... Au bout de la ligne
F, Fasthôtel et, un peu plus loin, lhôtel Quick. Vocabulaire
de vies pressées, de VRP, comme si prendre une chambre au prix
modeste dans une de ces chaînes économiques devait empêcher
de se relaxer. Allez ! On dort vite, un peu de sommeil, le repos est un
luxe pas compris dans le prix, on repart... Lequel, donc, on hésite,
on opte pour Fasthôtel, vingt francs moins cher.
La porte, le hall minuscule, encombré dun énorme distributeur,
il reste à peine de quoi poser une valise, on se heurte immédiatement
au comptoir à peine passé le seuil (on imagine un voyage
organisé, cinquante personnes qui descendent dun bus, où
les mettre ?). Lemployée dit " jarrive ",
à moitié cachée par le distributeur, gants roses
en caoutchouc, nettoyant un miroir fixé juste en face des escaliers.
Puis, elle passe derrière le comptoir.
Une chambre pour cette nuit, sil vous plait.
Elle retire les gants, regard vers lécran de lordinateur.
Nom, prénom ? Petit déjeuner ? Vous payez comment
? Carte bleue ? Chèque ?
On sort des billets. Bruit des touches sur le clavier, miaulement de limprimante.
Voilà le papier pour le code dentrée de votre
chambre, la 306, troisième étage sur la droite.
Les gants roses en caoutchouc comme deux mains coupées, abandonnées
devant le clavier.
On monte prendre possession de la chambre sans savoir pourquoi, pas daffaires
à poser, tout tenant dans le sac en skaï laissé dans
le hangar. Chambre 306, code, déclic de la gâche électrique.
Limpression de déjà vu. Le lit à gauche, un
autre en travers, bizarrement sans matelas, juste le cadre métallique
suspendu en hauteur et léchelle pour y monter. Une porte
ouverte, on aperçoit la cuvette des WC, une tablette en laminé
blanc coincée dans le renfoncement de la fenêtre, huisserie
en PVC, au-dessus, une télé. Une chaise en pin, assise en
tissu, motifs en zigzags, alternance de bleu, de beige, de gris et de
jaune. Remarquant le dessus du lit assorti et, au mur, la reproduction
dun tableau représentant un voilier quittant un port, une
signature illisible. Le revêtement des murs imite un crépi
intérieur, dune couleur presque indéfinissable, vaguement
bleu pâle, la bordure de la tablette est jaune poussin, de même
que léchelle et le treillis métallique du lit. Moquette
brune, sale, tachée. Odeur de poussière, de tabac et de
pieds.
Sensation de déprime immédiate, à chaque fois, pourquoi
? Combien de chambres de même style occupées dans des boulots
similaires ? Combien de fois par an ? Dix fois, vingt fois ? La dernière
fois ? On sassoit sur le bord du lit. Cigarette dans la poche du
blouson, Briquet Bic, flamme. Souffler. On repère le cendrier de
verre fumé sur la tablette, on se souleve à peine pour lattraper,
pas besoin de faire un seul pas, exiguïté de ces chambres
mais tout est prévu : la télé... tout. Le cendrier
est maintenant sur le matelas, on en retire une carte de visite laissée
dedans. Dessin dune Mercedes vue de trois quarts en haut à
gauche, puis, au centre la mention en lettres cursives et italiques Taxi
Martinez, 24h/24h toutes distances, tarif spécial entreprise. Suivent
des numéros de téléphone. On repose la carte sur
le lit à côté du cendrier, il y a, tout proche, un
trou rond dans le dessus de lit, une brûlure de cigarette, les bords
carbonisées, les fils de tissus agglomérés en un
petit cercle boursouflé, le drap aperçu dessous. Souffler,
gestes, lassitude, pourquoi ? Qui a brûlé le dessus de lit
par inadvertance, un type identique, intérimaire, ouvrier, assis
pareillement ? Venu là pour quelle raison, quel boulot ? Les yeux
frottés avec la main gauche, on connaît les mouvements de
la fatigue, la main droite appuyée sur le tissu, la cigarette suspendue,
le filet bleu de la fumée monte à peine, sévanouit
au bout de dix centimètres délévation. On regarde
machinalement la fenêtre, léclat de lextérieur,
une belle journée, oui. On baille. Cette perception soudaine dun
épuisement extrême, de solitude, pourquoi juste à
cet instant ?
La dernière chambre semblable, cétait au début
janvier, avec ce type, linformaticien. Un déplacement en
province pour installer un stock de robinets dans une usine sur le point
douvrir. La patronne de la boîte dintérim, quelques
jours avant, avait insisté pour quon accepte. Pas long, quatre
jours maximums. Le soir, avec linformaticien, on rentrait dans une
chambre similaire à celle-ci.
Quel lit ?
Moi, je men fous.
On avait dormi en bas, linformaticien en haut. Le type était
plus jeune, quinze ans de moins, célibataire, voulait sortir le
soir.
- Allez quoi, on va boire une mousse ?
Le bar, la bière, on regardait autour, rien à se dire. Linformaticien
soupirait : merde y a pas de filles dans ce bled !
Puis, à nouveau lhôtel, on nallait pas enfiler
un pyjama, ça fait con, on dort en slip. Film à la télé.
On espère toujours que le type avec qui on est ne ronfle pas.
A la réflexion, ce déplacement nétait pas au
début janvier, mais juste avant Noël.
La cigarette est finie, il faut retourner à la boîte, il
y a encore pas mal de boulot. Avant de sortir, on examine la reproduction
de peinture, un seul marin dans le bateau, avec juste la tête qui
dépasse sous la voile et le début dun bras rejeté
en arrière comme tenant la barre, la tête ocre, le toupet
de cheveux noirs, lemplacement de lil, le contour du
visage à peine élaboré, à peine quelques traits
de peinture horizontaux donnant limpression du mouvement. Au-dessus,
la voile gonflée de vent, vaste triangle gris clair, derrière
la côte est ébauchée, bleue, une tentation dîle
déserte.
On quitte la chambre, on saperçoit dans le miroir en descendant
lescalier, maigre silhouette, jambes en jean, blouson marron, mains
dans les poches, un visage impassible, figé, étranger. En
bas, lemployée nettoie lécran de lordinateur,
les gants roses en caoutchouc sont renfilés.
Bonne journée.
Oui, merci, à ce soir. |