Joël Vernet / La lumière du désastre

Joël Vernet a publié chez Fata morgana : Lettre à l'abandon dans un jardin, Totems de sable, La main de personne, Petit traité de la marche en saison des pluies, Sous un toit errant, Lettre d'Afrique à une jeune fille, Morte, Lettre au voyageur immobile (à paraître), Lettres Vives, Lettre de Gao, Le silence n'est jamais un désert, La vie nue, Les jours sont une ombre sur la terre, La journée vide et chez Cadex : La peur et son éclat, La mort est en feu, L'enfance est mon pays natal, Passagers de la mémoire (à paraître)
chez d'autres éditeurs : Lettres brûlées le long des frontières, Ed.Comp'Act, Le silence habité des voyages, Ed. Novetlé, Lettre pour un très lent détour (photographies de Bernard Plossu), Ed. Filigranes, Au bord du Monde, Ed. Du Laquet - Pays du Sahel (sollectif - sous la dir.de J. Vernet), éditions Autrement

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C’est le désastre obscur qui porte la lumière. Maurice Blanchot

 

 

Où trouverons-nous une phrase assez pauvre pour commencer à parler ? Quand nous saisirons-nous du chant, du cri qui montent de dessous nos racines ? Quand rendrons-nous hommage au vieux tilleul qui sut bercer nos rêveries ? Amasserons-nous un jour assez de douceur pour entreprendre notre périple ?
A travers la fenêtre, le temps est identique à hier. On a le temps à la bouche, ici. Mais c’est un peu partout dans le monde, le temps à la bouche : la neige, les pluies, les tempêtes, les mauvaises intempéries et tout le bataclan. Je ne supporte plus ces litanies, toutes ces supputations. La météo me glace. Les soleils sur l’écran me tétanisent. Leurs singeries sur le climat m’angoissent. Je ne supporte plus et, pourtant, elles m’aident à m’élancer. Oui, le moindre changement au-dehors m’est un secours. Le moindre mouvement d’un nuage m’alerte. Le vent qui se lève m’est presque un enchantement. Oui, parler du temps nous aide à passer d’un jour à l’autre. Heureusement que le ciel nous déverse ses avanies sinon que nous dirions-nous ?
Je regarde par la fenêtre et je commence enfin à parler.
Je suis un enfant quelque part dans l’univers qui regarde par une fenêtre et voit le monde balbutier. Un arbre est nu dans la cour. Les nuages sont nombreux dans le ciel. Des cheminées fument par-delà les toits. Ainsi pourrait aller la description, courir la narration.
Le village est isolé mais sans plus. Nous n’habitons pas le désert ni la toundra bien que nous nous sentons très loin des autres hommes. Très loin. A des années-lumière. Nous ne nous sentons pas complètement des hommes, je crois. Pas tout à fait. Des bêtes, peut-être. En tout cas, une drôle d’espèce conduisant ses troupeaux. Une tare de l’endroit ? Je ne sais pas, je ne sais pas.
Nous sommes au mois d’avril et il neige encore en cette saison. C’est une neige légère, lumineuse, éclairante. C’est une neige pour jour de paix, une neige bienfaisante. Maintenant les branches de l’arbre sont blanches, toutes blanches, comme la pauvreté absolue d’une phrase. L’arbre, en effet, est la première phrase que je vois, la première musique que j’entends. L’arbre est toute la vie de l’enfant que je suis. En veillant sur nous, l’arbre nous protège pour toujours. Je ne sais même pas son nom mais il fait figure, ici, d’Ancien. Parfois, en silence, j’engage avec lui une conversation. Je l’entoure de mes petits bras. Je l’enlace. Il est très doux, cet arbre, vraiment très doux. Je crois que tous les arbres sont des êtres bons. Tous les arbres, sans exception, nous veulent du bien et c’est nous qui les traitons si mal. C’est nous qui sommes les prédateurs.
Bon. Mettons. Ce sera un jour de paix. Il n’y a aucune raison pour que ce jour ne soit pas comparable aux précédents. Aucune raison. Le tableau est en place. Tout est là où il doit être. Tout. Nous sommes dans une vie banale, quotidienne, ordinaire. Rien ne viendra déchirer ce paysage, ce tableau impromptu d’un grand maître.
La chaleur est intense à l’intérieur de la salle de classe. Le poêle ronfle depuis le lever du jour. Nous l’avons allumé patiemment à l’aide de vieux journaux relatant les faits divers, avons glissé de belles bûches dans son ventre et, maintenant, une flamme nette, claire, virevolte derrière la petite vitre et c’est à elle que j’accorde tous mes regards. Tantôt elle est rouge, tantôt elle est jaune, aussi jaune qu’un tournesol. Elle court, nous semble-t-il, dans le tuyau du poêle qui traverse la pièce de part en part. Elle est libre, cette flamme, chaleureuse, fraternelle, bienfaisante. Elle offre beaucoup de douceur à nos apprentissages. On voudrait la caresser de la même manière que nous caressons les fillettes dans le silence d’arrière-cours. Mais la forte voix du maître nous empêche de passer à l’acte.
