I
Les Murs
Par ici... C’est par ici…
Autant dire " au suivant ", il n’y a rien d’étonnant
à ce que ces automatismes quotidiens soient disséqués,
pris à revers, vu la fréquence de leur répétition.
Ça devient bouillonnant, cyclique. Il me tarde de les ironiser,
de les transformer en boules de nerfs, jusqu’à les psychopatiser.
7h 41. le bus est en retard. Même vrombissement, mêmes habitués,
mêmes scrutations censées être invisibles entre faux
acteurs. Chaque matin se déroule une compétition tacite
du regard le plus vide, du silence le plus éloquent, de l’abstraction
la plus totale. Que ce soit seul ou à plusieurs, le refus d’une
communauté, la peur de l’inconnu (qui pourtant devient de
plus en plus familier avec le temps) glace l’ambiance, rythmée
par les entrées et sorties, connues par avance et par cœur.
Pour prendre part au championnat et tromper l’ennui, je crée
une ligne imaginaire, lui fais répéter quelques déviations…
Au-dessus, en dessous, au-dessus, en dessous… Passe par la gauche,
remonte les fils électriques, évite les obstacles, se transforme,
se dédouble, fusionne, se perd…
Les mêmes scènes se répètent inlassablement
dix ans durant. Chaque changement d’établissement rallonge
le trajet de quelques arrêts. Collège, lycée, université.
Les détails et les anecdotes se multiplient, les décors
éclosent et dévoilent leurs secrets grâce à
la variation de la luminosité, aux cycles des saisons, aux enchaînements
des vols des mouettes, aux poses des guirlandes de noël début
novembre, aux hasards des sorties nocturnes. Au-delà des va-et-vient
aléatoires de la foule, la granulosité des pavés,
les rainures des poubelles, les espaces millimétrés entre
les bancs, toute cette accumulation de détails amplifie un murmure,
contribue à donner vie à un bout d’espace.
L’arrivée de nouveaux bus opère une petite révolution
: nouveaux sièges, nouveau logo du linoléum, nouvelles poignées,
barres dédoublées, nouvelles sensations du bouton intimant
l’ordre au chauffeur de s’arrêter. Le côté
pathétique et la quantité de temps perdu créent l’envie
de détourner cette chasse au détail en une construction,
en un assemblage de mots plus ou moins cohérent. Un crayon, un
carnet, et toute rêverie ou toute idée se matérialise,
évite de me transformer en détail, de m’évider.
Il est temps d’en sortir… " S’il vous plaît,
j’ai demandé l’arrêt. " La petite vieille
descend du bus, caddie et chapeau, classique. L’arrêt suivant
est le mien.
La sortie du bus est elle-même un événement extraordinairement
codifié et routinier, chacun des mouvements s’enchaîne
mécaniquement : disposition face à la porte, pression du
bouton, coup d’œil anxieux au chauffeur à travers l’un
des rétroviseurs, ralentissement, couinement des freins, arrêt,
enclenchement et maintien de la pression du bouton rouge (pas le vert),
soufflement hydraulique, coulissement des portes qui claquent sèchement
contre les parois, descente de deux marches, suspension une fraction de
temps en apesanteur, contact avec le sol, vérification du chauffeur,
relâchement du bouton rouge, fermeture des portes, vrombissement
du bus, démarrage ; évitement du premier panneau publicitaire,
vérification de la circulation, traversée, deuxième
panneau. A raison de deux fois par jour, cinq jours par semaine, cinquante
semaines dans l’année, le geste reproduit pendant une décennie
monopolise un temps précieux.
La grille est ouverte, la grande porte verte écaillée annonce
une présence frustrante d’un sentiment d’habitude…
L’espoir est au bout du couloir, ça monte. Rien de plus lointain,
ça ne ressemble à rien de connu.
Connaître, souhaiter l’inconnu, le deviner puis le fuir, souhaiter
que le hasard vous tombe dessus. Chacun de ces élans me suit sans
lien logique.
Une fois la seconde porte franchie, la respiration des meubles se fait
entendre, leurs odeurs laissent place à une présence…Chaque
pièce est différente, pourtant arpentée généralement
par les mêmes personnes : les Murs n’abandonnent pas leurs
traces passées à celles des hôtes présents.
J’ai besoin de ressentir, d’imaginer, de m’en imprégner
et de les stocker en mémoire pour plus tard les reconnaître
et anticiper l’effet qu’elles dégagent.
