Jean-Luc Bertini / Déroutes et démons

1 – Idée fixe (extrait)

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Je suis tourmenté par l’idée fixe du fugueur amoureux, du baladin romantique qui cherche la formule, couché sur des cartes d’atlas. Les coudes fichés dans les pliures du Capricorne, me voilà rattrapé par des désirs pérégrins quand les yeux escamotent les frontières d’une mosaïque de pays en couleurs. J’ai l’idée fixe, qui, lorsqu’elle vient nicher sous le front, parasite les cellules affectives, rationnelles, causant un désordre amoureux sans objet, un tohu-bohu sentimental qui pousse à prendre ses jambes à son cou et à foutre le camp en vitesse, et sans donner de raison surtout, car faudrait alors se justifier, argumenter, convaincre quand on ne l’est pas soi-même, et l’alchimie serait perdue. Partir, comme s’il fallait dans l’immédiat se mettre au vert, disparaître de la circulation. Dans le dos, une odeur de maison qui brûle. Se répéter la main posée sur quelque bréviaire du genre aventureux que tout voyage préserve des embolies mélancoliques grâce aux portes qu’il ouvre, aux passerelles qu’il jette, aux murs qu’il nous aide à sauter.
Or certains jours l’idée même de partir devient impossible, insensée, hors de portée. Les cartes que l’on tire du bonimenteur deviennent contraires : le dragon terrasse le troubadour. Rêvasser à sa fenêtre n’y change rien et aggrave plutôt la donne. Commence alors la saison chagrine des doutes, tournant les désirs comme des girouettes au sommet d’une tête qui en perd bientôt le nord, au point de renoncer au premier élan, au serment du départ, persiflant désormais du voyage et de son pouvoir à panser ses maux, à penser ces mots qu’il manque à lancer sur le tapis de la vie, que la promesse de la vie est ailleurs est à chasser très loin, à classer comme une affaire sans suite ; bref, de grandes incertitudes dans ce voyage nous font passer la main.
Certaines fois, quelques-uns vous trouvent songeur, mélancolique, raseur ; si on reste dans cet état, sûr, on est fichu, foutu, miné. Bon à soliloquer.
Alors on se justifie, on vante à la cantonade des départs possibles, on fixe des pays, des villes, on lance des dates probables ; triomphant, on clame à qui veut l’entendre qu’on est bien décidé à filer, que notre décision est prise, qu’on n’y reviendra pas, que c’est ainsi, bientôt oui très bientôt si on veut le savoir, le mois prochain peut-être, sûrement en fait, que cela a assez duré, et puis à la date fatidique on n’a pas bougé d’un pouce, reclus dans sa peur d’agir, les yeux jetés comme dés dans la cour à attendre le bon numéro ; mais on se garde cependant d’y renoncer à ce chiffre porte bonheur, à ce départ, à ce voyage qu’on espère encore immédiat en vérité ; et les questions sournoises nous tombent dessus en grasses giboulées : pourquoi filer seul ? quelle mouche t’a piquée ? et pour aller où d’ailleurs, tu pars quand ? Et nous voilà bien embarrassés, coincés devant ce jury légitime en somme, et on regrette aussitôt d’avoir parlé, d’être allé vendre la mèche dans un moment de grande confusion ou de solitude, dans un de ces moments où fabuler une vie plus trépidante relève du péché d’orgueil. Puis après d’impuissantes plaidoiries, on en a presque usé tout le suc - le sac - nécessaire du départ. Aussi, s’il existe une formule, elle commande de se taire, pour cesser de croire dans ces mots aux fuseaux qui retardent, et de mettre fissa les bouts cap au monde.
On parle de fourmis dans les jambes lorsqu’elles battent une mesure, un tempo grippé. L’expression colle à l’excitation, à la fièvre qui parcourent mes deux abatis de frissons de course, les rendant soudain prêtes à l’abattage. En tout cas de l’animalité dans les jambes, le corps entier monté au diapason, parce que je me sens souvent tout à la fois chien cheval oiseau ; l’impatience au ventre de courir la vie hors de ses murs pour céder à l’attraction des tropiques, comme un frais désir d’apesanteur.