Dans notre dos, sommeille la bibliothèque où quelques livres éreintés cherchent en vain un peu d’air frais lorsque nous les empruntons. Ils sont très sages tout au long des jours. On ne les entend pas, jamais. Mais je sais qu’ils chuchotent entre eux , s’échangent des murmures, profèrent leurs sentences ou d’autres plaisanteries. Ils veillent sur nous sans crier gare ; ils nous montrent, à notre insu, d’exceptionnelles directions. Ils ressemblent à de vieux sages sous leurs couvertures empoussiérées. Ils dessinent pour nous tous quelques chemins imprécis. Je les admire pour l’inconnu qu’ils nous apportent à chaque page.
Père n’est pas encore mort tandis que mon regard flâne de la bibliothèque à la flamme du poêle puis au regard du maître. Mon regard est paisible. J’ai dix ans, c’est-à-dire toutes les chances, tant d’imprévus devant moi et je sens merveilleuse la vie qui s’ouvre à nous, qui nous attend à deux pas de l’école. Les chiffres et les lettres sont un pur bonheur. Je dessine avec soin mes arabesques. Je suis de tous les jeux, de toutes les danses. Je suis un petit garçon qui apprend à grandir. Je m’occupe des bêtes ; j’apprends à les conduire aux fontaines, à lier le joug à leurs cornes. Chaque matin, quand c’est à mon tour d’allumer le poêle, je suis heureux aux larmes de respirer la cire du vieux plancher dans cet instant de solitude des premières heures du jour. J’ouvre les volets ; je verse les cendres ; je sursaute lorsque craque l’allumette et que s’embrase le papier. Je dois réussir, pour nous tous, du premier coup, coûte que coûte. Versant le charbon, je pense à tous les miens que j’ai laissés dans le sommeil et le froid de la chambre.
Nous lisons une fois le travail scolaire achevé. En somme, la lecture est notre seule récompense. Elle se mérite, elle se gagne, elle nous engage tous dans une course-poursuite. Nous rivalisons de prouesses pour être le premier à saisir le livre de notre choix. Nous jetons de furtifs coups d’œil vers tous ces vieillards qui papotent comme des cancres tout au fond de la salle. Ils rigolent en nous écoutant déclamer nos âneries. Jules Verne se frotte les mains ; Daniel Defoe exulte. Des auteurs inconnus s’esclaffent, trop contents d’être lus par nos yeux affamés.
Je m’échine avec entrain, avec plaisir à parfaire mon écriture tremblante qui caracole sur de petits cahiers, véritables livres d’artistes. On me prédit un avenir du tonnerre. Je serai prêtre ou diplomate mais, foin de la vie agricole, je ne garderai plus les vaches. Le maître, tiré à quatre épingles, en authentique chef d’orchestre, gère la musique, diffuse son pensum, prononce les sentences, donne des coups lorsque, à son goût, l’attention se relâche. Il savoure un malin plaisir quand il sort de ses gonds. Faut dire qu’il semble taillé dans du granit ! Bien que le fixant, comme fasciné, je suis à mille lieux de la classe, je flâne, je fouine, je m’étourdis, je chevauche à travers la rude steppe tout bêtement car je suis plongé dans la lecture de Michel Strogoff qui me ravit aux larmes. Le maître est ébloui par ma soudaine concentration. Pour l’heure, il est dupe mais ma ruse ne fera pas long feu, sera de bien courte durée. Il m’interroge, profitant d’un subjonctif qui surgit du monologue. J’en demeure abasourdi. J’implore la flamme de voler à mon secours ! Mon appel reste sans réponse. Mon appel au secours ne sera pas entendu ! Je m’en réfère même au Seigneur auquel, je l’avoue, je ne crois guère, profitant des confessions pour développer le chapelet de mes mensonges. Une gifle tonitruante me ramène au monde. Je vomis toutes mes tripes ; je deviens blanc comme un linge. Puis le feu prend sur mes deux joues et suis couvert de honte. D’un trait, je ravale tout le savoir englouti en trois ou quatre ans. Je fulmine, je peste, je retiens toute ma haine. On vient de briser à jamais ma précieuse rêverie. Un verbe du subjonctif traîne sur le plancher. Un voisin le ramasse tandis que je passe à la porte, secoué de sanglots. J’ai le vertige. La planisphère oscille sur le mur. Le tableau noir chavire. Mon regard se trouble mais ce malaise est infime en regard de ce qui m’attend. Oui, ce qui nous attend est souvent inqualifiable, stupéfiant eu égard à ce que nous vivons sans trop connaître notre chance.
Je suis un écolier dans une école rurale. Cela aurait dû être ainsi : simple comme l’eau d’une source. Frais comme une bonne nouvelle. Intact comme la vie qui s’annonce à nous tous.
