Hervé Chesnais / Casablanquer

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– Ecris et ne crois pas. Pourquoi veux-tu croire ? Tu n'as pas encore commencé.
– Par quel bout aborderai-je ce désordre ? Je suis à l'intérieur de ce désordre. Comment puis-je écrire sur lui ?
J'ai honte d'écrire sur cela. J'ai honte des gens qui se savent pas que j'écris sur eux, alors qu'ils essayent par tous les moyens de faire le silence sur cela.
Abdallah Zrika, Ecrire à Ben Msîk1

 

C'est ici, c'est le chaos, les tôles encastrées des bagnoles qui bombent, c'est le chaos, c'est ici que carambolent les taxis rouges qui sourient de leur plaie de rouille. Je crie ma peur sur la chaussée : il y naît un œuf d'ombre (nombre neuf) et la colombe noire troue d'un bec acéré le calcaire du capot d'où rien ne sort qu'un manque. Je casablanque, je casacrève, père, veuf et quasi orphelin, solitaire de mon enfant mort, je regarde la ville ricaner ses mendiants, couronner de princes en haillons le tas de mes ordures. Je sais que sa mère a vendu ses yeux, je sais que sa mère lui a crevé les tympans. Je casablanque, je casacours entre les lacis d'une médina qui s'effrite et l'orgueil enfumé d'immeubles dont les formes rêvent à Caracas, entre les serpentages des tuyaux bricolés et le regret quadrillé des colonies rationalistes –le nom du vieux Lyautey inscrit partout comme un tatouage– entre la cathédrale de béton blanc et la grande Mosquée dont le marbre bientôt flottera sur la mer, entre les arbres arrachés pour tracer de nouveaux encombres et les belles allées courbes qui s'ornent de villas, ma bouche cafardeuse croque l'insecte qui luit de ses élytres, humide des nuages que charrie l'Atlantique : je veux vivre la tension des choses, je veux dire la contradiction, la douceur des zelliges et des ailes de corbeaux. Mais si je souris aux gueux, ils laissent tomber leurs dents pour ne pas regretter ce qu'ils ne peuvent acheter. Entre la main de l'amputé, le sourire d'or de Fatimah, l'adolescente brune dont l'œil biche ainsi qu'une cuisse de pute enduite de blanc d'œuf et la corniche rouge qui prostitue des enfants maigres (comme mon genoux osseux dont la peau s'orne de paysages) façonnés par les coups, dont les lèvres sont cicatrices, je me couche épuisé. Je casablanque quand d'autres caracolent et je regarde ma gueule empirer chaque jour, toujours méconnaissable et blême, mauvaise glaise pétrie par les nuits casablancaises.


2

Tôt le matin la corniche, les pêcheurs fatigués sortent des égouts sombres leurs boyaux à la main. Dans les hôtels de stuc on remplit les piscines, et les putains sont hâves qui hèlent les taxis. Les bidonvilles autour du phare tremblent de la saumure où gisent les lépreux. Dans les cils des enfants le sel fond sur les lentes qu'ils écrasent d'une main gourde de trois doigts. Bethsaïda. N'attendez rien du roi, rien des saoudiens, rien de l'Amérique, rien des coopérants français. N'attendez rien. Personne n'est là pour aider. Personne n'est là pour plaindre. La plainte c'est le vent c'est le vent de la mer et le sable des plages adoucit le boulevard d'un enrobage ocré. Les grèves, elles sont désertes des combats de la nuit. La police est passée quand dormaient les cadavres. Des coureurs en satin flottent en foulant la misère des nuits. Oubliez tout. Devenez coureurs comme Saïd Aouita, qui n'était rien, il trône olympien dans sa villa d'Anfa. A quatre heures du matin les assassins des plages suspendent étourdis leurs crimes. Ivres de bière, fumeurs de khif, ils entendent des prières, ils pleurent prosternés ; chant des coqs, aboiements des chiens. La gloire de Dieu souffre une seule épithète. Des amants magnifiques ont joui cette nuit devant la presqu'île. La feuille de journal (Maroc-Soir) que l'humidité déchire, ne couvre plus le pare-brise, rien ne les protège de l'inquisition des phares. Dans les yeux de la fille, la larme du plaisir, la peur de la grossesse –elle a du sable autour du sexe. Il faut partir : on voit dans l'aube les murs chaulés du marabout sur l'isthme au ras des flots. Tôt le matin Casablanca, comme un piège à sommeil. J'ai roulé toute la nuit, après la fermeture des bars, j'ai roulé en veilleuses, j'ai cherché, je ne sais pas moi, l'ombre amicale d'une peau, la rondeur chaude d'une bouche. Je suis fatigué, seul, je mords une grenade, ma chemise est mouillée par la buée du matin. Je cherche un sommeil différent.