L’envie de vivre la Vie dangereuse passe par une volonté inavouable d’être seul pour se purger du rapport pourtant innocent à l’autre, goûter sa solitude comme une ambroisie de dieux irresponsables. Etre seul pour faire le tri avec ce double qui vit reclus dans les périphéries de la conscience, cet étranger n’aspirant qu’à des rôles de fuyard. Je lirai, longtemps après le départ, dans le train de nuit qui m’emmène en Sicile, une devise de Pascal : " Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste. " L’implacable sentence vient cautionner à rebours ce voyage. Je fuis par faiblesse sans doute, fuis parce qu’incapable de faire, de fuir autrement qu’en remontant le mécanisme de mes jambes, comme s’il pouvait me ramener à une source intime, originelle, où il serait enfin possible de localiser la panne.
Un jour, j’ai donc mis fin aux battements de l’idée fixe en obéissant à son premier commandement. J’ai disparu pour de bon.
Ce soir, je m’en vais ainsi remonter le mécanisme de mon horloge privée, et voir là-bas qui je fus, pour tenter d’apprendre qui je suis.
Gare de Lyon. Impression vive d’entrer dans les entrailles d’une ville en miniature où chacun paraît s’occuper à regarder sa montre, à lorgner du côté de la loterie des tableaux de départs et d’arrivées, ou encore à traquer un visage au milieu d’une foule sans queue ni tête, que je traverse en paria. Car déjà me saisit la peur de disparaître, de quitter des coulisses familières pour un voyage extravagant. A cause du physique encombré de frayeurs, la petite musique hardie du départ ne prend pas ; et la question du si j’avais tort revient sur le tapis tous les trois pas. Et si mon tort n’était au fond qu’une sotte croyance romantique dans les largesses du voyage ? Toute pérégrination lui cède fatalement une part. Départ sur de fausses notes me dis-je à huis clos, mais l’instrument s’accorde à peine. L’euphorie primitive se fait malmener par une culpabilité de situation, synonyme évident d’un égoïsme solide. De la jubilation à la détresse, il n’y a pas loin à pousser. Cas de conscience insoluble. Continuer alors de se jurer en secret que salubre est le mouvement.
Les quelques jours qui précédaient mon départ, j’entendais un peu partout des amis me lancer des bon voyage, bonne route, des bon vent d’encouragements ; c’est peut-être bien là l’ennui, car leur gentille bénédiction vient refouler ma joie : faut être davantage enragé pour partir, et je n’y parviens pas. Sur le quai de la gare, la bizarre sensation de tirer les wagons d’une vie chagrine, qui pèsent leur poids, au point d’en ralentir l’équipage. Pressé de bazarder leurs chiendents en route. Et puis Nathalie, dont je partage la vie depuis presque quatre années, un peu plus pâle pour l’occasion, a tenu à m’accompagner, ce qui n’a rien arrangé à mes affaires du moment. Une fanfare tartuffe est venue sonner son récital, entouré d’un tralala de sons chauds et mielleux. C’est au menu de chaque départ, pas moyen d’y échapper ; au reste, comme la gare se prête à ce genre d’émotion, pas étonnant alors que le mélo ait empli nos têtes de grands enfants.
Et c’est l’amour enfin avec sa partition de mots tendres et frelatés qu’on a lus ensemble sur nos bouches, fermant ainsi l’hémorragie. Je ne savais quoi choisir des pleurs ou des rires ; la combinaison eut provoqué à coup sûr un très bel arc-en-ciel. On s’est ensuite détachés, sans mots superflus. Je voulais lui dire que j’étais triste de filer en même temps que je me sentais me dépouiller d’un plastron très lourd ; lui rappeler aussi, si besoin était, qu’une autre vie parfois me manque, moins conventionnelle, un brin plus sauvage, plus vagabonde, une vie à la mesure de mes rêves, qui sont toujours trop grands.
Je la fixe de ma fenêtre comme l’héroïne de mon petit écran. Le train se met en branle, pendant que sur le quai elle allonge la foulée, revient à notre hauteur, puis renonce soudain, battue de vitesse ; son image recule alors, gommée derrière la vitre, aspirée par la gare. La bouche collée à la vitre j’articule au revoir, puis murmure deux mots qui impriment leurs cercles de buée, achevant sa disparition.