Aujourd’hui, cette école n’est plus. Elle est un bâtiment administratif, une mairie. Notre salle de classe s’est transformée en salle de réunions. Au-dessous, dans la pièce du bas qui fut autrefois un préau, ils ont installé vaille que vaille une bibliothèque où mes livres ne sont pas, je suppose. Cela n’a peut-être pas existé et ce n’est qu’une vue de l’esprit, une sorte de mirage. C’est cela que m’indiquent les murs. L’impensable. Ils me balbutient l’impensable au moment où claque le drapeau national au fronton, sur lequel on peut lire la trilogie patriotique. Combien l’endroit est beau, tout en pierre de taille, entièrement rénové ! Combien notre école était en piteux état, suant la tristesse, l’amertume, la poussière, les avatars d’une république impossible. Combien toutes les portes se refermaient déjà sur nous !



Si père n’était pas mort, je n’aurais jamais écrit. Telle est ma conviction. Cette pensée terrible revient souvent en moi depuis plusieurs années, attestant de la fécondité de certaines blessures .Père, je ne l’ai pas connu ou très peu. De temps en temps lorsqu’il quittait les chantiers afin de nous rendre visite. De temps en temps. A la façon d’un courant d’air, comme ces rayons de soleil qui se glissent parfois sous les portes des chambres de l’été.
Absent, il vivait cependant avec nous, parmi nous, nous offrait le toit, le jardin, réglait les affaires courantes. Il entrait, il venait, repartait. Mais il ne nous embrassait pas, ne jouait pas avec nous, ne nous installait pas sur ses genoux afin de glisser ses doigts d’ouvrier dans nos cheveux. Très rarement, il prenait l’un d’entre nous par la main. Quelques photographies en témoignent. Seulement quelques photographies. Très belles au demeurant. D’une vérité bouleversante. D’ailleurs, je ne peux plus regarder que des photographies essentielles. Je n’aime plus que les photographes qui ne trichent pas. Il en va de même pour la littérature, la peinture, la musique. Je cherche tout à la fois l’épaisseur et la légèreté. Je cherche, sans aucun doute, l’inaccessible. Purs travaux de titan.
Nous n’avons plus de temps à perdre. Plus du tout. En quelque sorte, nous sommes allés voir de l’autre côté des choses sans y consentir vraiment. La vie nous a projetés là, sur ses rochers, comme un ressac, de vieux débris.
La petite main de mon frère dans celle de papa. La main de mon frère mort dans la main morte de mon père. Mon frère mort à quarante ans. Notre père à trente sept-ans. Moi, plus vieux que mon père aujourd’hui. Moi, d’un âge désormais millénaire. Moi qui écris parce que cela s’est passé. Mais parfois, j’en doute. C’est cela mon tourment. Le doute est resté ma seule vocation, mon ultime conviction.
Quelle est cette vague venue nous fracasser, nous planter ses poignards ? Pourquoi a-t-elle franchi nos murs ? Pourquoi nous a-t-elle atteints, nous, dans sa violence et sa désinvolture ?
Depuis, mère garde le silence. Contemple ce silence brisé. C’est le silence de mère qui griffonne mes cahiers de pacotille. Pas plus. Le silence terrifiant de notre mère immobile quelque part dans le monde, très loin de tout, de tous, profondément solitaire. Solitaire comme aucun, notre mère. Impensable. Innommable. Insensé. Dans la lumière d’une fenêtre ouvrant sur l’univers, la forêt toute proche, la rivière coulant en contrebas où nous braconnions autrefois tout en gardant les bêtes, en contemplant jouer les filles, en observant les avions déchirer l’azur.
Une femme dans le siècle tétanisée par la peur, aiguillonnée par l’effroi. Notre mère jamais devenue folle. Comment a-t-elle fait pour traverser autant d’intempéries ? Comment survit-on à de si lourdes épreuves ? Où puise-t-on encore la force de lever le visage sur toutes choses et de sourire à qui vient près de nous ?
C’est avec cette idée en mémoire que je vais dans le monde. Toujours. Toujours. Rivé à ces braises, à ce feu, à ces tourbillons. C’est pour cela que je délaisse l’insignifiant, recherchant le courage de tenir la tête hors de l’eau. Ne plus être un noyé, le noyé éternel de toute fable.
Entre ces morts, le visage radieux de ma petite fille et sur ce visage, certains traits de nos morts. Elle vit, insouciante, joyeuse, ignorant tout du lieu d’où elle vient. Ce lointain. Cet inénarrable. Cet innommable. Elle ignore tout bien qu’elle jaillisse de cette vie brisée. Elle avance dans sa vie les deux bras ouverts et c’est pure merveille de la voir courir dans le jardin tandis qu’au même instant chantent en moi tous nos morts.
Il y a, je le crois, une part de la mort qui, loin de nous assombrir, nous éclaire, nous nourrit, nous protége de bien des sornettes de l’époque. Il y a une vérité de la mort, inracontable et qui ternit forcément tout récit.