3

Je lance, osselets de hasard, mes mains. Qu'agripperont-elles, dans le soir de Casa ? —Le cri d'une femme égorgée, si bref, avec sa mort inscrite dans notre silence. Nous étions trois amis pétrifiés par le cri, plus court, ça ne pouvait pas exister. Plus fort, on n'imaginait pas. On avait trop bu (Arnaud et moi, en tous les cas), on n'a plus ri du tout. Sa mort sur nos trois dos, Zakaria, Hervé, Arnaud, son corps là quelque part, et plus un mot. Trois grands hâbleurs muets d'un seul coup, dessaoulés d'un seul cri. Je reprends mes phalanges dans la nuit de Casa. Je voudrais dormir. Je vis dans un quartier paisible. Mais ce cri ? —Rien. Du quotidien. La mort à Casa.

4

Le bus hier –C'est un aquarium avec des poissons tristes et des crabes farcis ! – il était bleu, le bus hier –il était vert, il était gris– il était surtout plein d'œufs gros d'éclosions monstrueuses –mais nécessaires, l'air de Casablanca réclame l'émeute– mais ils n'ont pas cassé, lorsqu'hier le bus bleu gris vert a renversé l'enfant de front. Le sang tachait sa chemise jaune, et son ballon a roulé, j'ai regardé le ballon rouler quand l'enfant s'est achevé, parce qu'il s'est achevé, comme le cheval de mon histoire, les palabres des vieux qui ceinturaient le corps d'un corps d'indifférence. C'était écrit, l'enfant les roues, le chauffeur qui crie son innocence, et je vois le ballon rouler à l'infini, et je crois un instant que ce ballon, c'est mon œil arraché.


5

Ça grouille de nouveau, la ville apprivoisée se réveille et me mord la langue, me réveille et me jette au Palm Beach, gueule de bouge où dansent des sauterelles le ventre contracté, une main sur l'abdomen, un doigt dans la bouche. Des putes dont la ceinture est ornée de dirhams glissent aux musiciens des billets verts et rouges : qu'ils les enivrent de stridences, que la transe les prenne, elles vont battre du pied, balancer leurs cheveux teints en blond vénitien. Les clients s'accrochent à leurs bières, tu peux boire pour pas cher ici, ici tu tombes sous la table, ici il y a toujours des hommes qui attendent pour pisser. Elles crient, les putes, et les hommes rient gras. Si ça cogne, le videur au tricot violet décrochera les ongles des Erynies hystériques, videra les blédards en se foutant de leur vessie pleine, de leurs couilles échauffées, ménagera l'honneur des notables, dignes jusqu'au coma éthylique. Qu'importe ! Ce soir les shirates dansent, ce soir elles chantent, et il me semble que je comprends leur langue. Casablanquez, shirates de satin, ce soir ils boiront tous à vos rivières, ils rêveront d'oasis, de luxure et de soie, casablanquez, je veux voir votre jambe où le demi bas plisse puisque vous martelez, lourdeurs fécondes, le plancher de cèdre. Casablanquez, putains sacrées qui rythment mes nuits blanches, guettez le prince arabe que vous attendez toutes, ce soir pas de taxi aux pneus lisses, ce soir ce sera limousine, chauffeur et palais de stuc. Je veux sentir les poils épilés de vos lèvres et l'odeur du linge que vous nouez autour du sexe et qui ne glisse que lorsque vous trépignez, les cheveux décolorés comme l'algue par l'iode, baignés par les courants de vos coutumes et c'est beauté que cette blondeur absurde, mobilité folle du col, caftan froissé, sueur aux plis qu'il doit cacher. Casablanquez chéries ignobles, il ne faut pas le reconnaître, le client dont la bague vous a cassé les dents, brillez de vos prothèses, oubliez la bière flag et la winston light que je n'ai pas offertes, buvez la sueur à saveur de teinture, oubliez la malédiction du père et les pleurs de la mère et la sœur qui est déjà morte, souriez au saoudien saoul comme un polonais, il vous ouvrira ses palais, sûr ! –pourvu qu'il prenne le vôtre. Casablanquez, mettez-y le prix, payez le joueur de luth à la mesure de son mépris, faites vous rembourser par le plus ivre des clients, qu'il vous paye au moins à boire. Souriez et retournez danser : insultez les hommes, vous en avez le droit, chantez les abandonnées les répudiées les mal mariées. Nommez les impuissants. Aucun ne se reconnaîtra.

6

Sur la presqu'île aride où prie le marabout –c'est un isthme phalloïde, une roche hérissée où des murs blancs s'effondrent– des femmes stériles prient pour que l'enfant paraisse sous l'œil des maris assis sur leurs capots. Des fous qu'on a enchaînés là attendent le départ de leurs démons intimes et la femme accroupie lime son vagin fatigué d'une pierre ponce grise qu'elle a cendré de poudre de scorpion séché. La femme aride crie, djellaba relevée, elle maudit le sperme infécond de l'époux, sûre qu'il ne peut entendre puisque l'océan s'abat, paroi de pierreries, comme un Jéricho liquide sur la presqu'île grise où le marabout prie.


