Laurent Grisel / Le non-coopératif

pages Laurent Grisel sur remue.net

retour cahier de création
retour remue.net

Il est d'une arrogance totale. Toujours en confrontation. On lui pose une question, on lui demande de l'aide, il en profite pour prendre l'ascendant, il est insultant.
Vieux, adouci, ce qu'il sait le mieux faire, c'est de déceler dans une solution le défaut. Dans la façon de poser une question la fausse piste, l'inconséquence.
Il avance seul.
Il ne peut pas travailler sur un problème en coopération. Il apprend tout par lui-même æ en autodidacte. Il trouve un problème classique, réputé insoluble, il demande autour de lui : est-ce vraiment quelque chose d'important? Et il l'attaque par une voie vierge.
Il garantit ainsi sa solitude.
En même temps qu'il trouve à quel problème s’attaquer, il se forme une idée de solution. Cela lui demande alors des mois, des années, de faire la démonstration. On sait tout de suite que l'on a raison, c'est seulement après long temps de recherche que l'on peut en déplier les raisons.
Dans ce cheminement il a besoin d'une confrontation. Il va voir à intervalle régulier quelqu'un de connu et de respecté, et qu'il respecte. Il entre, expose de but en blanc, écoute les objections, ne répond, s'en va sans un mot avec ses nouvelles pistes. Revient plus tard.
Le problème gisait irrésolu depuis cent ans. "Il est possible de plonger une variété riemannienne quelconque dans un espace euclidien". Comment cela se passe-t-il quand l'une des créations extraordinaires de Riemann, une géométrie non conventionnelle, rencontre notre univers connu, décrit par Euclide ? Parole de matheux : "Il fallait un courage extraordinaire pour s'attaquer à un tel problème".
Ce passage d'une dimension dans l'autre, qu'il démontre possible seulement si l'on accepte de voir les surfaces se froisser au contact, est appelé le théorème de plongement.
Sa contribution scientifique la plus connue, parce qu'elle a été couronnée par le soi-disant prix Nobel d'économie, porte sur la théorie des jeux dans les cas de non coopération généralisée à n joueurs.
Son cerveau vacille. Il cherche des messages cachés, à lui seul destinés, dans les suites de chiffres insensés des cours de bourse. C'est Dieu qui lui parle. Il doit sauver le monde. Lui seul le peut, mais il faut travailler dur pour décrypter les nombres.
Il entend des voix. Il est plus que jamais d'une indifférence complète au sort d'autrui. Il promène partout son regard vide. Il reste trente ans pour ainsi dire sans rien produire.
On lui fait une place à Princeton. Il a libre accès à la Bibliothèque. On le laisse écrire des folies au tableau noir.
Il sort de la schizophrénie paranoïde lentement, à la surprise des psychiatres qui en ont fait une maladie dégénérative sans issue.
Il apprend à trier entre les idées qui ne mènent nulle part et les autres. Une rationalité laborieuse, appliquée obstinément, avec rigueur, aux broutilles de la vie quotidienne. Il retourne lentement à la raison, se frayant une fois de plus un chemin à sa façon, appuyé de toute sa force sur son aptitude à supporter la solitude.
La confiance absolue qu'il a dans son intuition, son indifférence aux critiques.
Aujourd'hui il continue de papillonner, d'un problème à l'autre, espérant être le premier au fond d'un puits.
Son visage s'est adouci, il prête attention à l'un de ses deux fils qui erre sans fin dans les couloirs de la schizophrénie.