Ma petite fille enlumine tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle raconte, jusqu’à ce jardin toujours un peu triste durant les jours d’hiver. Ma petite fille qui tient un peu de mon père et ne le sait pas. Ma petite fille qui n’a jamais connu l’hiver de vivre, la joie l’en préserve ! Ma petite fille qui est heureuse comme toutes les petites filles du monde !
Parfois, la mort nous déporte vers la joie.
Nous portons son nom, c’est déjà beaucoup. Seulement son nom vraiment en nous, sous notre peau, dans notre chair, sur la première ligne de nos cahiers puis, plus tard, sur la couverture des livres. C’est énorme de porter le nom d’un inconnu. Immense. C’est sans nom de porter le nom de quelqu’un et de ne presque rien savoir de lui. D’où vient-il, où va-t-il, que fait-il de tous ses jours, de toutes ses nuits ? Tellement de questions ! C’est fou le nombre de questions qui ont surgi à cause de lui, autour de lui, qui sont venues se nicher au cœur même de notre vie. Autrefois. Aujourd’hui. Eternellement les mêmes questions pour nous tous. Pour vous tous.
Nous ne savons rien de lui ou si peu. Il me faudrait raconter sa vie, chercher quelque part les fondations de son histoire. Mais où ? Mais comment ? Tout est tissé d’invisible. Tout. Plus d’histoire pour mon père. N’a jamais eu d’histoire. N’a jamais vécu. Aux orties. Aux orties. Pourtant, il y a des photographies et je ressens à fond la nécessité de la photographie. C’est l’un de ses étranges mérites : elle donne à voir l’invisible. Elle va bêcher dans le silence. Elle nous restitue nos morts. Ce n’est pas rien. C’est beaucoup mieux que le silence d’une mère. C’est beaucoup mieux que tout.
Les photographies de famille sont à l’abri dans une boîte à chaussures posée sur l’armoire à linge de maman. Parfois, je les feuillette quand il me prend, à l’improviste, de lui rendre visite. Elle n’aime guère les revoir. Elle détourne la tête de dégoût. Peut-être de chagrin. Je ne sais pas. On sait si peu de choses sur toutes ces choses à l’amplitude infinie. Si peu de choses. Vivre n’aura donc été que cet éclair ? Comme mourir ? Seulement cela, cette infime anecdote ? Ce désastre ? Alors que la lumière est telle dans le jardin ! Que les rosiers grimpent le long des murs ! Que ma petite fille accueille le matin avec un tel ravissement ! Que les oiseaux sont entièrement à ce qu’ils font ! Que ce monde, le plus souvent, m’enchante avec une telle ferveur ! Que les voix de quelques frères me rassurent ! Que la lettre de l’ami me conforte dans mon aventure !
Oui, il m’est arrivé de haïr tout silence, de me mettre en rage contre ceux qui préservent leur secret. Oui, il m’est arrivé de vouloir creuser à la pelle le tombeau de mon père pour savoir, lui arracher un cri, une poignée de paroles, le prendre dans mes bras et lui caresser la joue, sentir sa barbe grise contre mon propre visage qui ne sait plus fermer les yeux. Lui chuchoter quelques mots doux à l’oreille puis de partir, ensemble, marcher dans la campagne. De vivre enfin comme nous n’avons jamais vécu. De vivre, comme ce vent qui passe dans les arbres. C’est simple, non, de vivre ainsi? C’est tellement simple que ça en devient inaccessible. C’est ce que me dit le tilleul, ce matin, devant la fenêtre. Juste ça. A peine un murmure. La lumière l’inonde d’une telle joie !
Pourtant.


Nous ignorions tout de lui et notre ignorance s’est accrue. D’autant que les années ont glissé là-dessus, ont essuyé jusqu’à nos larmes , ont érodé nos souvenirs. Pourtant, c’est immense de porter le nom de quelqu’un qui vous a précédé. Immense. C’est important, le nom, mine de rien, tellement important que certains le modifient.
Ma petite fille porte le nom de mon père mort. Mes enfants ont grandi, privé du savoir de l’ancêtre. Mon père survit dans le nom que portent mes enfants. Quelque chose d’imperceptible ne s’est jamais perdu. Malgré la mort. Malgré le pire. Le nom a survécu, un peu comme un phare dans la nuit. Un nom minuscule. Un nom des villages à l’écart. C’est une trace dans la boue, sous la pluie, dans le ruissellement du soleil. Le nom, l’entendre, c’est une joie mais ce ne sera jamais une consolation. Jamais. Nous mourrons, inconsolable.
Le nom, aussi, c’est sans importance. Il faut savoir le perdre, redevenir personne. C’est un beau nom, personne ? C’est le plus beau nom, celui qui nous rassemble enfin, celui qui nous unit à l’insaisissable.

