fer-blanc des étoiles dans le ciel il y a des gens terrifiés à en périr j’irai tout mal bientôt il est à peu prés sur tout crève brief ne sert à rien se faire du mauvais sang rien de plus pressé à faire que de se lever

le corps retombe pesamment, lourd d’une chose soudaine qu’il ne peut surmonter et d’une certaine négligence, c’est fichu il pense et ce le sera tout du long, il commence à s’affoler, il voudrait répondre que voulez-vous je ne peux pas en ai assez vu qu’on se le dise bien que de chutes je vous avais bien dit je gis seul pourtant dans l’ombre un bruit d’aile un mouvement si faible qu’il s’étonnait de pouvoir l’entendre c’était un désir infini il voulait croire à ce bruissement mais le silence était saisissant

il ne fallut pas moins d’une heure pour qu’il s’en remette encore que peu ou point en état, sait bien qu’il n’en est rien, mal remis il dirait, naturellement pas en état de se remettre, ne peut se rétablir que difficilement, ne peut s’en tirer qu’à grand peine, cela semble avoir duré des siècles, ne suis jamais tombé aussi bas quoi vouloir d’autres qui comment là cesse toutes fictions on ne fait que se sentir tomber à quoi ça mène t-il s’il était possible quelque part combien vain nécessité de vivre c’est ainsi

tout retombe que l’on sache, tout ce qui tient, de quelque façon que cela tienne, après s’être corrompu à tous les degrés possibles, comment trouver encore assez de vigueur pour s’élancer, qu’on puisse le déplorer ou non, tout aussi bien le contester, un effondrement, la fosse, c’est le monde, c’est là, tout de bon, il n’y a rien à venir, nullement

me voilà jeté bas sanglé roidi ne voyant quasi personne il disait ne vivant plus que pour lui-même dans un coin l’extrême coin gauche de la chambre le plus sombre au risque de passer pour fou totalement désemparé à chaque rechute, en tout et pour tout une chacun des jours, et qui l’épuisait lentement, l’affaiblissant petit à petit, réduit à rien

une réalité vivante de bête, moins honteuse à dire qu’il ne le pensait, il s’essayât à quelques exercices de reptation, ça irait presque pour s’en sortir, se désenlacer de son propre corps, mais cela n’arrangeait rien, se lever restait périlleux, assurément se lever restait pour lui la chose à accomplir la plus périlleuse, pour le seul moment le plus bas le plus misérable en soi l’aimer cela suffirait à tout
moment perdu si tout allait bien qu’y aurait-il de plus clair que cela, je laisserai faire, la chose serait concevable, n’aie pas peur tu me manques

il regarde droit devant dans le vague, oublieux et sans pensée à moitié couché sur un matelas à même le sol mal réveillé sur ce qu’il appelait sa couche inconfortable le seul lit sur lequel je dors moins mal mieux que partout ailleurs je ne sais comment pourtant un grabat

croyait-il en conscience pareille chose pourtant le veut ainsi le plus qu’il ne le croit le voudra davantage qu’il n’ait jamais cru et par la même fastidieuse cette manière qu’il avait de s’en convaincre, il ajoutait avec application assidûment encore s’en convaincre

ce n’était pas possible que se fasse autrement quand on y songe que de cette manière la, pour lui il n’y en avait aucune autre, aucune qu’on puisse s’autoriser à penser même accessoirement, s’en convaincre de la commune sorte comme on appliquerait un traitement à une bête malade, avec le plus grand soin, il est encore incapable de se déplacer, tel qu’il est là, engourdi, poitrine rentrée, vu de dos, sur le flanc, il n’a l’air de rien, il pense je suis dans un triste état le penser semble avoir un effet bienfaisant c’est mieux ce n’est pas encore l’heure, s’étire sans gestes brusques

tout exige une correction en juste balance pour éviter les coups travail d’esquives de la sorte que s’en sortir sans trop de brutalité n’a qu’un recours se tenir au mur comme à deux portants

