Je suis tourmenté
par lidée fixe du fugueur amoureux, du baladin romantique
qui cherche la formule, couché sur des cartes datlas. Les
coudes fichés dans les pliures du Capricorne, me voilà rattrapé
par des désirs pérégrins quand les yeux escamotent
les frontières dune mosaïque de pays en couleurs. Jai
lidée fixe, qui, lorsquelle vient nicher sous le front,
parasite les cellules affectives, rationnelles, causant un désordre
amoureux sans objet, un tohu-bohu sentimental qui pousse à prendre
ses jambes à son cou et à foutre le camp en vitesse, et
sans donner de raison surtout, car faudrait alors se justifier, argumenter,
convaincre quand on ne lest pas soi-même, et lalchimie
serait perdue. Partir, comme sil fallait dans limmédiat
se mettre au vert, disparaître de la circulation. Dans le dos, une
odeur de maison qui brûle. Se répéter la main posée
sur quelque bréviaire du genre aventureux que tout voyage préserve
des embolies mélancoliques grâce aux portes quil ouvre,
aux passerelles quil jette, aux murs quil nous aide à
sauter.
Or certains jours lidée même de partir devient impossible,
insensée, hors de portée. Les cartes que lon tire
du bonimenteur deviennent contraires : le dragon terrasse le troubadour.
Rêvasser à sa fenêtre ny change rien et aggrave
plutôt la donne. Commence alors la saison chagrine des doutes, tournant
les désirs comme des girouettes au sommet dune tête
qui en perd bientôt le nord, au point de renoncer au premier élan,
au serment du départ, persiflant désormais du voyage et
de son pouvoir à panser ses maux, à penser ces mots quil
manque à lancer sur le tapis de la vie, que la promesse de la vie
est ailleurs est à chasser très loin, à classer comme
une affaire sans suite ; bref, de grandes incertitudes dans ce voyage
nous font passer la main.
Certaines fois, quelques-uns vous trouvent songeur, mélancolique,
raseur ; si on reste dans cet état, sûr, on est fichu, foutu,
miné. Bon à soliloquer.
Alors on se justifie, on vante à la cantonade des départs
possibles, on fixe des pays, des villes, on lance des dates probables
; triomphant, on clame à qui veut lentendre quon est
bien décidé à filer, que notre décision est
prise, quon ny reviendra pas, que cest ainsi, bientôt
oui très bientôt si on veut le savoir, le mois prochain peut-être,
sûrement en fait, que cela a assez duré, et puis à
la date fatidique on na pas bougé dun pouce, reclus
dans sa peur dagir, les yeux jetés comme dés dans
la cour à attendre le bon numéro ; mais on se garde cependant
dy renoncer à ce chiffre porte bonheur, à ce départ,
à ce voyage quon espère encore immédiat en
vérité ; et les questions sournoises nous tombent dessus
en grasses giboulées : pourquoi filer seul ? quelle mouche ta
piquée ? et pour aller où dailleurs, tu pars quand
? Et nous voilà bien embarrassés, coincés devant
ce jury légitime en somme, et on regrette aussitôt davoir
parlé, dêtre allé vendre la mèche dans
un moment de grande confusion ou de solitude, dans un de ces moments où
fabuler une vie plus trépidante relève du péché
dorgueil. Puis après dimpuissantes plaidoiries, on
en a presque usé tout le suc - le sac - nécessaire du départ.
Aussi, sil existe une formule, elle commande de se taire, pour cesser
de croire dans ces mots aux fuseaux qui retardent, et de mettre fissa
les bouts cap au monde.
On parle de fourmis dans les jambes lorsquelles battent une mesure,
un tempo grippé. Lexpression colle à lexcitation,
à la fièvre qui parcourent mes deux abatis de frissons de
course, les rendant soudain prêtes à labattage. En
tout cas de lanimalité dans les jambes, le corps entier monté
au diapason, parce que je me sens souvent tout à la fois chien
cheval oiseau ; limpatience au ventre de courir la vie hors de ses
murs pour céder à lattraction des tropiques, comme
un frais désir dapesanteur.