Père nous envoyait de très belles lettres à la calligraphie exemplaire. Mère ne nous les lisait pas. Jamais. Lettres mortes. Elle n’avait aucune raison d’agir ainsi mais c’est ainsi qu’elle agissait. Ces lettres n’étaient pas pour nous, ne nous étaient pas destinées. Nous reconnaissions toujours l’encre noire des enveloppes, l’adresse de notre mère légèrement inclinée vers le haut, la tache des doigts sur le papier. La sueur. Oui, le travail des chantiers dans ces lettres. L’esclavage des chantiers.
Pas pour nous, ces lettres, semblait-il. Pas pour nous. Incompréhensible. Une fois lues, mère les enfouissait aussitôt dans un tiroir. Après des années, tout un paquet de lettres noircies par l’encre, avaient rejoint les ténèbres de leur chambre à coucher.
On traversait les saisons sans lui. Parfois, il surgissait au cœur de l’été, quand midi s’éternise jusqu’au soir. Il déboulait sur un chemin de poussière à bord de la vieille aronde qu’il avait eu tant de mal à s’offrir et que nous avons vendue après sa mort car elle ne nous était plus d’aucune utilité, se morfondant dans le garage d’un voisin.
Il ressemblait à un acteur de cinéma revenant de très loin. Il nous retrouvait tous au bord d’un pré. Nous fanions sous la chaleur torride tout en écoutant le Tour de France à la radio, Tour de France qui semblait se dérouler vraiment à l’autre bout du monde. Allongé contre un talus, du haut de mes dix ans, j’entendais les vivats de la foule et les applaudissements lointains m’enflammaient le cœur. Nous possédions là, posé dans les herbes, notre tout premier poste qui était un cadeau de papa. Je me souviens même de sa couleur : un rose pastel qui luisait remarquablement au-dessus du buffet. Oui, je me souviens de toutes ces heures si fugitives, de l’odeur de l’herbe puis de celle du foin qui nous emplissaient les narines. Du bruit de la moissonneuse-batteuse qui rentrait le soir au village, tous feux éteints, exténuée.
Il restait quelques jours avec nous puis repartait très loin, là-bas, on ne savait trop où, en un endroit perdu de l’hexagone. Campé à la sortie du village, je regardais disparaître l’automobile. Je la voyais s’engouffrer dans la poussière d’un nuage puis elle s’évanouissait pour de longs mois, des mois interminables. La voiture, une perle noire dans l’or d’été. Puis, plus rien. Plus rien. Le silence à nouveau dans la ferme avant que ne s’achèvent les moissons.

Je n’ai strictement aucun souvenir de sa présence parmi nous. Un jour, profitant de son absence, je souhaitai sa mort à haute voix, sa disparition. Une autre fois, j’ignore pour quelle autre sotte vengeance, je faillis mettre le feu au foin dans la grange. Tant de jours où nous ne sûmes quoi faire de cette absence, c’est-à-dire, y mettre un terme ou nous en débarrasser une bonne fois pour toutes.
Mère ne l’évoquait jamais où, en tout cas, je n’en ai conservé aucun souvenir. Sans doute avait-elle pris son mal en patience. Parfois, elle disait simplement ceci : " Papa sera là dimanche prochain . " Papa venait très rarement parmi nous. A quoi employait-il ses jours ? Où vivait-il ? Où habitait-il ? Quelles étaient ses joies, le fardeau de ses peines ? Nous ne le saurons jamais.
Il avançait toujours vers nous, un sourire sur les lèvres. Je ne me souviens pas de cadeaux qu’il nous ait apportés. Je ne sais même pas si nous avons passé, fût-ce une nuit de Noël, ensemble. Je ne le crois pas. Mon père, c’est le souvenir d’un désert. Tout à la fois immense et dérisoire, histoire dépourvue d’anecdotes. Mon père, c’est un peu le néant, l’absolu mystère. Oui, mon père, c’est le désert incarné.
Vous imaginez : il vivait d’hôtel en hôtel, au gré des chantiers. Il mangeait, il buvait, sans doute rencontrait-il d’autres femmes. Il rentrait à l’aube, épuisé, las, les veines emplies d’ivresse. Oui, l’ivresse on me l’a racontée. Mais cela ne me fâche pas. Je la comprends car ce fut un dur labeur que le sien. Je lui pardonne tout à mon père, tout, même le désastre causé par ses absences, le désastre incalculable. Je lui pardonne même l’impardonnable. La mort de notre frère et tout le reste, nos désastreuses trajectoires. Après tout, il n’a pas choisi de mourir, de nous abandonner. Il n’a pas choisi d’errer comme nous tous. D’aller ici ou là, comme en exil perpétuel.