Je me rends compte qu’à ce nouveau voyage je prête une vigilance plus accrue, plus obstinée, à cause de cette manière d’observer, de cette manie de fouiller, de noter qu’on dirait nouvelle. L’entêtement tenace de ne rien laisser passer. J’ai mon carnet déjà en main, prenant ces premiers mots au vol qui signalent mon effervescence, ma fébrilité. Ecrire le voyage, écrire mon voyage, comme s’il fallait déjà prendre des précautions pour éviter ce que je vais de toute façon oublier. Tout voyage ne finit-il pas toujours par ne ressembler qu’à une poignée de sable dans la main ?
Voyager, écrire. Les deux pratiques sont chez moi jumelles, se valent dans l’arrachement, dans l’à-coup : si j’écris sagement - et banalement - avec l’illusion de ralentir la fuite du temps, faire durer des manifestations émotives, des instantanés poétiques et conserver plus près, plus proche tout un pré de sensations, j’écris aussi comme si cette marotte devait réussir à me faire mieux voyager. Ces apostilles qu’en flâneur tourmenté je consigne sur un carnet ou tout autre bout de papier, aident également à me distraire. S’il est vrai qu’on écrit pour être moins désespérément seul, ces lettres deviendraient finalement notre propre correspondance. Mais dire mieux pourquoi je me prête à cet examen de conscience, ne saurait valablement se réduire à quelque formule. La chose, au demeurant, est bien plus difficile à démêler.
*
En gare de Desenzano, j’embrasse des cousins que je remercie au passage pour un dîner en ville, souverainement arrosé. Ma semaine fut toute occupée en visites car par ici il ne manque pas de porte où cogner ; aussi il a fallu planifier ; aller saluer une armée d’oncles et de tantes, entourés chacun d’un bataillon de cousins, aux relèves déjà prêtes, demande en effet de l’organisation ; surtout ne pas oublier telle tante persifleuse, rendre visite à telle autre souffrante. A mesure que les années passent, la manœuvre devient de toute façon impossible à réussir. De l’avis des membres de ma famille lombarde, qui rejoint celui de l’Italien du nord en général, voyager dans les modestes conditions qui sont les miennes est une chose bien difficile à avaler, et à défendre. Le voyage doit éviter tout désagrément, martèlent-ils, et comment ne pas leur donner de tout cœur raison ? C’est pourquoi, le confort reste la meilleure garantie et l’unique antidote à prescrire me sermonne-t-on. Mais un sac à dos ne saurait rivaliser avec une roulotte et puis leur nécessité, leur route sont différentes, ai-je en vain appuyé. Après une succession d’audiences bon-enfant où j’ai défendu la bourlingue heureuse avec à chaque fois moins d’entrain, j’ai dû accepter l’évidence : si j’ai diverti beaucoup de monde, je n’ai convaincu personne. Ce que je ne cherchais d’ailleurs pas à faire, cela va sans dire.
Stations de Verona Porta Nuova, de Desenzano, de Firenze, d’Orbetello. Enfilade de gares d’un exotisme vocalique traversées en ombre chinoise. En quidam soucieux qui balise son chemin de repères qui sont comme les petits cailloux du conte que l’on sème, et que l’on aime derrière soi pouvoir après reprendre, j’inscris ces noms qui forment une première géographie ferroviaire. Porta Nuova. De cette porte neuve combien en aurais-je à franchir jusqu’à..., mais où suis-je en train d’aller ? Si le hasard veut bien m’épargner de trop mauvaises surprises, je descends au Caire où je compte fermement éviter la remontée disciplinaire du Nil ; quant au désert qui mange la majeure partie du pays, c’est une autre affaire, plus sérieuse celle-là.