Lenvie de vivre la Vie dangereuse passe par une volonté inavouable
dêtre seul pour se purger du rapport pourtant innocent à
lautre, goûter sa solitude comme une ambroisie de dieux irresponsables.
Etre seul pour faire le tri avec ce double qui vit reclus dans les périphéries
de la conscience, cet étranger naspirant quà
des rôles de fuyard. Je lirai, longtemps après le départ,
dans le train de nuit qui memmène en Sicile, une devise de
Pascal : " Il faut se connaître soi-même : quand cela
ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à
régler sa vie, et il ny a rien de plus juste. " Limplacable
sentence vient cautionner à rebours ce voyage. Je fuis par faiblesse
sans doute, fuis parce quincapable de faire, de fuir autrement quen
remontant le mécanisme de mes jambes, comme sil pouvait me
ramener à une source intime, originelle, où il serait enfin
possible de localiser la panne.
Un jour, jai donc mis fin aux battements de lidée fixe
en obéissant à son premier commandement. Jai disparu
pour de bon.
Ce soir, je men vais ainsi remonter le mécanisme de mon horloge
privée, et voir là-bas qui je fus, pour tenter dapprendre
qui je suis.
Gare de Lyon. Impression vive dentrer dans les entrailles dune
ville en miniature où chacun paraît soccuper à
regarder sa montre, à lorgner du côté de la loterie
des tableaux de départs et darrivées, ou encore à
traquer un visage au milieu dune foule sans queue ni tête,
que je traverse en paria. Car déjà me saisit la peur de
disparaître, de quitter des coulisses familières pour un
voyage extravagant. A cause du physique encombré de frayeurs, la
petite musique hardie du départ ne prend pas ; et la question du
si javais tort revient sur le tapis tous les trois pas. Et si mon
tort nétait au fond quune sotte croyance romantique
dans les largesses du voyage ? Toute pérégrination lui cède
fatalement une part. Départ sur de fausses notes me dis-je à
huis clos, mais linstrument saccorde à peine. Leuphorie
primitive se fait malmener par une culpabilité de situation, synonyme
évident dun égoïsme solide. De la jubilation
à la détresse, il ny a pas loin à pousser.
Cas de conscience insoluble. Continuer alors de se jurer en secret que
salubre est le mouvement.
Les quelques jours qui précédaient mon départ, jentendais
un peu partout des amis me lancer des bon voyage, bonne route, des bon
vent dencouragements ; cest peut-être bien là
lennui, car leur gentille bénédiction vient refouler
ma joie : faut être davantage enragé pour partir, et je ny
parviens pas. Sur le quai de la gare, la bizarre sensation de tirer les
wagons dune vie chagrine, qui pèsent leur poids, au point
den ralentir léquipage. Pressé de bazarder leurs
chiendents en route. Et puis Nathalie, dont je partage la vie depuis presque
quatre années, un peu plus pâle pour loccasion, a tenu
à maccompagner, ce qui na rien arrangé à
mes affaires du moment. Une fanfare tartuffe est venue sonner son récital,
entouré dun tralala de sons chauds et mielleux. Cest
au menu de chaque départ, pas moyen dy échapper ;
au reste, comme la gare se prête à ce genre démotion,
pas étonnant alors que le mélo ait empli nos têtes
de grands enfants.
Et cest lamour enfin avec sa partition de mots tendres et
frelatés quon a lus ensemble sur nos bouches, fermant ainsi
lhémorragie. Je ne savais quoi choisir des pleurs ou des
rires ; la combinaison eut provoqué à coup sûr un
très bel arc-en-ciel. On sest ensuite détachés,
sans mots superflus. Je voulais lui dire que jétais triste
de filer en même temps que je me sentais me dépouiller dun
plastron très lourd ; lui rappeler aussi, si besoin était,
quune autre vie parfois me manque, moins conventionnelle, un brin
plus sauvage, plus vagabonde, une vie à la mesure de mes rêves,
qui sont toujours trop grands.
Je la fixe de ma fenêtre comme lhéroïne de mon
petit écran. Le train se met en branle, pendant que sur le quai
elle allonge la foulée, revient à notre hauteur, puis renonce
soudain, battue de vitesse ; son image recule alors, gommée derrière
la vitre, aspirée par la gare. La bouche collée à
la vitre jarticule au revoir, puis murmure deux mots qui impriment
leurs cercles de buée, achevant sa disparition.