Une fois, je suis allé voir où il avait vécu, où il nous avait entraînés près de lui. C’était à proximité d’un passage à niveau, un hôtel de trois sous niché à deux pas d’une voie ferrée. Un hôtel dans un bourg minuscule au centre de la France. Par miracle, j’ai retrouvé l’endroit non loin des jardins dont je me souvenais parfaitement. Le village me parut minuscule. J’ai reconnu l’école où j’allais, la rue que j’empruntais pour rejoindre les jardins où nous nous retrouvions mes camarades et moi. L’hôtel était encore debout, faisant aussi office de bar-restaurant. Je suis entré. Je me suis installé sur une banquette défraîchie avec l’envie folle de poser tout un tas de questions qui me brûlaient les lèvres. Il y avait là une poignée de vieillards, des propos d’une autre époque, la sempiternelle litanie des conversations. J’ai pris un café puis je suis sorti. Je n’ai pas eu la force. Non. Toutes les questions se sont écroulées d’un seul coup. Un ravin s’est creusé devant moi. Un ravin de plus de trente ans.

Il y avait une cabine téléphonique dans le village. J’ai ressenti le besoin d’appeler maman. Au bout de quelques secondes, elle fut au bout du fil. Je lui ai tout raconté. Ou plutôt, je lui ai avoué que je n’avais rien à dire, rien à ajouter. Simplement, j’avais retrouvé l’endroit, ce qui relevait déjà d’une belle prouesse. Elle acquiesça puis me parla du temps. J’ai pleuré dans cette cabine à l’autre bout de la France. J’ai pleuré sans raison véritable et m’est venue alors l’idée, un jour, d’écrire un minuscule récit qui tenterait de raconter cette histoire. C’est drôle comment naissent les livres et leur naissance est souvent un miracle. C’est fou combien il m’a toujours été nécessaire de transmuer tel ou tel événement en littérature. Cela me donne parfois la nausée. Penser un seul instant que j’écris aujourd’hui parce que papa est mort, cela me donne la nausée.
Oui, écrire sur la mort de mon père me donne la nausée.
On ne devrait pas écrire sur la mort des siens.
Impossible. Impossible de garder le silence. De garder ses morts dans le silence, comprenez-vous ? Alors on jette en vrac des cris sur le papier.
Il ne nous racontait jamais rien. Mais cela, peut-être l’ai-je déjà évoqué, je me répète, quelle importance, quelle importance puisque j’écris cette nausée dans une sorte de fièvre. Quelle importance puisque tout a volé en éclats. Tout.
Il venait près de nous comme un éclair, frôlait à peine notre vie, demeurait le temps d’une pluie puis repartait rejoindre son silence, loin, très loin de l’ombre qu’il déposait à nos pieds. Ainsi sont les pères vraisemblablement. Des ombres, des météores, de très vagues silhouettes. Des abîmes où l’on roule, des ronces où l’on se blesse.
Les pères, c’est cela, seulement cela ? Cet abîme ?
Parfois, dans la maison, afin d’améliorer l’ordinaire, il s’aventurait à de menus travaux dont j’aperçois encore les vestiges aujourd’hui sur les murs de la maison que nous avons quittée. Et lorsque je passe devant cette maison, plus particulièrement l’hiver quand les rues sont absolument désertes, une seule phrase me vient aussitôt à l’esprit : que reste-t-il de toute vie, que reste-t-il au fond de cet éclat qui, un jour, s’est brisé ? Sinon, ces ombres passagères aperçues parfois dans le ciel quand les nuages se dissipent où à l’ombre des murs, l’été, quand la lumière affolante inonde les ruelles. La paille que vomissent, dans cette maison-ci, les fenêtres. De tout petits détails. Alors, à quoi bon les narrer ? A quoi bon ?
Il reste, mais ce n’est pas sûr, une faille dans les souvenirs.
Dans cette maison, nous vivons à l’étroit, dans une sobriété parfaite. Elle n’est même pas équipée du minimum. Les W.C. sont à l’écurie du voisin. La salle de bains est un mirage. La cuisinière s’échine à chauffer quatre pièces. Toutes les intempéries passent sous les portes. La nuit, on entend bêler les troupeaux qui dorment au-dessous. La cour des miracles n’est pas loin mais nous vivons d’un bon pas, le cœur le plus souvent joyeux dans la nature splendide qui s’offre à nous tout autour des maisons.
Les mots, on les apprend par cœur le soir au coin du feu. On les rince, on les lessive deux fois plutôt qu’une. On les éreinte aussi un peu quand ils chantent en vrac dans nos bouches. Leurs pattes noires s’ébrouent sur nos cahiers où nos doigts laissent souvent de grosses taches que gomme le maître en déchirant les pages. Notre appétit est un sommet. On clame du Victor Hugo à tue-tête en écoutant les châtaignes exploser dans la gueule du four.
Comment s’y est-elle prise, mère, pour nous tirer de là vaille que vaille ? Quelle douceur a-t-elle invoqué pour rétablir le gouvernail ? C’est un mystère dont la réponse m’échappe. Peut-être a-t-elle tout simplement fermer une porte dans notre dos puis nous sommes partis ensemble, tous ensemble, de l’autre côté d’une rue, poser le baluchon, à deux pas d’ici où vivre couronnerait notre aventure.