A Vérone, j’entre dans un compartiment où se réveillent deux faux somnolents avachis sur une banquette qui n’attendaient on dirait qu’un auditeur pour continuer leur bavardage. Comprendre l’italien n’est pas toujours de tout repos ; impossible d’échapper à leur babil fait de préoccupations qui touchent autant au futur proche qu’à un passé composé de souvenirs ; un déballage de vie qui n’est certes pas triste, c’est vrai, mais qu’il m’importe peu pour l’heure d’entendre. J’aimerais au moins fermer un œil. Sonneries étouffées au fond de ma poche lorsque la petite aiguille pointe quatre heures ; c’est qu’on approche de Florence. Quand le train pénètre enfin en gare toscane, je suis debout, impatient dans le couloir, fin prêt à descendre pour attraper ma correspondance ; on ne se bouscule pas beaucoup sur le quai. Durant un quart d’heure d’attente je sautille un peu, moins pour me dégourdir que pour me réchauffer, allégé cependant du sac à dos. En voiture m’sieurs dames, je chantonne avec entrain, quand celui de Rome ralentit en gare. Aussitôt assis dans un compartiment, suivant à la lettre une vieille coutume, je plaque mon nez à la vitre, et tandis que le train reprend de la vitesse, je regarde le paysage lentement s’animer, et devenir une réalité bientôt fumeuse, impossible à décrire ; soudain ça n’est plus qu’une longue bande sombre projetée, comme la pellicule d’un film gâté et flou. Sur la vitre-écran j’ai l’impression de remonter le film de ma vie, au travers d’un cadre expérimental où s’embrouille toute émotion, comme si un équilibre parfait se produisait entre ce que je vis et éprouve ; difficile à traduire, à raconter. A compter d’aujourd’hui je saisis que je suis devant ma fuite, face à face, j’assiste à mon déménagement en voyant mon visage passer sur les versants d’un monde ininterrompu et occulte. A ce moment précis, l’oreille pleine du vacarme mélodieux de la machine, je réalise pleinement ce qui est en train de m’arriver : une prise de conscience oblique de ma vie. Je pars, et ne vais plus cesser dès lors de le faire, rattraper la vie qui manque, ou que l’on croit toujours.
Emplissant l’air de tintements aigus, les cloches frappent huit heures lorsque je sors de la gare de Sienne. Gris le ciel. Sienne me reçoit sans fanfare, sans ce fard radieux que j’attendais du ciel et dont j’espérais une rime en bleu. La ville, évaporée en partie sous une bruine d’argile blanc paraît avoir perdu une moitié de son hospitalité. De la gare, je remonte la rue par la gauche, qui doit bien mener à l’occasion vers une auberge de jeunesse, mais lorsque, plus très sûr de moi j’interroge une vieille dame qui dodeline en route – " est-ce bien le chemin qui y mène ? " -, elle me répond que je n’y suis pas du tout, qu’il faut redescendre, qu’il fallait tourner bien avant jeune homme ; et de proposer cavalièrement de la suivre. Obéissant, je refais le chemin inverse en sa muette compagnie, puis la libère bientôt quand elle me désigne de la main le passage à prendre, qu’elle accompagne de nouvelles instructions, qu’à dire vrai j’ai à peine entendues, tant je l’ai surtout observée déployer ses gentilles manières.
L’auberge de jeunesse trouvée, une méchante bâtisse construite assez à l’écart du centre dans une zone d’urbanisation nouvelle, je ne m’attarde guère ; dans un dortoir d’une vingtaine de lits, qui ont leur matelas inoccupés, je jette mon barda sur l’un d’eux, près de la fenêtre, et me hâte de rejoindre le centre, une besace birmane en bandoulière. J’ai marché longtemps, sans but précis, obsédé par un désir immodéré de voir, marché au reste sans fatigue, un peu ivre déjà par ce vagabondage, marché d’un seul souffle, à l’étourdie, et ces pas ont commencé à déchiffrer une ville mamelonnée, serpentine et arc-boutée sur elle-même. Rues et places se sont succédées pareilles au même décor qu’un machiniste aurait inlassablement tourné. Peut-on évoquer Sienne, faire sienne cette cité de briques aux pigments d’une terre ocre, rouge et parfois jaune ? Je ne sais. Mes souvenirs se jouent des précisions comme s’ils s’en moquaient. Avec netteté je revois cependant ses figurines fétiches : gueules de lions qu’on saisit à pleine main sur les portes, et ses statues haut perchées de la Louve, animal familier des jardins, reconnaissables à ses deux jumeaux pendus aux tétines. Me reviennent les lignes et les courbes fauves de la ville en même temps qu’une forte impression de bascule, de sensualité et de raffinement, bien difficile à oublier la nuit venue.