Je me rends compte quà ce nouveau voyage je prête une
vigilance plus accrue, plus obstinée, à cause de cette manière
dobserver, de cette manie de fouiller, de noter quon dirait
nouvelle. Lentêtement tenace de ne rien laisser passer. Jai
mon carnet déjà en main, prenant ces premiers mots au vol
qui signalent mon effervescence, ma fébrilité. Ecrire le
voyage, écrire mon voyage, comme sil fallait déjà
prendre des précautions pour éviter ce que je vais de toute
façon oublier. Tout voyage ne finit-il pas toujours par ne ressembler
quà une poignée de sable dans la main ?
Voyager, écrire. Les deux pratiques sont chez moi jumelles, se
valent dans larrachement, dans là-coup : si jécris
sagement - et banalement - avec lillusion de ralentir la fuite du
temps, faire durer des manifestations émotives, des instantanés
poétiques et conserver plus près, plus proche tout un pré
de sensations, jécris aussi comme si cette marotte devait
réussir à me faire mieux voyager. Ces apostilles quen
flâneur tourmenté je consigne sur un carnet ou tout autre
bout de papier, aident également à me distraire. Sil
est vrai quon écrit pour être moins désespérément
seul, ces lettres deviendraient finalement notre propre correspondance.
Mais dire mieux pourquoi je me prête à cet examen de conscience,
ne saurait valablement se réduire à quelque formule. La
chose, au demeurant, est bien plus difficile à démêler.
*
En gare de Desenzano, jembrasse des cousins que je remercie au passage
pour un dîner en ville, souverainement arrosé. Ma semaine
fut toute occupée en visites car par ici il ne manque pas de porte
où cogner ; aussi il a fallu planifier ; aller saluer une armée
doncles et de tantes, entourés chacun dun bataillon
de cousins, aux relèves déjà prêtes, demande
en effet de lorganisation ; surtout ne pas oublier telle tante persifleuse,
rendre visite à telle autre souffrante. A mesure que les années
passent, la manuvre devient de toute façon impossible à
réussir. De lavis des membres de ma famille lombarde, qui
rejoint celui de lItalien du nord en général, voyager
dans les modestes conditions qui sont les miennes est une chose bien difficile
à avaler, et à défendre. Le voyage doit éviter
tout désagrément, martèlent-ils, et comment ne pas
leur donner de tout cur raison ? Cest pourquoi, le confort
reste la meilleure garantie et lunique antidote à prescrire
me sermonne-t-on. Mais un sac à dos ne saurait rivaliser avec une
roulotte et puis leur nécessité, leur route sont différentes,
ai-je en vain appuyé. Après une succession daudiences
bon-enfant où jai défendu la bourlingue heureuse avec
à chaque fois moins dentrain, jai dû accepter
lévidence : si jai diverti beaucoup de monde, je nai
convaincu personne. Ce que je ne cherchais dailleurs pas à
faire, cela va sans dire.
Stations de Verona Porta Nuova, de Desenzano, de Firenze, dOrbetello.
Enfilade de gares dun exotisme vocalique traversées en ombre
chinoise. En quidam soucieux qui balise son chemin de repères qui
sont comme les petits cailloux du conte que lon sème, et
que lon aime derrière soi pouvoir après reprendre,
jinscris ces noms qui forment une première géographie
ferroviaire. Porta Nuova. De cette porte neuve combien en aurais-je à
franchir jusquà..., mais où suis-je en train daller
? Si le hasard veut bien mépargner de trop mauvaises surprises,
je descends au Caire où je compte fermement éviter la remontée
disciplinaire du Nil ; quant au désert qui mange la majeure partie
du pays, cest une autre affaire, plus sérieuse celle-là.
A Vérone, jentre dans un compartiment où se réveillent
deux faux somnolents avachis sur une banquette qui nattendaient
on dirait quun auditeur pour continuer leur bavardage. Comprendre
litalien nest pas toujours de tout repos ; impossible déchapper
à leur babil fait de préoccupations qui touchent autant
au futur proche quà un passé composé de souvenirs
; un déballage de vie qui nest certes pas triste, cest
vrai, mais quil mimporte peu pour lheure dentendre.
