Il est d'une arrogance totale. Toujours
en confrontation. On lui pose une question, on lui demande de l'aide,
il en profite pour prendre l'ascendant, il est insultant.
Vieux, adouci, ce qu'il sait le mieux faire, c'est de déceler dans
une solution le défaut. Dans la façon de poser une question
la fausse piste, l'inconséquence.
Il avance seul.
Il ne peut pas travailler sur un problème en coopération.
Il apprend tout par lui-même æ en autodidacte. Il trouve un
problème classique, réputé insoluble, il demande
autour de lui : est-ce vraiment quelque chose d'important? Et il l'attaque
par une voie vierge.
Il garantit ainsi sa solitude.
En même temps qu'il trouve à quel problème sattaquer,
il se forme une idée de solution. Cela lui demande alors des mois,
des années, de faire la démonstration. On sait tout de suite
que l'on a raison, c'est seulement après long temps de recherche
que l'on peut en déplier les raisons.
Dans ce cheminement il a besoin d'une confrontation. Il va voir à
intervalle régulier quelqu'un de connu et de respecté, et
qu'il respecte. Il entre, expose de but en blanc, écoute les objections,
ne répond, s'en va sans un mot avec ses nouvelles pistes. Revient
plus tard.
Le problème gisait irrésolu depuis cent ans. "Il est
possible de plonger une variété riemannienne quelconque
dans un espace euclidien". Comment cela se passe-t-il quand l'une
des créations extraordinaires de Riemann, une géométrie
non conventionnelle, rencontre notre univers connu, décrit par
Euclide ? Parole de matheux : "Il fallait un courage extraordinaire
pour s'attaquer à un tel problème".
Ce passage d'une dimension dans l'autre, qu'il démontre possible
seulement si l'on accepte de voir les surfaces se froisser au contact,
est appelé le théorème de plongement.
Sa contribution scientifique la plus connue, parce qu'elle a été
couronnée par le soi-disant prix Nobel d'économie, porte
sur la théorie des jeux dans les cas de non coopération
généralisée à n joueurs.
Son cerveau vacille. Il cherche des messages cachés, à lui
seul destinés, dans les suites de chiffres insensés des
cours de bourse. C'est Dieu qui lui parle. Il doit sauver le monde. Lui
seul le peut, mais il faut travailler dur pour décrypter les nombres.
Il entend des voix. Il est plus que jamais d'une indifférence complète
au sort d'autrui. Il promène partout son regard vide. Il reste
trente ans pour ainsi dire sans rien produire.
On lui fait une place à Princeton. Il a libre accès à
la Bibliothèque. On le laisse écrire des folies au tableau
noir.
Il sort de la schizophrénie paranoïde lentement, à
la surprise des psychiatres qui en ont fait une maladie dégénérative
sans issue.
Il apprend à trier entre les idées qui ne mènent
nulle part et les autres. Une rationalité laborieuse, appliquée
obstinément, avec rigueur, aux broutilles de la vie quotidienne.
Il retourne lentement à la raison, se frayant une fois de plus
un chemin à sa façon, appuyé de toute sa force sur
son aptitude à supporter la solitude.
La confiance absolue qu'il a dans son intuition, son indifférence
aux critiques.
Aujourd'hui il continue de papillonner, d'un problème à
l'autre, espérant être le premier au fond d'un puits.
Son visage s'est adouci, il prête attention à l'un de ses
deux fils qui erre sans fin dans les couloirs de la schizophrénie. |