Ayant ainsi parcouru son complexe cadastre avec une urgence gourmande, comme si je devais quitter la ville le soir même, impressionné par toutes ces églises qui secouent mon athéisme fragile, je me demande pourtant si ma présence ne fut pas un rêve ébloui, un fantasme de géographe.
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Il me faut plusieurs jours pour réussir à mieux me diriger en ville, et à peine plus pour intégrer ses réseaux urbains qui se raccordent aux places d’où les temples du sacré sont bâtis, et où je ne manque pas, à chaque fois que je passe, d’aller regagner du souffle.
Si l’on réussit à se détacher de l’attraction de la Piazza del Campo, par les rues tranquilles del Fusari et de di Diaccetto qui longent par derrière l’édifice du Palazzo Publico, c’est pour dégringoler ensuite vers une source invisible, le corps lâché dans de raides dédales, disparaissant par instant sous des porches qui bâillent comme des gorges ; puis, flexible, on remonte la rue auprès de l’immense San Domingo, grâce à l’effet balançoire que seules les villes construites à flanc de collines permettent.
Depuis le sanctuaire de Sainte Catherine, le duomo S. Maria Assunta paraît porté à bout de bras par la ville, levé en une offrande au ciel. Ses zébrures la gratifient d’un aspect anachronique, décalé, à cause peut-être des deux siècles qu’a demandé l’achèvement de ce mammouth baroque. C’est Montesquieu qui préconisait de se hisser sur la meilleure branche pour mieux observer la ville. Nous y voilà. Plus à l’est, la tour blanche del Mangia, émerge tel un phare, au milieu d’une houle de toits. Car au-dessous, les maisons se serrent les coudes semblant protéger ses habitants troglodytes des mystères du ciel. Des persiennes impeccablement peintes, en vert le plus souvent, égayent idéalement le paysage. Peu de linges aux fenêtres trahit à coup sûr la mauvaise saison.
Il est tard quand je maraude encore en ville. Fagoté comme je le suis, et encanaillé par une barbe récente, des regards me toisent maintenant avec une réserve méfiante. Mon blouson acheté aux puces de Vanves trois années plus tôt - trop court de manches et d’un cuir défraîchi comme le sont certains murs de la ville - a tôt fait de me classer parmi les profils indésirables (un contrôle poli de police m’en a convaincu).
Les femmes, miroir d’une Italie précieuse, paradent pareilles à d’éternelles coquettes. Une rivalité invisible les force à surenchérir en falbalas clinquants ; dans les rues, leur rencontre prend des airs de joutes courtoises et cruelles. Leur couronnement est à ce prix. Je les examine comme des pécheresses désirables, qui réveillent en moi de vieux démons de monarque sans royaume. Ecrire ne réussira qu’à les rappeler. Leur corps enveloppé de fourrure dessine à terre les autres figures du bestiaire toscan, que je me sens prêt, pour un soir au moins, à chasser timidement.
Un groupe de gens bruyants descend la via della Cita, en direction de l’église ; or, passés son seuil, pas même leur murmure n’est audible. Sous leur influence collective, je suis tenté de les suivre, mais y renonce en définitive. Car mon dieu est pour ainsi dire ailleurs, et au reste j’aurais grande envie qu’il se manifeste, parce que ce soir, je n’en mène pas bien large ; l’envie d’une messe chaleureuse me fait marmonner à voix basse quelque imprécation poétique, assis sur les marches glaciales d’un perron.
