Thierry Beinstingel / Composants

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"Composants" paraît en septembre 2002 aux éditions Fayard

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... Au bout de la ligne F, Fasthôtel et, un peu plus loin, l’hôtel Quick. Vocabulaire de vies pressées, de VRP, comme si prendre une chambre au prix modeste dans une de ces chaînes économiques devait empêcher de se relaxer. Allez ! On dort vite, un peu de sommeil, le repos est un luxe pas compris dans le prix, on repart... Lequel, donc, on hésite, on opte pour Fasthôtel, vingt francs moins cher.
La porte, le hall minuscule, encombré d’un énorme distributeur, il reste à peine de quoi poser une valise, on se heurte immédiatement au comptoir à peine passé le seuil (on imagine un voyage organisé, cinquante personnes qui descendent d’un bus, où les mettre ?). L’employée dit " j’arrive ", à moitié cachée par le distributeur, gants roses en caoutchouc, nettoyant un miroir fixé juste en face des escaliers. Puis, elle passe derrière le comptoir.
— Une chambre pour cette nuit, s’il vous plait.
Elle retire les gants, regard vers l’écran de l’ordinateur.
— Nom, prénom ? Petit déjeuner ? Vous payez comment ? Carte bleue ? Chèque ?
On sort des billets. Bruit des touches sur le clavier, miaulement de l’imprimante.
— Voilà le papier pour le code d’entrée de votre chambre, la 306, troisième étage sur la droite.
Les gants roses en caoutchouc comme deux mains coupées, abandonnées devant le clavier.
On monte prendre possession de la chambre sans savoir pourquoi, pas d’affaires à poser, tout tenant dans le sac en skaï laissé dans le hangar. Chambre 306, code, déclic de la gâche électrique. L’impression de déjà vu. Le lit à gauche, un autre en travers, bizarrement sans matelas, juste le cadre métallique suspendu en hauteur et l’échelle pour y monter. Une porte ouverte, on aperçoit la cuvette des WC, une tablette en laminé blanc coincée dans le renfoncement de la fenêtre, huisserie en PVC, au-dessus, une télé. Une chaise en pin, assise en tissu, motifs en zigzags, alternance de bleu, de beige, de gris et de jaune. Remarquant le dessus du lit assorti et, au mur, la reproduction d’un tableau représentant un voilier quittant un port, une signature illisible. Le revêtement des murs imite un crépi intérieur, d’une couleur presque indéfinissable, vaguement bleu pâle, la bordure de la tablette est jaune poussin, de même que l’échelle et le treillis métallique du lit. Moquette brune, sale, tachée. Odeur de poussière, de tabac et de pieds.
Sensation de déprime immédiate, à chaque fois, pourquoi ? Combien de chambres de même style occupées dans des boulots similaires ? Combien de fois par an ? Dix fois, vingt fois ? La dernière fois ? On s’assoit sur le bord du lit. Cigarette dans la poche du blouson, Briquet Bic, flamme. Souffler. On repère le cendrier de verre fumé sur la tablette, on se souleve à peine pour l’attraper, pas besoin de faire un seul pas, exiguïté de ces chambres mais tout est prévu : la télé... tout. Le cendrier est maintenant sur le matelas, on en retire une carte de visite laissée dedans. Dessin d’une Mercedes vue de trois quarts en haut à gauche, puis, au centre la mention en lettres cursives et italiques Taxi Martinez, 24h/24h toutes distances, tarif spécial entreprise. Suivent des numéros de téléphone. On repose la carte sur le lit à côté du cendrier, il y a, tout proche, un trou rond dans le dessus de lit, une brûlure de cigarette, les bords carbonisées, les fils de tissus agglomérés en un petit cercle boursouflé, le drap aperçu dessous. Souffler, gestes, lassitude, pourquoi ? Qui a brûlé le dessus de lit par inadvertance, un type identique, intérimaire, ouvrier, assis pareillement ? Venu là pour quelle raison, quel boulot ? Les yeux frottés avec la main gauche, on connaît les mouvements de la fatigue, la main droite appuyée sur le tissu, la cigarette suspendue, le filet bleu de la fumée monte à peine, s’évanouit au bout de dix centimètres d’élévation. On regarde machinalement la fenêtre, l’éclat de l’extérieur, une belle journée, oui. On baille. Cette perception soudaine d’un épuisement extrême, de solitude, pourquoi juste à cet instant ?
La dernière chambre semblable, c’était au début janvier, avec ce type, l’informaticien. Un déplacement en province pour installer un stock de robinets dans une usine sur le point d’ouvrir. La patronne de la boîte d’intérim, quelques jours avant, avait insisté pour qu’on accepte. Pas long, quatre jours maximums. Le soir, avec l’informaticien, on rentrait dans une chambre similaire à celle-ci.
— Quel lit ?
— Moi, je m’en fous.
On avait dormi en bas, l’informaticien en haut. Le type était plus jeune, quinze ans de moins, célibataire, voulait sortir le soir.
- Allez quoi, on va boire une mousse ?
Le bar, la bière, on regardait autour, rien à se dire. L’informaticien soupirait : merde y a pas de filles dans ce bled !
Puis, à nouveau l’hôtel, on n’allait pas enfiler un pyjama, ça fait con, on dort en slip. Film à la télé.
On espère toujours que le type avec qui on est ne ronfle pas.
A la réflexion, ce déplacement n’était pas au début janvier, mais juste avant Noël.
La cigarette est finie, il faut retourner à la boîte, il y a encore pas mal de boulot. Avant de sortir, on examine la reproduction de peinture, un seul marin dans le bateau, avec juste la tête qui dépasse sous la voile et le début d’un bras rejeté en arrière comme tenant la barre, la tête ocre, le toupet de cheveux noirs, l’emplacement de l’œil, le contour du visage à peine élaboré, à peine quelques traits de peinture horizontaux donnant l’impression du mouvement. Au-dessus, la voile gonflée de vent, vaste triangle gris clair, derrière la côte est ébauchée, bleue, une tentation d’île déserte.
On quitte la chambre, on s’aperçoit dans le miroir en descendant l’escalier, maigre silhouette, jambes en jean, blouson marron, mains dans les poches, un visage impassible, figé, étranger. En bas, l’employée nettoie l’écran de l’ordinateur, les gants roses en caoutchouc sont renfilés.
— Bonne journée.
— Oui, merci, à ce soir.