J’y aurai passé toute mon enfance, toute mon adolescence,
à humer ces racines virtuelles pour dépecer le possible,
saisir l’en dessous. J’ai la sensation que tout est dans leurs
traces. J’ai pu voir tous les jours ces étudiants plus âgés
évoluer dans différentes salles, différents couloirs
qui englobent notre propre appartement. Ils restent profondément
écartés de ma réalité physique, laissent leurs
marques sur ces murs, ces planchers et finalement les tableaux de résultats,
n’imaginant pas une seconde que leur monde n’a pas la même
signification que la mienne. Pour eux, seuls comptent l’enseignement
et leur impression qu’une partie des Murs leur vole une partie de
leurs ghosts, mais certainement pas les conséquences qui en découlent
pour les habitants permanents.
Il m’arrive de renverser la vapeur : j’ai pris des cours particuliers
de musique dans la salle des profs, qui restaient un moment stupéfaits
que quelqu’un ait pu autoriser à modifier l’utilisation
banale de leur repère officiel.
Leurs traces restent plus visibles que les miennes :
Listes des admis au Capes : …
Veuillez prendre contact avec la direction…
Le cours d’informatique de M. Big aura lieu mardi 18 de 16h30 à
18h.
La direction de la logistique vous informe qu’une fête sera
organisée en l’honneur du départ de…
Interdiction de filmer au-delà de cette limite… (Le "
u " transformé en " il ")
J’ai cru qu’il y avait un avantage dans le fait d’avoir
l’accès exclusif à cette multitude d’univers
qui s’entrecroisent sans s’effleurer. Il n’y a que les
Murs qui puissent concurrencer ma connaissance du milieu : l’enveloppe
architecturale est bien la même pour tous. Peut-être pourrais-je
sentir ce qu’ils sont, à travers leurs traces. Peut-être
pourraient-ils m’aider, à travers leurs efforts passés…
Les vitres sont sales, les arbres sont bien entretenus : leur côté
apaisé aspire l’anxiété intérieure des
salles. Elles résonnent, vides… Atmosphère feutrée,
radiateurs à fond même pendant les vacances (ça coûterait
trop cher de les stopper), un rouge foncé qui déteint, pénètre
les veines, assombrit le sang, use le moral, dégoûte. Des
petits carreaux de couleurs sur le sol, l’odeur de la craie restée
humide un instant, des armoires à clé unique vieilles et
a priori sans intérêt. Alors ? J’y laisserai ma trace,
moi aussi, au Bâtiment Public.
Certains Murs sont râpeux, jaunes sombres, répondent au parquet
maintes fois ciré et qui laisse une forte odeur de solvant. Sans
qu’il y ait de raison, la salle semble plus accueillante. Le rétroprojecteur
noir et orange qui trône au milieu de la salle laisse une impression
d’utilité et d’attention.Ces Murs sont vivants. Chaque
ambiance laisse les ghosts maîtres des lieux, laisse pénétrer
toutes sortes de vides. Celui ci est inspirant, celui-là reste
morbide…L’inconnu n’est pas loin, de nouveaux ghosts
restent à découvrir. Il suffit de trouver la clé.
C’est pas sorcier, les passes sont des plus rudimentaires. J’ai
pu ainsi ouvrir de nombreuses portes qui m’étaient restées
longtemps inaccessibles… De nouveaux mondes ?
En tout cas, les vestiges inconnus de la plupart des acteurs ici sont
autant d’ambiances et de mystères bien plus anciens. Poussière,
luminosité, matière, agencement, objets délaissés…
Ce n’est pas seulement ça. Ou bien c’est de la paranoïa
banale. Effets garantis.
Dans la recherche du moindre recoin inconnu, j’entreprends une descente
aux sous-sols. Il existe autant d’entrées que de caves, mais
elles se rejoignent toutes. L’atmosphère est étouffante,
pleine de poussière, ça sent le vieux bois coupé.
Parfait pour un paint-ball. Les pompiers s’en servent même
pour leur exercice. Les clodos pour y dormir, quand ils parviennent à
y entrer.
out ce qui est apparent a une utilité. Pour laisser sa trace, il
suffit d’emprunter une voie inhabituelle, originaliser l’utilisation
courante. J’ai laissé une marque de Mozart dans la salle
bleue en apprenant le court de stratif. Je suis plus jeune qu’eux,
je n’ai pas les mêmes priorités : ils partent quand
je rentre. Pourtant leurs ghosts, comme un amas de poussière flottant,
me font prendre conscience de leur présence passée durant
la journée.