J’entre dans la maison vide, abandonnée. Elle m’apparaît minuscule. Je ne peux monter à l’étage car l’escalier est encombré de bottes de foin. Tout est là, comme autrefois, sous la poussière. Tout est là, submergé de solitude. Plomb de solitude. Je revois la table de la cuisine où j’apprenais à lire, à écrire, cette même table où nous vîmes père pour la dernière fois, jouant aux cartes.
La table, dans la cuisine : notre dernière image commune. Une sorte de tableau flou, très flou. Des rires en arrière-fond. Du silence. Puis plus rien. Plus rien. Une infinie attente. La nuit, pour toujours. La nuit. Un tonnerre. Une foudre. La rue. La rue, en bas. Où nous jouions au football, frappions le ballon contre la porte d’une grange. Les touffes d’herbes sur les murs, les fleurs médicinales que nous ramassions. Les odeurs de bouses, de paille, de foin séché.
Je ne me souviens pas du contact de la main de mon père sur la peau, je ne me souviens pas d’être parti une seule fois avec lui en vacances. Je ne me souviens pas d’avoir eu un père. Je suis mon propre père. D’ailleurs, les uns et les autres, nous ne sommes jamais partis en vacances. Jamais. Pas notre famille en vacances. Je n’ai jamais vu ça. Me baigner avec les miens dans la vaste mer. Marcher de concert dans la montagne. Jamais vu ça. Aucun de nos anniversaires respectifs ne fut jamais fêté.
Quelle idiotie que les anniversaires, ai-je toujours pensé ! Idiote pensée que la mienne !
Un désert, je vous dis. Notre vie, un désert. La vie nue, réduit à son plus simple alphabet. Pas la moindre chaleur dans ce désastre. Par exemple, être pris dans les bras, être embrassé, serré contre un autre corps.
J’adore les baisers de ma petite fille sur la joue, prendre un bain avec elle, courir sur la plage, marcher dans la montagne, la regarder s’endormir, la surprendre à l’aube, juste avant le lever, contempler son beau visage englouti dans le sommeil.
Une seule fois, dans la maison près de la voie ferrée, sur les genoux de mon père. Une seule fois. Je me souviens. Il y avait aussi une cabane dans l’arbre du jardin. Un piano délabré remisé dans un hangar. Nos incessantes allées et venues. De rares soirées où j’allais seul au cinéma du village. De la fatigue de ma mère. Comment bien parler de la fatigue des siens ?
D’une nuit où ils se disputèrent violemment. Je surpris mon père dans l’escalier, un énorme couteau de boucher à la main. La lune au-dehors, les vitres de la fenêtre, la lumière de la nuit. Ma mère, couchée. Mon père, hurlant. Moi, tout petit, dans la nuit de l’escalier.
Un autre jour, le sang de menstrues dans les W.C..
Je ne sais plus. Juste une pluie de détails, une légère bruine sur les choses. Nous n’aurons fait que passer.


Je marche dans la ville ensoleillée, dans la ville où sa vie s’est arrêtée, fut stoppée net. Je me suis rendu quelques fois dans cette ville, très peu de fois. C’est une ville banale, étonnamment ordinaire, flanquée le long d’un fleuve qui roule ses colères en dévalant les montagnes. Les montagnes, on les distingue au loin : magnifiques, recouvertes de forêts, de minuscules villages qui se penchent au-dessus des vallées. Ils font comme des taches dans la verdure.
Ici, c’est la ville de sa mort. Je marche ce jour-là, le long d’une voie ferrée où règne un grand silence. A quel endroit, dans quelle rue ? J’ai recherché dans les journaux de l’époque, dans les journaux d’il y a plus de trente ans. Rien. Pas le moindre entrefilet. Le vide. Le désert. Encore un jeté dans la fosse commune de l’oubli.
Le soleil est puissant ce jour-là. Un soleil terrible. Comme un feu sur l’enclume. J’aime ces endroits désolés des grandes villes, situés à la périphérie, juste au bord des champs où fleurissent les coquelicots. Il y a de belles villas avec leurs palmiers contre les fenêtres. Des maisons qui eurent leurs heures de gloire, aujourd’hui closes. Des planches en barricadent les fenêtres. Des cadenas maintiennent des chaînes sur la rouille des portails. Les jardins débordent. Les broussailles me troublent les yeux. Le regard se pose sur la poussière du temps. De vieux outils sont remisés dans les jardins à l’abandon.
J’aimerais tellement surprendre un visage derrière ces persiennes, voir l’une d’entre elles s’entrouvrir sur le jour, sur les quais, les entrepôts de la gare ferroviaire. Mais tout est silencieux car nous sommes au bord de l’été et les rues sont désertes. Seul le passage d’un train abîme le silence. On entendrait presque le ronronnement des chats sur les balcons vides. On entendrait presque les faibles ruissellements dans la fraîcheur des caves. Sur le trottoir, le jouet brisé d’un enfant, une peluche éventrée. De l’autre côté d’une baie vitrée, l’angle d’une bibliothèque. Une lampe. Un visage vieilli. Un journal entre des mains.