Jaimerais au moins fermer un il. Sonneries étouffées
au fond de ma poche lorsque la petite aiguille pointe quatre heures ;
cest quon approche de Florence. Quand le train pénètre
enfin en gare toscane, je suis debout, impatient dans le couloir, fin
prêt à descendre pour attraper ma correspondance ; on ne
se bouscule pas beaucoup sur le quai. Durant un quart dheure dattente
je sautille un peu, moins pour me dégourdir que pour me réchauffer,
allégé cependant du sac à dos. En voiture msieurs
dames, je chantonne avec entrain, quand celui de Rome ralentit en gare.
Aussitôt assis dans un compartiment, suivant à la lettre
une vieille coutume, je plaque mon nez à la vitre, et tandis que
le train reprend de la vitesse, je regarde le paysage lentement sanimer,
et devenir une réalité bientôt fumeuse, impossible
à décrire ; soudain ça nest plus quune
longue bande sombre projetée, comme la pellicule dun film
gâté et flou. Sur la vitre-écran jai limpression
de remonter le film de ma vie, au travers dun cadre expérimental
où sembrouille toute émotion, comme si un équilibre
parfait se produisait entre ce que je vis et éprouve ; difficile
à traduire, à raconter. A compter daujourdhui
je saisis que je suis devant ma fuite, face à face, jassiste
à mon déménagement en voyant mon visage passer sur
les versants dun monde ininterrompu et occulte. A ce moment précis,
loreille pleine du vacarme mélodieux de la machine, je réalise
pleinement ce qui est en train de marriver : une prise de conscience
oblique de ma vie. Je pars, et ne vais plus cesser dès lors de
le faire, rattraper la vie qui manque, ou que lon croit toujours.
Emplissant lair de tintements aigus, les cloches frappent huit heures
lorsque je sors de la gare de Sienne. Gris le ciel. Sienne me reçoit
sans fanfare, sans ce fard radieux que jattendais du ciel et dont
jespérais une rime en bleu. La ville, évaporée
en partie sous une bruine dargile blanc paraît avoir perdu
une moitié de son hospitalité. De la gare, je remonte la
rue par la gauche, qui doit bien mener à loccasion vers une
auberge de jeunesse, mais lorsque, plus très sûr de moi jinterroge
une vieille dame qui dodeline en route " est-ce bien le chemin
qui y mène ? " -, elle me répond que je ny suis
pas du tout, quil faut redescendre, quil fallait tourner bien
avant jeune homme ; et de proposer cavalièrement de la suivre.
Obéissant, je refais le chemin inverse en sa muette compagnie,
puis la libère bientôt quand elle me désigne de la
main le passage à prendre, quelle accompagne de nouvelles
instructions, quà dire vrai jai à peine entendues,
tant je lai surtout observée déployer ses gentilles
manières.
Lauberge de jeunesse trouvée, une méchante bâtisse
construite assez à lécart du centre dans une zone
durbanisation nouvelle, je ne mattarde guère ; dans
un dortoir dune vingtaine de lits, qui ont leur matelas inoccupés,
je jette mon barda sur lun deux, près de la fenêtre,
et me hâte de rejoindre le centre, une besace birmane en bandoulière.
Jai marché longtemps, sans but précis, obsédé
par un désir immodéré de voir, marché au reste
sans fatigue, un peu ivre déjà par ce vagabondage, marché
dun seul souffle, à létourdie, et ces pas ont
commencé à déchiffrer une ville mamelonnée,
serpentine et arc-boutée sur elle-même. Rues et places se
sont succédées pareilles au même décor quun
machiniste aurait inlassablement tourné. Peut-on évoquer
Sienne, faire sienne cette cité de briques aux pigments dune
terre ocre, rouge et parfois jaune ? Je ne sais. Mes souvenirs se jouent
des précisions comme sils sen moquaient. Avec netteté
je revois cependant ses figurines fétiches : gueules de lions quon
saisit à pleine main sur les portes, et ses statues haut perchées
de la Louve, animal familier des jardins, reconnaissables à ses
deux jumeaux pendus aux tétines. Me reviennent les lignes et les
courbes fauves de la ville en même temps quune forte impression
de bascule, de sensualité et de raffinement, bien difficile à
oublier la nuit venue.