Tout à l’air d’aller de soi pour ces occupants temporaires,
tout n’est que transitoire pour eux. Ces Murs marquent, manquent,
oppressent, impriment, industrialisent, orientent, voudraient parler sans
le pouvoir et me bouffent sans le savoir. Y a-t-il un effet mesurable
? Aussi puissant qu’un acte délibéré? Ils ne
me laissent pas libre de tous mes mouvements, même le self est marqué
par une série de cours, que ce soit à la table " présidentielle
" ou aux tables classiques d’étudiants. J’y ai
bouffé mes cours. Il ne m’en reste aujourd’hui que
le souvenir des murs blancs et le bruit du congélateur, la soufflerie,
la vue sur le patio, et l’impression d’avoir écouté
les blagues du cuistot sans l’avoir rencontré. Emprisonné
dans un endroit dépourvu de contrainte ?
L’épreuve est terminée, ils ont échoué
ou réussi, ils sont en tous cas passés par là.
Je suis passé après pour les entendre, je suis resté
pendant leurs vacances. Ils n’ont laissé qu’un soupir
retenu, une pression dérangeante, l’envie de tout repeindre
en couleurs apaisées. Partage de souffrances en silence.
Sortons, la solitude pèse.
Retour au lycée, autre Bâtiment Public, où je ne suis
plus un aspirateur à ambiances, j’acte. Les murs me laissent
directement leur traces. Mieux, moins bien ? Quelle est l’influence
des Murs sur toutes les interactions qui s’y trament…Inhumanité
ou porteur d’émotions profondément humaines ? Tout
le monde s’en fout, et pourtant…les griffes sur les tables,
les traces sur les arbres, les bancs, les plateaux du self sont forcément
destinées " au suivant "… une façon de laisser
une preuve du vécu qui est à la fois invisible et bien réel…un
besoin de reconnaissance, en somme.
Un apaisement, donne-moi un apaisement, laisse-moi frissonner la douceur
d’une couleur réelle, partager la langueur d’un ghost
qui dort bienheureux.
Est-ce sans retour, indélébile ? Il y a tellement de détails
et d’enfouissements que c’en est saturé. Il suffisait
de le dire, de l’écrire, de quémander un regard bienveillant.
Maintenant, ce monde repose sur mes petites épaules, sans raison
d’être, sans raison de s’en aller.
Claque des doigts, évapore ton royaume désolé.
J’ai besoin de Murs. Qu’ils deviennent miens, ne plus subir
un fatras de ghosts pour lesquels je ne peux rien. Le blanc m’épargne.
Toute ma pièce a été refaite en blanc, elle ignore
les ghosts précédents, créant ainsi une chambre stérile.
Pas question d’y laisser rentrer quoique que ce soit venant déranger
mon royaume. Tout y est repoussant, incite à rebrousser chemin
dès le pas de l’entrée. Plus tard, la vaisselle pue,
le linge n’est pas lavé, les cours forment un champs infranchissable.
" No ghosts allowed ".
Ai-je déjà laissé un ghost derrière moi ?
Ne me suis-je pas trompé ? Ces plaintes continues, lancinantes
seraient-elles les miennes ? Pourquoi n’ai-je jamais décoré
mes murs, toujours posé un vague poster à contrecœur
?
On s’en fout.
Pourtant…
"Ta gueule, tu vas fermer ta grande gueule ! "
Rideau.
II Détour scolaire
Le jour se lève, efface les bribes de sens du jour passé.
La douleur laisse une petite trace au fond de mon estomac. La répétitivité
scolaire insensée, même sous différentes formes, provoque
un genre de nausée particulier, prégnant, lancinant. Même
après avoir mangé, la douleur est là, devient naturelle,
m’appartient comme je lui appartiens. L’entreprendre d’une
vitale guérison s’opérera après le constat
d’une saturation assommante.
Aller " à l’école " prend un sens, crée
un cercle vicieux de douleur et de guérison rudimentaire. L’idiotie
méthodique, l’abrutissement et l’ennui contournent
la conscience d’être et du besoin d’apaisement de la
douleur créée elle même par ce même gavage,
cette lente sédimentation. Apprendre devient une petite drogue
fade insuffisante, un sursis.