Oui, j’entends le bruit des sources lointaines. Je vois cette fatigue du monde invisible.

Je marche. Je lis des noms sur les portes, les boîtes aux lettres et je regarde le ciel, inchangé. La ville, bien sûr, n’a rien retenu de ce drame et la ville n’a strictement rien à transmettre à ce sujet. Chacun est seul avec sa propre histoire.
Le lendemain de sa mort, j’irai habiter quelques jours chez des voisins. Je me rappelle le premier repas pris chez eux, tous les éléments du menu, l’étroite cuisine où nous mangeâmes, les mots pour masquer la vérité, les dérobades, les paroles inutiles. D’évidence, en pareil cas, on ne peut rien dire à personne, rien et non plus accueillir, fût-ce la douceur de certaines paroles. Même les paroles les meilleures s’effondrent. La mort nous cloue le bec. La mort fait de nous des sourds-muets.
Le soir dans la chapelle funèbre. Des bancs, des cierges, un silence noir. Des gens. La beauté du recueillement. Le mort, là-bas près de l’autel, les yeux clos dans la solitude. Le mort que nous ne verrons plus, dont on nous a volontairement caché le visage. Ce visage dont les traits bruissent sous la peau de ma petite fille, dans ce léger clignement des yeux, dans son sourire, dans sa façon même d’aller, bras ouverts, vers les autres. Ma petite fille qui n’était pas là, parmi nous, la nuit de l’ultime prière. Ma petite fille, l’étoile qui lui survit, celle qu’il ne connaîtra jamais et lui, ce lointain, ce très lointain phare perdu dans les brumes. Pour toujours, l’absent dans le regard de ma petite fille. L’absent pour nous tous. Absent pour lui-même.
Le rouge-gorge, sur le mur, chante cela ce matin : la petite chanson de l’absence qui court dans les feuillages, sur les rivières.
Obscurité de la petite chapelle. Les lueurs des bougies. L’ombre des visages puis, dans la nuit, des chœurs de larmes. Infinies. On les reconnaît toutes. Chacun glisse une pièce. Chacun allume sa flamme puis s’en retourne poser les genoux sur le bois. Usure des bancs. Beauté des bancs.
Un jour, marchant dans les herbes hautes, la main dans celle de papa. Une seule fois, ce jour. Une seule fois, dans la chaleur d’été, juste avant les fenaisons, quand les herbes vous grimpent jusqu’aux genoux. Ce n’était pas un dimanche mais un jour où, au lieu d’aller à l’école, il m’avait entraîné à sa suite à travers la campagne. Le soleil magnifiait jusqu’à ,notre présence dans autant de verdure. Le monde brillait, pur, éclatant, superbe. La lumière étincelait sur les lames des faux. N’étions-nous pas au printemps du monde quand les choses, toutes les choses de la terre et du ciel, sont en pleine ascension ? Nous étions comme au bout de la terre mais nous étions ensemble, ensemble comme cela ne se reproduirait jamais.
J’ai grandi mais je suis toujours l’écolier d’antan, celui qui rêvassait tout à côté d’un poêle. J’ai lu beaucoup de livres. Beaucoup trop. Je marche dans une sorte de brume, sur les crêtes des montagnes. Les villages dorment encore dans la vallée. Je respire l’odeur des bois, des herbes, des feux que l’on allume dans les jardins. L’inquiétude bat toujours dans mon sang. Je suis l’enfant d’une seule journée où de fortes marées ont fracassé mes murs.
Il règne une atmosphère paisible dans la classe. Mes rêveries sont une histoire ancienne, ce qui n’empêche nullement le maître de tester quelquefois ma surprenante concentration. On frappe à la porte. On ouvre, c’est ma mère, en pleurs. Elle m’apporte mon père mort dans ses yeux, dans ses larmes. Elle m’apporte son cadavre, son corps à tout jamais au repos. Dans le couloir, pour la première fois, elle me prend dans ses bras mais elle ne me dit pas vraiment la mort de notre père, par vraiment, elle invente des issues, elle se noie dans ses larmes. Elle ment pour me protéger. Elle raconte n’importe quoi.
Ma mère. Seule. Terriblement seule sur le seuil de l’école. Par la fenêtre, je la vois s’en aller sous la neige. S’en aller dans le jour où notre vie bascule. Je vois notre mère partir habiter la maison du silence.
Je vis toujours dans ces heures sans nom mais j’aime entendre les rires dans le jardin, j’aime contempler les roses grimper le long des murs, entrer en franche conversation avec l’arbre immense devant mes fenêtres. Car aucun désastre n’effacera sa lumière. Non, aucun désastre ne nous empêchera plus jamais de chanter, le cœur d’une petite fille contre le nôtre.