7

Casablanca dont les nuits froides mouillent les plâtres et les marbres s'embrume, et, indécises les voitures glissent sur la poussière grasse dont l'asphalte est enduit. Laisse moi dormir, je sais, la reine Elizabeth t'a offert de belles ambulances moutarde avec des hurleurs et des flashballs rouges égorgeant le brouillard, laisse moi dormir, à quoi bon ? Certes, tu stries la nuit mais l'enfant dont l'œil pend hors du brancard sera mort à l'arrivée. Je ne veux pas entendre le "mektoub !" qui t'arrange, je sais que ce n'est pas pour l'enfant que tu fonces, mais pour sauver les apparences, stridences qui rebondissent sur les murs du sommeil, courts éclats rouges, ta vitesse incendie les fausses façades qui masquent en gros les bidonvilles, manifestent la peur du pauvre. Laisse moi dormir, tu sais qu'à la polyclinique ils n'auront pas le sang ou alors pas le bon, l'enfant transbordé au tréfonds d'un couloir –ses vêtement de pauvre lui ferment les chambres. Ne parle plus du destin, n'évoque plus la gloire de Dieu : le jeune pouilleux, son œil a rompu les amarres et roule comme une agate sur le sol selon les virages. Pleure chauffeur d'ambulance et balance ton cri, sirène ralentie d'un bateau jaune sale qui glisse lentement sur l'eau noire de la rue. Laisse moi dormir et pense aux lacérations que la mère arborera demain, et le père il pleurera puisqu'il s'agit d'un fils. Tu cherches des blasphèmes et tu n'en trouves pas tandis qu'en deuil de mon sommeil, j'attends le murmure d'autres morts. Casa me les prodiguera.


8

Dans Casa son appartement, dans le salon le coin qui lui sert d'accroupissoir les soirs où Casa l'insupporte, lorsque la nuit s'égoutte et qu'il guette ses larmes pour s'autoriser, morne, le calmant qu'il désire : Casa l'a cassé. S'abrutir. La paix. Il rêve de l'aile imbécile, du bonheur des pierres.


9

Intoxiqué, keftahs avariées, nouilles où grouillent les charançons, sale comme un peigne, je vomis une villa blanche qui n'est pas belle mais coloniale à colonnades torsadées, semblables à mon colon coudé qui sème en paix des oliviers confits dans la tuyauterie bruyante des latrines. Pourtant je ne suis pas –encore– ce corps de blanc qui pue comme la silve équatoriale. Un blanc ne pourrit pas si vite : il faut du temps pour s'habituer à être blanc. Je sens pourtant déjà la venaison qui faisande mes congénères, mes aînés, mes pères pâles… Ce sont de patients initiateurs. Au Club d'Afrique Française, j'apprends la haine des arabes. On m'inocule en douceur les germes nécessaires à ma métamorphose. Bientôt blanc clair sous le soleil des plages, je puerai comme ceux dont les fils font du surf plus blonds que des californiens, dont les épouses n'engagent que des bonnes musulmanes (parce qu'elles volent moins quand elles sont pratiquantes), j'exploiterai la misère en souriant, et qui sait ? j'aurai un athée comme paillasson (dont j'aurai scié les mains pour qu'il ne vole rien).


10

J'avais un fils, qu'il dit, le Pied-Noir ivre, je ne sais plus son nom, non je ne sais plus rien sinon qu'il croquait des lézards les nuits sans lune, des lézards dont les queues tressautaient hors des lèvres comme des petits sexes vertébrés, que ça m'en foutait la trouille lorsque je rentrais de la chasse du Souss, avec ma part de sanglier. S'il n'a plus de nom c'est ma faute, il faisait sombre, et j'ai eu trop peur un soir de murge, je l'ai écrasé contre le mur, un soir où ma chambre grouillait de blattes, d'un coup de sandales j'ai éclaté mon fils et n'ai plus vu de cafards courir mais son corps translucide, médusé, adhérer à la chaux comme un margouillat dort. S'il avait grandi, je lui aurais appris la chasse, il aurait fait du sport, du tennis au C.A.F., du surf à Essaouira. J'avais un fils, qu'il dit, le Pied-Noir ivre. Il a sa bouteille dans chaque cabaret. Il regarde le faux diamant coincé dans le nombril de la danseuse de ventre : la bouteille vide, il lui semble que sa vie s'y décompose, il en sort une queue de lézard bleu.

11

Ce jour est rouge et c'est de sang. Par la ville sèche, coule, bouillonne, de l'interstice des dalles jusqu'aux égouts engorgés la soupe rubiconde des moutons égorgés –odeur sucrée de protéine. le boucher passe et partout son couteau fend l'aorte et c'est le beau fleuve rouge de sang. Ce jour est rouge, à en coller aux pieds. Prêtres tachés du sacrifice, incisez les bêlements jusqu'au rauque des gorges, que la mer en rougisse, qu'on ait enfin la paix. Moi ? En ce jour je chante la joie des cafards et l'appétit des crabes.