Claudine Galéa / Eric

Claudine Galéa vit et théâtre à Marseille - l'extrait ci-dessous est le début d'un texte à paraître prochainement...

ici une biblio complète - ici sa présentation sur Entr'actes, la revue de la SACD

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Un
tombe une pluie glacée, et toute la ville devient noire. noires les hautes maisons à étages, et les magasins étroits et profonds, noirs les arbres dans les jardins et sur les places, noirs les pavés, noirs et glissants, luisants, inquiétants, ils brillent sans lumière, ils brillent dans l'obscurité, d'un noir plus noir, les yeux sont attirés et les pieds se prennent dedans, et plus noires encore les églises, toutes les églises dans cette ville sombre, il pleut, la pluie ne m'arrête pas, je marche, je monte et je descends, je descends et je monte. la ville est toute entière une colline, une colline sans couleur, une colline grise, une colline d'édifices de pierre, de rues, de voitures, la pluie est fine, si fine qu'elle finit par pénétrer, elle colle au corps les vêtements les cheveux, je marche, je marche, c'est midi, ils ont fermé les portes, les devantures, les bureaux de poste, les épiceries, monter les rues en pente forte donne chaud, ça glisse sur le pavé mouillé et sale, les gens s'accrochent à leurs parapluies comme si cela devait les empêcher de tomber, ici ils ont de grands parapluies, je déteste les parapluies, je me mouille, je peux mettre mes mains dans mes poches et serrer mes poings, je m'ancre dans le béton, j'avance, j'avance, je rentre la tête dans mon col, je ne regarde rien, personne, il n'y a presque personne dans les rues à cette heure, des vieilles, des enfants, les enfants courent sans crainte et rient, sous leurs capuchons rouge vert jaune bleu, ils font des zébrures de couleur dans la ville étouffée par la pluie, je les vois, je suis avec les enfants, je marche, je marche aussi longtemps que je peux marcher, tant que ce n'est pas l'heure, que je ne suis pas mouillée, mouillée jusqu'aux os, trenched to the skin, je marche, marche, c'est une ville qui laisse marcher, marcher me calme, je sors de la ville, je n'ai pas de destination, je n'ai pas choisi la ville, une ville encore plus noire que moi.

tout en haut, il y a un château avec un parc. le château est noir lui aussi, ses fenêtres fermées. il n'y a plus de propriétaires ou ils sont en vacances. un jardinier s'affaire quelque part, sous les hauts mélèzes. toutes ces demeures en pierre sont lugubres et froides. elles glacent les os, ou c'est à cause de la pluie que je pense ça, les os, mes os, sous l'auvent devant le grand portail de l'entrée, je m'abrite, les rues dégringolent et se fondent dans une traînée noire qui coule jusqu'à la rivière et le bruit enfle de toute cette eau rejetée en torrent dans le cours de la rivière, j'entends le bruit, je le laisse monter, une musique d'orchestre dans mes oreilles, il monte encore avec des cymbales et des cuivres, encore, une avalanche, un écroulement, toute la ville s'effondre, entraîne dans son éboulement la population, je disparais dans cette catastrophe, je pars, je pars, je disparais, je pars, - maintenant je tremble et frissonne, immobile dans l'air glacé, dans mes vêtements humides -, je pars pour une autre ville, lointaine, lointaine, en amérique en afrique, une ville bruyante, bruissante, une ville pleine de gens, de cris, d'odeurs, d'oiseaux, de klaxons, d'enfants, d'enfants, une ville bousculée, une ville saturée de vie, d'où la vie sorte, déboule, saoule, déborde, emporte, - une voiture m'aveugle, le portail s'ouvre, voilà le propriétaire, codes phares codes phares, je suis sous son auvent, codes phares codes phares, connard, vieux connard va crever dans ton château de barbe-bleue, ça me fait du bien, ça me fait du bien de l'insulter, insulte, insulte, oui quel bien ça me fait, va crever, va crever, les mots éclatent, bulles, petits cratères de feu, oui insulte, insulte, les mots viennent tout seuls et explosent et brûlent et claquent, crève, crève, je redescends, la pluie tombe, la pluie tombe drue, dure, lisse, nue, je marche vite, front contre l'eau, je marche sans y voir, je traverse le rideau froid de l'eau, les mots font des boules de salive, des petits plombs, crève, crève, les mots soufflettent l'air, les mots crépitent, je cours, c'est l'heure, crève, je n'ai même pas eu faim aujourd'hui, crève !

Deux
quand je quitte le centre où le groupe prend les cours d'anglais, le ciel est violet, il y a un arc en ciel, le ciel reste bas, je rentre à pied chez les fisher. les fisher habitent au nord de la ville un quartier avec des maisons en brique. quartier sinistre, les fisher sont sinistres, les enfants ont trop de taches de rousseur, des voix aiguës. je ne supporte pas les voix aiguës, je ne supporte pas le bruit des familles. quand je rentre, ils me demandent si je veux manger quelque chose, je dis que non, que je n'ai pas faim, que j'ai déjà mangé. parfois j'ai un peu faim mais je n'ai pas envie de manger, je n'ai jamais envie de manger. je monte dans ma chambre et je me couche. je lis des livres que j'ai apportés avec moi, le soldat oublié, je suis fatiguée et vide. corps vidé du haut en bas et de fond en comble, tout secoué et qu'on secoue à présent comme un sac vide.

Trois
chaque jour à midi je vais dans une cafétéria. j'y vais toujours à midi précis, à l'ouverture. Dès que je suis arrivée, je l'ai repérée, dès le second jour, une cafétéria en étage dans une rue froide exposée au nord, on ne voit jamais le soleil. la cafétéria est sombre, l'atmosphère feutrée. je m'installe près de la fenêtre, je vois le ciel et les maisons et les toits des maisons. je regarde le mur devant moi, il est tapissé. il y a des lampes sur les tables, des lampes avec des abat-jour. les lampes sont toujours allumées à cause de l'obscurité. dehors il pleut presque toujours. autour de moi les gens parlent anglais, leurs conversations m'échappent, elles ondulent autour de moi, elles forment de petites vagues, des vaguelettes qui bruissent et s'évanouissent. je suis dans une bulle d'air, peut-être invisible, la cafétéria glisse autour de moi, m'enveloppe d'une chaleur tiède, tranquille, la toile des paroles tisse un cocon autour de moi, une ronde de vocables flous et ronds, de brefs rires, de tonalités inconnues, une musique qui monte et descend, monte et descend.

je prends un seul plat, tous les jours le même, une salade de fruits. c'est une salade de fruits au sirop, avec quelques morceaux de pêche ou d'ananas frais. elle est servie dans un verre haut, évasé à l’extrémité supérieure, un verre opaque, vaguement bleuté.

je la mange lentement et je bois le jus sucré lentement aussi. les fruits n'ont pas de saveur, ils ont le goût de la boîte de conserve. j'ai choisi la salade de fruits, elle est facile à avaler, son absence de goût n'éveille pas mes papilles, je peux manger la même tous les jours sans être écœurée. je mange un morceau de fruit après l'autre, quelquefois les morceaux de fruits sont tout petits, des carrés de poire, des moitiés de cerise, une chose après l'autre, j'avale le jus à la petite cuillère, lorsque la cuillère tinte au fond du verre, je regarde, il reste un dépôt jaune tout au fond, je laisse ma cuillère dedans, j'ai fini.

après avoir fini, je reste là. je suis bien dans la vapeur des paroles, l'odeur du thé chaud. je sors mon livre de ma poche et je lis à la lumière de la lampe. ou je ne fais rien, je me tiens là tranquille dans le bruit des conversations étouffées.