Ayant ainsi parcouru son complexe cadastre avec une urgence gourmande,
comme si je devais quitter la ville le soir même, impressionné
par toutes ces églises qui secouent mon athéisme fragile,
je me demande pourtant si ma présence ne fut pas un rêve
ébloui, un fantasme de géographe.
*
Il me faut plusieurs jours pour réussir à mieux me diriger
en ville, et à peine plus pour intégrer ses réseaux
urbains qui se raccordent aux places doù les temples du sacré
sont bâtis, et où je ne manque pas, à chaque fois
que je passe, daller regagner du souffle.
Si lon réussit à se détacher de lattraction
de la Piazza del Campo, par les rues tranquilles del Fusari et de di Diaccetto
qui longent par derrière lédifice du Palazzo Publico,
cest pour dégringoler ensuite vers une source invisible,
le corps lâché dans de raides dédales, disparaissant
par instant sous des porches qui bâillent comme des gorges ; puis,
flexible, on remonte la rue auprès de limmense San Domingo,
grâce à leffet balançoire que seules les villes
construites à flanc de collines permettent.
Depuis le sanctuaire de Sainte Catherine, le duomo S. Maria Assunta paraît
porté à bout de bras par la ville, levé en une offrande
au ciel. Ses zébrures la gratifient dun aspect anachronique,
décalé, à cause peut-être des deux siècles
qua demandé lachèvement de ce mammouth baroque.
Cest Montesquieu qui préconisait de se hisser sur la meilleure
branche pour mieux observer la ville. Nous y voilà. Plus à
lest, la tour blanche del Mangia, émerge tel un phare, au
milieu dune houle de toits. Car au-dessous, les maisons se serrent
les coudes semblant protéger ses habitants troglodytes des mystères
du ciel. Des persiennes impeccablement peintes, en vert le plus souvent,
égayent idéalement le paysage. Peu de linges aux fenêtres
trahit à coup sûr la mauvaise saison.
Il est tard quand je maraude encore en ville. Fagoté comme je le
suis, et encanaillé par une barbe récente, des regards me
toisent maintenant avec une réserve méfiante. Mon blouson
acheté aux puces de Vanves trois années plus tôt -
trop court de manches et dun cuir défraîchi comme le
sont certains murs de la ville - a tôt fait de me classer parmi
les profils indésirables (un contrôle poli de police men
a convaincu).
Les femmes, miroir dune Italie précieuse, paradent pareilles
à déternelles coquettes. Une rivalité invisible
les force à surenchérir en falbalas clinquants ; dans les
rues, leur rencontre prend des airs de joutes courtoises et cruelles.
Leur couronnement est à ce prix. Je les examine comme des pécheresses
désirables, qui réveillent en moi de vieux démons
de monarque sans royaume. Ecrire ne réussira quà les
rappeler. Leur corps enveloppé de fourrure dessine à terre
les autres figures du bestiaire toscan, que je me sens prêt, pour
un soir au moins, à chasser timidement.
Un groupe de gens bruyants descend la via della Cita, en direction de
léglise ; or, passés son seuil, pas même leur
murmure nest audible. Sous leur influence collective, je suis tenté
de les suivre, mais y renonce en définitive. Car mon dieu est pour
ainsi dire ailleurs, et au reste jaurais grande envie quil
se manifeste, parce que ce soir, je nen mène pas bien large
; lenvie dune messe chaleureuse me fait marmonner à
voix basse quelque imprécation poétique, assis sur les marches
glaciales dun perron.
*
Un méchant brouillard emmitonnant la cité depuis bientôt
trois jours a eu raison de ma patience, et me contraint à gagner
le sud sans tarder. Adieu donc Sienne, avec un regret pourtant : celui
de navoir pu méchapper dans sa campagne qui sétend
tout autour telle une belle chevelure de femme, afin de pousser jusquà
Puggia, San Giminiano ou Monteriggioni ; mais trop besoin pour lheure
de changer de ciel, et puis le coeur gèle ici. Le sud promet un
meilleur climat, cest son rôle de figurer un pôle attractif
; laiguille nerveuse de ma boussole intime la compris en le
visant désormais de sa flèche.Jai bien failli cependant
louper ma sortie, comme javais un peu raté mon entrée.