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Un méchant brouillard emmitonnant la cité depuis bientôt trois jours a eu raison de ma patience, et me contraint à gagner le sud sans tarder. Adieu donc Sienne, avec un regret pourtant : celui de n’avoir pu m’échapper dans sa campagne qui s’étend tout autour telle une belle chevelure de femme, afin de pousser jusqu’à Puggia, San Giminiano ou Monteriggioni ; mais trop besoin pour l’heure de changer de ciel, et puis le coeur gèle ici. Le sud promet un meilleur climat, c’est son rôle de figurer un pôle attractif ; l’aiguille nerveuse de ma boussole intime l’a compris en le visant désormais de sa flèche.J’ai bien failli cependant louper ma sortie, comme j’avais un peu raté mon entrée. Je comptais prendre le bus, et j’attendais fermement son passage à un arrêt, en ignorant superbement le tableau des horaires. Ayant pris mes dispositions - une demi heure d’avance – je me croyais à l’abri de tout affolement superflu. Je patientais, donc. Puis, il arriva ce qui se produit illusoirement parfois : le temps avait fait un bond (bizarre sentiment quand même que celui d’éprouver une précipitation du temps). A ma montre, les aiguilles semblaient s’être affolées. Je me languissais, plus très sûr de faire le bon choix, tentant de me persuader que le bus devait arriver d’une minute à l’autre ; je n’avais plus vraiment le choix au reste, vu que le bénéfice de l’avance était perdu. Je flairais la banqueroute. Je jetais de vifs coups d’œil à la route, bientôt sûr de voir émerger sa calandre, quand je pris soudain conscience qu’il ne viendrait plus, que son chauffeur fumait peut-être une roulée quelque part avec un collègue ; j’étais coincé là, et si je ne voulais pas perdre le train, il me fallait à tout prix réagir vite, prendre une décision. J’ai paniqué sans exagération - en bousculant l’ensemble des solutions envisageables ; hélé le premier passant pour lui poser une série de questions décousues " pourquoi toujours pas de bus ? c’est normal ? long le chemin jusqu’à la gare à pied ? combien de temps, vous en avez bien une idée ? et un raccourci ? non aucun, c’est vraiment sûr ? n’existe-t-il que cette route-ci ? en êtes-vous bien certain ? " ; et à mesure que l’entretien avançait je réalisais que je perdais un temps précieux, inestimable, que je n’étais pas plus avancé, car même s’il s’était montré coopérant, disons-le sans manière, il ne savait fichtrement rien. Aussi, j’ai libéré sans façon ce quidam dont l’aide n’avait pas été d’un grand prix, le remerciant à distance, à moitié à reculons, comme il sied aux gens pressés, et à la fin je me suis retourné et ai fui à toute jambes à la gare, par la route la plus simple et la plus longue aussi, avec le sac à dos gîtant à me jeter par terre.
Et ce qui ne devait pas arriver, advint pourtant. J’eus mon train. De grandes enjambées, relayées par plusieurs pas de course (dans ces moments là on sait confusément qu’un mètre compte), m’avaient finalement tiré d’affaire, et c’est haletant et claqué que je parvins à la stazione, où le train pointait tout juste son museau.
Derrière la vitre, le visage en nage, oui en âge de comprendre que je quitte une amante qui se sera montrée plutôt réservée, je souris béatement. Les jambes encore tremblantes, le souffle coupé, je me félicite en mon for intérieur de ce mini exploit, me sens d’humeur joyeuse et dans un tel état qu’il me viendrait facilement l’idée de raconter à mon voisin d’en face (le seul) affublé de fortes moustaches de moujik mangeant ses joues de poulet, pourquoi j’ai l’air si enjoué, combien cela m’a coûté d’efforts de gagner la gare (figurez-vous presque quatre kilomètres), et combien je suis heureux d’être là, à ses côtés, façon de parler ; qu’en exagérant la note, j’affirmerais revenir de loin ; lui révéler aussi, en pondérant, qu’en définitive ça n’eut pas été si tragique de laisser filer ce train comme je semble en donner l’impression, qu’un train en cache souvent un autre, que le système fonctionne ainsi d’ailleurs, mais il aurait fallu que j’engage une sérieuse plaidoirie de la partance, qui tente de prouver qu’au désir implacable de partir, aucun barrage ne résiste ; qu’au cœur du départ sourd une violence animale, symbolique et inflexible, qui vient peut-être d’un rejet inopiné du lieu. Je mesure ainsi en un clin d’œil ce qu’il faudrait lui dire, au moustachu d’en face, pour rester clair, sinon cohérent.
Le train pouvait maintenant partir, j’avais réussi.