Gestuelles martelées, intonations récurrentes, mimiques
personnelles moult fois singées, leitmotivs assourdissants. "
La pédagogie, c’est l’art de se répéter
". La seule chose qui puisse servir, c’est l’apprentissage
de l’abstraction de soi, le fait de se forcer à prendre la
direction voulue par les officiels.
Êtes-vous en train de m’aider ou de m’achever ? Je vous
fais confiance. Vous savez naturellement ce qui est bon pour moi, vous
ne voulez que ce qu’il y a de meilleur, vous aussi, vous êtes
passé par-là, peut-être vos enfants profitent des
mêmes éclats de voix, regards aigris, fades ou impuissants…
Ramenez-vous ces ghosts chez vous, à la maison ?
Il " faut " produire n’importe quoi, tant que ça
s’ingère, que ça s’imbrique dans un schéma
logique. L’éducation nationale se révèle être
un vivier de ghosts désabusés.
Nous jouerons le jeu, suivrons toutes ces méthodes, oublierons
cette inutilité, passerons dans les classes supérieures.
Nous pourrons tout faire, emprunter n’importe quelle voie, serons
parés à affronter l’Inconnu Logique. Vous verrez plus
tard, vous me remercierez.
Il est des cas où tout se relativise par l’existence d’une
exception : un ange s’avance. " Bonjour, on va bosser ".
Un être vivant, apaisé, tout neuf, avec l’intention
de vivre et de rebeller nos esprits affamés. Ses élans communicatifs
précipitent les envies d’avancer, l’effervescence touche
tour à tour les plus sceptiques. Mon ghost s’abreuve, respire.
La satiété m’envahit.
Mais qu’est ce que cette prof avait donné, qu’avait-elle
pris ? Le piédestal initialement attribué à toute
personne porteuse d’enseignement et de chaleur humaine qui s’était
rapidement effondré avec les nouveaux doutes adolescents, se reforme,
s’individualise, hiérarchise selon leur valeur le reste des
personnes connues, redéploie de nouvelles possibilités d’épanouissement.
L’analyse devient inutile, laisse place au vécu, déparalyse
l’évolution, au moins jusqu’à ce que la source
se tarisse, jusqu’à ce que le temps nous prive d’une
raison de grandir…
L’année scolaire est passée bien plus rapidement.
Mon ghost en réclame.
"Encore ".
" Encore ".
" Encore ".
Il me faudra attendre longtemps avant de retrouver, une fois l’année
terminée, une telle source d’apaisement.
Mais c’est revenu. Un autre professeur, pas encore blasé,
le charisme naissant, brûlait le contenu de ce qu’il était
censé nous apprendre. Nous retenions l’élan, la ténacité,
la pétillance, la force du mouvement. Le décalage était
impressionnant : le sujet sur lesquels nous étions concentrés
(qui d’ailleurs pourrait apparaître des plus repoussant à
première vue) importait peu, les ghosts étaient tournés
les uns vers les autres, telle une cérémonie inconsciente.
La quantité et la qualité du travail s’en trouvaient
démultipliées : ce n’était pas qu’une
année universitaire qui était en jeu, mais tout un mode
de pensée, un système d’analyse sans le moindre rapport
avec la matière enseignée. J’avais retrouvé
un compromis entre la logique et l’illogique. Mon ghost, sous perfusion,
catalysait le flux, puis me renvoyait l’image d’un sourire.
Merci.
La matière n’est qu’un support pour nourrir les ghosts.
L’enseignement ne devrait avoir que cette fonction précise.
Connaître et résoudre l’état, les problèmes,
les besoins de son ghost de manière scolaire est impossible, chacune
des matières enseignées n’a qu’un apport trop
éloigné avec ce qui nous tient à cœur. La logique
qui est déversée sous toute ses formes trouve rapidement
ses limites, fait appel à une quelconque transcendance. L’inconnu
illogique ou aléatoire est le plus présent et apparaît
comme ce qu’il y a de plus important dans tout ce que l’on
vit. D’autres processus de recherche émergent naturellement.
Ressentir est simple, permet une analyse intuitive plus ou moins efficace.
Le changement escompté est d’autant plus intéressant
qu’il est envisagé de manière personnelle. Serait-il
possible de parvenir à être comblé grâce à
des méthodes scientifiques, de suivre de manière généralisée
une analyse psychologique dès le plus jeune âge et pas seulement
empirique et privée ?
Les règles du jeu ne sont inscrites nulle part. Il n’existe
que des interdictions écrites et professées. Mais les besoins,
les remèdes, les conseils ne sont que traditions orales, voire
intuitions couplées avec une bonne dose de hasard, une confiance
aveugle risquée.