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s’étire, s’évertue à se redresser, pour bien commencer, une jambe tendue l’autre fléchie, forcé de reconnaître que ce n’est pas si simple, une main au sol pour appuie, l’autre sur le mur, ne dispose que d’une latitude restreinte de mouvement, ses seuls doigts disjoints inconstants et mobiles semblent soutenir la masse et faire force, donne plutôt des bras que du torse, n’y suffira pourtant pas pour l’équilibre, s’immobilise, aucune mémoire spatiale, ne voit rien, ne dit rien, pas d’yeux, pas de bouche, plus aucune relation de phases entre les parties de corps, et chacune devrait pourtant périr pour toutes, sans reste

la posture est instable, se croupit tant, rien n’est exempté de corruption, qu’ à un moment donné finit à genoux, il se détraque, tête basse, dos voûté, replié, rassis, menton sur poitrine, bras ballants, semble soumis, lèvres entrouvertes, ne cri pas, n’appelle pas, n’appelle jamais personne, ne tînt pas le choc, le bruit d’un souffle, l’élargissement de la douleur

tant lui plus mal dans la torsion corps agité jambe torte malade gâtée le secoue infectement tout du long coté droit remonte en temps très court par contractions successives à chaque mouvement exténuant toutes sortes d’atteintes en droit fil de l’aine du cul au cœur élancement jusqu’où iras-tu donc comment être au bon endroit se faire à chaque jour sans se préoccuper de savoir où ce sera

s’en tirer plus mal que d’autres, dont l’aptitude et la facilité seraient grandes, il renverse sa tête d’avant en arrière puis d’un versant l’autre tous les moyens sont bons je ferais tout je peux le dire même sans que cela convienne n’importe quoi qui eût pu servir à vif ou de sang froid tout accepter pourvu ou non qu’on soit s’en faire ainsi que cela coûte ou afflige qu’il y ait plus de vigueur dans les vertébrales choisir son point s’invectiver bien mal à fond mais que cela arrive que ça vienne que ça naisse ce qu’il faut éviter avant tout c’est de s’engourdir voilà un crâne humain il pense qui connaît l’agitation, il imaginait, lui et sa propre vie, ce qu’il en restait, eu égard au fait de la conscience qu’il en avait justement, de ne pouvoir s’en sortir jamais aucunefois , depuis un certain jour, qu’il avait fini par reconnaître comme plus difficile de s’en tirer, que s’en tirer plus mal du mauvais pas, il dirait, que ne le dira jamais assez est-ce qu’on peut le dire comme ça comment est-ce arrivé, sans coup férir, que faire pour empêcher tout ça que répéter la même chose inutilement que les mots aillent où va le corps s’en va cherchant à se perdre et s’enferrer tant y a qu’à la fin ne pas en sortir ne dut pas y être pour rien je l’ai voulu chacun des jours à faire le bout il aurait dit qu’au début tout aussi bien qu’aujourd’hui partir d’ici tel est mon but

se ressaisir du moindre geste, une tentative, il paraît que cela ne va pas très fort c’est une nuit sans courage, il reste à trouver comment faire pour se dominer, il ne put que dire ne pas savoir être meilleur qu’une bête c’est dire qu’il faut se remettre tout à l’esprit et tenir la bride haute, pour décemment porter le corps, grand peine à revenir à soi, y vient rampant, sur le ventre, n’apprit pas à ramper, ne manque pas de faire rire quand on le voit, vautré, se met à quatre pattes, reflue, sous son propre poids, s’étale, se couvre de macules et salissures, gris cendre, brunes et pourpres, courbe l’échine, tendant le cou pour renifler, le visage un peu tiré par la fatigue, souffre un lacis de nerfs, encore un petit effort encore, se décidant enfin à parler avec une froide répugnance comme on s’adresse à une bête curieuse je vous enseignerai avait-elle dit sur le sort du plus bas des mondes, c’est qu’elle n’était pas dedans qu’est-ce qui fait qu’on entre dedans le ciel est noir de pluie c’est un jour mauvais on voudrait s’enfuir dans une région de ciel plus clair

ce ne devait pas avoir le même sens pour lui que de dire s’en sortir ou être tiré d’affaire, que ne pas y réussir du premier coup, qu’il n’est rien que nous essayions qui puisse réussir d’emblée, il aurait dit, et pas davantage que nous puissions réussir, et encore moins, d’une seconde et suivantes, à tout bien considérer, on s’enfonce toujours plus avant, dans le plus bas des mondes, quelque soit le mal qu’on se donne d’entrée de jeu, pensant à tout ce qu’il faut faire ce serait encore aller trop loin, même le peu qu’il y aurait à y parcourir, mais il fallait bien que je continue, mérite au moins qu’on essaye, toujours suis-je tenu encore d’essayer, il dit, une tentative

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à cause de ce qu’on peut craindre la nuit on n’en sait encore moins du jour les corolles d’angoisse rien d’apaisé matin levant que vas tu faire maintenant aller en guenilles en piteux état tant pis rien à peine présentable quelle honte il avait commencé à s’y préparer est-ce qu’un homme peut mourir d’un chant