Je comptais prendre le bus, et jattendais fermement son passage
à un arrêt, en ignorant superbement le tableau des horaires.
Ayant pris mes dispositions - une demi heure davance je me
croyais à labri de tout affolement superflu. Je patientais,
donc. Puis, il arriva ce qui se produit illusoirement parfois : le temps
avait fait un bond (bizarre sentiment quand même que celui déprouver
une précipitation du temps). A ma montre, les aiguilles semblaient
sêtre affolées. Je me languissais, plus très
sûr de faire le bon choix, tentant de me persuader que le bus devait
arriver dune minute à lautre ; je navais plus
vraiment le choix au reste, vu que le bénéfice de lavance
était perdu. Je flairais la banqueroute. Je jetais de vifs coups
dil à la route, bientôt sûr de voir émerger
sa calandre, quand je pris soudain conscience quil ne viendrait
plus, que son chauffeur fumait peut-être une roulée quelque
part avec un collègue ; jétais coincé là,
et si je ne voulais pas perdre le train, il me fallait à tout prix
réagir vite, prendre une décision. Jai paniqué
sans exagération - en bousculant lensemble des solutions
envisageables ; hélé le premier passant pour lui poser une
série de questions décousues " pourquoi toujours pas
de bus ? cest normal ? long le chemin jusquà la gare
à pied ? combien de temps, vous en avez bien une idée ?
et un raccourci ? non aucun, cest vraiment sûr ? nexiste-t-il
que cette route-ci ? en êtes-vous bien certain ? " ; et à
mesure que lentretien avançait je réalisais que je
perdais un temps précieux, inestimable, que je nétais
pas plus avancé, car même sil sétait montré
coopérant, disons-le sans manière, il ne savait fichtrement
rien. Aussi, jai libéré sans façon ce quidam
dont laide navait pas été dun grand prix,
le remerciant à distance, à moitié à reculons,
comme il sied aux gens pressés, et à la fin je me suis retourné
et ai fui à toute jambes à la gare, par la route la plus
simple et la plus longue aussi, avec le sac à dos gîtant
à me jeter par terre.
Et ce qui ne devait pas arriver, advint pourtant. Jeus mon train.
De grandes enjambées, relayées par plusieurs pas de course
(dans ces moments là on sait confusément quun mètre
compte), mavaient finalement tiré daffaire, et cest
haletant et claqué que je parvins à la stazione, où
le train pointait tout juste son museau.
Derrière la vitre, le visage en nage, oui en âge de comprendre
que je quitte une amante qui se sera montrée plutôt réservée,
je souris béatement. Les jambes encore tremblantes, le souffle
coupé, je me félicite en mon for intérieur de ce
mini exploit, me sens dhumeur joyeuse et dans un tel état
quil me viendrait facilement lidée de raconter à
mon voisin den face (le seul) affublé de fortes moustaches
de moujik mangeant ses joues de poulet, pourquoi jai lair
si enjoué, combien cela ma coûté defforts
de gagner la gare (figurez-vous presque quatre kilomètres), et
combien je suis heureux dêtre là, à ses côtés,
façon de parler ; quen exagérant la note, jaffirmerais
revenir de loin ; lui révéler aussi, en pondérant,
quen définitive ça neut pas été
si tragique de laisser filer ce train comme je semble en donner limpression,
quun train en cache souvent un autre, que le système fonctionne
ainsi dailleurs, mais il aurait fallu que jengage une sérieuse
plaidoirie de la partance, qui tente de prouver quau désir
implacable de partir, aucun barrage ne résiste ; quau cur
du départ sourd une violence animale, symbolique et inflexible,
qui vient peut-être dun rejet inopiné du lieu. Je mesure
ainsi en un clin dil ce quil faudrait lui dire, au moustachu
den face, pour rester clair, sinon cohérent.
Le train pouvait maintenant partir, javais réussi. |