La plupart sont des plus limitées et font face à des orientations
dénuées de tout souffle :
" Fais ce que tu veux : fais du sport, va au cinéma, sors,
va voir une expo. "
La guérison viendra, avec le temps, je m’en fais un défi.
III Rencontre proustienne
J’ai eu un choc la première fois que j’ai eu
conscience d’avoir touché un ghost du doigt. La rencontre
est troublante, d’autant plus que je n’ai pu comprendre ce
qui s’était produit que longtemps après les faits.
Ces femmes s’occupent des gosses de l’école primaire
entre 11h30 et 13h30. Elles sont saturées, perdues dans les brumes
de leurs vies, s’avancent, aspirent au soulagement de leur ghosts
au contact des innocents, sans parvenir à régénérer,
à travers cette insouciance, cette fragilité baignée
d’assurance dont ils sont inconsciemment détenteurs, la joie
perdue jadis. Leurs regards désolés tentent de sourire devant
l’impossible bonheur émanant des gosses qui s’étale
devant elles, flagrant. Elles détachent leurs ghosts des murs en
javellisant physiquement l’amertume, de toute façon phagocytés
par les dessins enfantins qui inondent les couloirs, ils s’impriment
sur leurs visages. Elles restent contradictoirement vectrices de ce qu’elles
convoitent en apportant un substitut affectif temporaire, en cajolant,
en réparant les menus bobos, en édictant des règles
à valeur immédiatement dévaluée.
Seul le directeur de l’école, propriétaire de son
bonheur, partage sa bonhomie gracieusement, sans but personnel, l’envoie
de bon cœur aux bambins en instaurant un climat où s’entremêle
rires et hiérarchie, contribuant ainsi à la respiration
des Murs, à notre respiration.
Les différences de statut entre élèves, femmes de
service et directeur sont tellement criantes, les regards tellement implorants
et évidents qu’il n’est pas possible de procéder
à une analyse simple et scolaire. L’image d’une enveloppe,
d’un flux qui les entoure s’impose. Les ghosts prennent vie.
IV Exorcismes
Exorcisons ces traces de ghosts; faire frissonner cette carcasse n’est
pas difficile. Le cinéma du coin peut suffire, tant que les baffles
résonnent et entourent, traquent dans le noir les douleurs et les
anesthésient. L’esprit ne lutte pas, déborde la virtualité,
converge vers ces sortes de secousses épileptiques. Juste un mouvement,
quelle que soit l’émotion et son support, et la peau se hérisse,
l’estomac fulmine ou s’apaise, tel un shoot temporaire qui
les évapore. C’est la fameuse catharsis des temps modernes.
Le retour au dehors est difficile, un petit morceau de virtualité
s’évade, laisse place à une analyse toute simplifiée,
accroît la lucidité. Viennent alors des moments très
propices à la créativité, comme si les chocs sensoriels
débouchaient sur des revendications spirituelles, pouvant aller
jusqu’au bord de l’envol.
Exorcisons ces traces de ghosts ; les faire disparaître est d’une
grande complexité. Je n’ai pas tout compris, et ça
prendra sûrement un temps très long. Ça vient.
Evolution ?
Evolution ?
Evolution ?
Exorciser les ghosts. Facile à dire. La plupart de ceux visibles
par le premier abruti venu sont déjà très nombreux,
les autres, à demi enfouis, ne demandent qu’à partir
ou à évoluer. Quand je parviens à entrouvrir la porte,
les plus anciens sortent, font mal.
L’Infantile, en premier… réclame de la douceur maternelle.
Le temps l’a obscurci, l’a rendu plus touchant, affaibli.
L’homme-enfant gémit, apeuré.
Le temps défile différemment, les mouvements se font rares
quand les pensées fusent et plaquent à terre : j’ai
mis dix minutes pour enfiler une chaussette.
Le ghost ne raisonne qu’avec sa propre sensibilité, buté,
sans tenir compte des évolutions rationnelles de ces quinze dernières
années. L’Illogique et la Logique s’ignorent.
Dès lors, les premières haines envers soi-même apparaissent
: savoir que l’un possède la clé pour l’autre
et vice versa sans qu’il soit possible d’en tenir compte est
une vraie torture : il n’y a plus que des résolutions et
les actes subséquents sont remis à plus tard.
Les transformations physiques et psychologiques à long terme fragilisent,
fracassent les repères préexistants. Beaucoup s’est
déjà perdu, l’innocence semble s’être
dissoute. Tout se relativisera avec beaucoup de patience et d’observation.
Pourquoi n’en ai-je pas été informé préalablement
? N’aurait-on pu savoir ce qui arriverait, serait-ce si imprévisible
? Pourquoi ai-je troqué l’Angélus contre cette forme
adulte corrompue ?
La douleur se durcit, se bétonne au fil des ans. Maintenant que
tout s’est stabilisé, qu’il n’y a plus grand
chose qui puisse accroître la douleur, il me faut la soigner. Si
je veux vivre en paix, il me faut la panser.
Première méthode : la méthode du nourrisson. Pour
qu’un prématuré vive, il lui faut être caressé.
Qu’on lui offre un substitut à la douceur qu’il a perdu
ou à laquelle il pourrait s’attendre. Le Voyage est censé
l’emmener vers un monde meilleur. Seul dans son alvéole stérile,
il aura moins de chances de survivre. Faut que je me mette aux massages.
Deuxième méthode : la méthode Depardieu. Une grande
confusion nécessite du Mozart, par doses cycliques, ce qui agirait
neurologiquement et apaiserait ce ghost inutilement prostré. La
vie est courte. Faut que j’élargisse ma discothèque.
Troisième méthode : délimiter le ghost et lui donner
une vie physique : texte, mélodie, n’importe quel support,
du moment qu’il soit fini, qu’il se sente enfin reconnu et
que la douleur inhérente à son vécu s’évapore.
La quatrième méthode : aller courir jusqu’à
ce que rage s’épuise. Ca ne porte pas des fruits que sur
un laps de temps trop court, même Forrest s’est arrêté
un jour, sans avoir résolu quoique ce soit.
Une fois calmé par une méthode quelconque, l’analyse
porte ses fruits, tout en suspendant le temps, l’évolution
naturelle.
La cinquième méthode arrivera bien tardivement…
Chacun des remèdes envisagés puis essayés a vu son
efficacité décliner... Est-il donc possible d'écarter
ce côté morbide de manière définitive ? Sommes
nous condamnés à les répéter, à en
élargir les dérivés ?
Est-ce inconsciemment voulu ? Se mentir à soi-même est un
grand classique... Potentiellement, est ce que le ghost tend à
provoquer suffisamment de pitié pour se faire recueillir ? Vous
avez oublié de manger ce mois dernier. Ah, merde. Lenteur et agonie
débarquent sans crier gare, me taillent une stature digne d'un
anorexique, éliment les quelques élans encore existants...
les recettes de soulagement ne sont même plus opérationnelles.
Ce n'est que se laisser mourir.
Une raison, un sursaut, une explication. C'est un combat qui date, qui
dure, et dont j'ai oublié les fondements. Tout semble être
raisonné sans être vécu. Tout s'amoindrit alors que
les Murs ne sont ici que grandeur disproportionnée, l'ambiance
est démesurément glauque. J’ai l’impression
d’avoir provoqué ma propre famine humaine chez des sultans.
Est-ce une recherche masochiste de la douleur ? Un conditionnement volontaire
pour que les cris soient plus audibles ? Ce n’est sûrement
pas une recherche d'un quelconque éblouissement, plutôt une
thérapie.... C'est aussi s'accepter en croque-mort, épouser
une montagne, éviter voire repousser les visiteurs, attendre la
prochaine possibilité d'expérience en la conditionnant extraordinairement.
V Grilles d’analyses
Les sceaux des différentes enveloppes restent banals, visibles
dans l’œil du passant. Angélus, Bâtard, Haineux,
Deux-Ans, Help, Donne-Sourire, Néo, Thunder, Simple, Happy Face,
Crassou-Guy…on pourrait se nommer différemment selon l’humeur
et selon l’âge choisi par l’Illogique… Pourquoi
ces différentes enveloppes ne se mélangent-elles pas ? Vivre,
c’est gérer tout un personnel. Il n’y pas de règle
pour comprendre qui prend le relais à chaque événement
qui touche, quelle brindille effleurée transforme Zorg en Suite…Identification,
enregistrement des circonstances, analyse de l’origine, classification,
programmation d’un réflexe ultérieur : c’est
en tout cas plus facile à élaborer que de calmer, voire
d’épanouir chacun des ghosts…
Toutes les tentatives de rationaliser l’aléatoire ne sont
pas infructueuses, mais restent généralement sans succès.
C’est souvent vite oublié, l’attention ne peut être
concentrée en permanence sur les multiples possibilités
de transformation, sur une analyse analogique des impulsions, à
moins que la fréquence de l’événement soit
très importante. Dès lors, un pic sur l’oscilloscope,
une régularité inévitable et inévitée
transforme le réflexif en réflexe réel. Cela ne fait
que mettre en évidence l’irritabilité et un trait
de caractère précis.
Les circonstances peuvent être primordiales. Sans contraintes extérieures
excessives, ce qui n’est pas le cas habituellement, est-il possible
de faire émerger volontairement une des personnalités ?
Devenir acteur… à temps plein ?
Tentatives… mais fausser le jeu m’est impossible. Etre et
paraître se confondent en quasi permanence : il m’est vain
de dissimuler délibérément. Peut-être mieux
vaut-il croire et être, quitte à se mentir à soi-même,
au lieu de feinter consciemment et de se planter ?
VI Portrait
Morbide en se levant, le tourbillon des gestes quotidiens s’enchaîne
par réflexe. Une musique éclairante essouffle l’absence
d’envie, souvent pas assez vite pour me redonner faim. Le corps
crie famine, l’esprit reste dans une fin de phase révulsive.
Quelques heures plus tard, après un changement de décor,
Angélus est de retour, sans crier gare. L’analyse s’évade,
inutile. Tout est doux, une mélancolie presque tendre s’installe.
Une ballade diffuse flotte, un petit nuage moelleux qui efface toutes
douleurs mêmes bénignes. Pas de velours, pas d’intonations
brusques, pas de bouillonnement, pas de Murs saturés de ghosts
agressifs. C’est extraordinaire de savoir qu’une part de soi
est ce que l’on voudrait être à chaque instant.
Reste des pointillés quant à un éventuel changement,
quant à l’apaisement des autres ghosts qui s’amènent
quand bon leur chante.
Face au vide, chacune des enveloppes, des personnalités s’impose
dès lors que les autres n’ont plus rien à apporter
ou quand un intérêt se greffe avec acuité.
Face aux circonstances, c’est du pur réflexe. Les ghosts
extérieurs ne sont alors que des interférences, et toute
dissimulation relève de l’exploit. Toute l’intensité
du ghost en face de soi peut alors se mesurer. VII Evénement :
une rencontre.Le regard désolé, elle parcourt du regard
ce non-être, recroquevillé et perturbé. Son évolution
semble paralysée. Toute l’attitude respire la répulsion
: le regard affamé et buté, la prostration perpétuelle,
le silence gênant, le côté enfantin déformé,
l’absence de choix vestimentaire, la douleur et la fragilité
qui irradient son ghost,… il ressemble à un clochard.
" J’ai faim. "
Quelle réaction pourrait-elle avoir ?
" Il m’a fait peur… on aurait dit Frankenstein ".
Sourire défaillant mais langage intelligible infimement rassurant,
pas d’agressivité directe (où est passé l’Angélus
?), il n’est pas fou à lier. Cependant tout en cet instant
bouillonne, s’anime, brut de violence contenue. Courageusement,
elle instaure un contact :
" Qu’est ce que tu fais ? "
Réponse apeurée à peine audible, fureur contre lui-même,
mal à l’aise prégnant, volonté de saccager
et de rediriger la conversation, l’artificiel le fait enrager. Pas
ou peu de confiance naturelle en lui.
Touchée, son côté maternel s’active, c’est
le seul qui puisse être mis en avant, s’il est suffisamment
développé. Après un laps de temps suffisamment long
pour instaurer un climat de confiance, un début d’échange
se produit. Pourtant, cette couche de mal être est si pesante que
ça en devient infranchissable, que seuls des contacts furtifs calculés
pour ne rien provoquer sont envisageables. Milieu instable, aléatoire…
terrain miné.
Les sourires s’effacent, l’intérêt décroît,
l’anonyme redevient règle. Elle passe " au suivant ".Le
schéma se reproduit… le temps a déjà fait son
œuvre : bossu enchanté par un sourire, vieux chat sauvage,
innocent et franchement coupable, merlu rabougri. C’est vrai, c’est
franchement instable, bien encastré dans l’impasse, prédictivement
condamné.
Beaucoup a déjà été réalisé,
mais trop parcimonieusement pour que le résultat puisse s’ériger
en règle immuable.VIII Il faut forcément que ça sorte
" Tu penses trop ".
Je l’ai dit, je le ferai. C’est trop tard. Trop tôt,
c’est sans crainte, il y a des risques, à quoi dois-je m’attendre,
quelles solutions, quelles possibilités ? Rien à en faire.
Son nom doit commencer par M, _, W, ou _. (rotation du symbole d’un
quart de tour à chaque fois). Recherche irrationnelle, superstitieuse
pour se rassurer. C’est fini tout ça, l’affolement
sans fondement. Sans fondement. Sans fondement. Sans fondement. "
Je peux péter un coup, si tu veux ". Wou-hou ! Bounce, pogo
pogo pogo pogo pogo pogo pogo pogo !!! Belle ampleur du coup de folie,
une gesticulation carrée rythme le sol, muscles contractés
mécaniquement sous l’effet d’une musique électrisante.
Pas de recherche, pas d’originalité, juste l’intensité
de la hargne qui se manifeste et qui ne faiblira qu’à l’épuisement
ou quand M. Raisonnable prendra le relais.
L’accalmie s’annonce déprimante.
Ca tourne.
IX les caméras sont bien
cachées
Sauts d’humeurs, paranoïa croissante.
C’est du Truman Show permanent. J’essaye de voir à
travers ses yeux.
Elle transparaît, voit mon regard sans avoir besoin de jeter un
œil. Elle l’a ressenti d’une telle intensité qu’elle
m’a cerné de A à Z. Elle sonde le vide, le désarroi,
n’a pas besoin de poser de question, aspire, dissèque le
ghost comme si c’était naturel. Sa complexité brutalise,
met en avant ma grande simplicité et mon incapacité à
régler ces futilités…m’infantilise à
vrai dire. La revendication à l’originalité se transforme
en obstination saugrenue. J’ai l’impression d’avoir
atterri sur Mars. Que peut-elle attendre de moi ? Si elle a les clés
à mes problèmes que je mets tant de temps à résoudre
et qu’elles lui paraissent grossières, que puis-je lui offrir
?
Dévalorisation instinctive et infondée, frustration supplémentaire
et inutile.
Pavane, pour se cacher : Moi, Je. Elle décèle, évite,
je ne dois pas être ni le premier ni le dernier. Ca n’a plus
rien à voir avec moi, mais j’ai l’impression de n’avoir
rien à donner, tout en étant persuadé de pouvoir
parvenir à quelque chose.
C’était une règle de base : pour ne pas se faire jarter
d’emblée, ne rien demander, surtout dans l’attitude.
" J’ai tellement faim ". Tout doit être inconscient,
sinon j’en demande tellement que ça devient rapidement inaudible.
Le problème est que j’y parviens tellement bien qu’au
bout de quelques minutes, inconsciemment ou pas, toute considération
disparaît.
Ne pas avoir d’idée en tête dès le départ,
retrouver un naturel épuré… Eviter toute mise en scène,
c’est la prochaine étape.Humainement très pauvre…
Implacable apitoiement qui s’ajoute au tableau d’honneur.
Implacable ressort ironique qui s’en délivre :
" N’aurais-tu pas pu agir autrement que tel que tu l’aurais
fait autrement, Stephen ? "
" Tu apprendras que connaître le chemin et arpenter le chemin
sont deux choses totalement différentes . "
" Dans les films, c’est toujours là qu’on se dit
que le héros devrait se relever et relativiser l’état
de sa situation ".
" Ta gueule, tu vas fermer ta grande gueule ! ! "
Allez, j’ai d’autres projets que celui de m’ouvrir avec
pour seule conséquence le fait de saigner.
X Ca ne s’oubliera pas
Dites-leur que ce n’est pas la solution. Il n’y a
pas de raison pour que l’on m’achève de cette façon.
Leurs mots sont lacérant, douloureux. Je ne veux plus qu’on
en parle. Gravée, transformée en réflexe, la tournure
résonne.
Une salle de classe, un prof, des élèves.
Un exercice de grammaire classique, un gloussement précurseur,
une formule mortifiante qui pointe du doigt leur vision du souffre-douleur.
Leurs rires tonitruants, la jubilation d’être le tueur et
non le tué, les hurlements de mon ghost.
Mon accablement s’ajoute au spectacle, vire à la foire. Je
baisse le son, les larmes se forment, le cœur prêt à
vomir, la porte n’est pas loin, le poing se serre, l’entaille
est profonde.
Tremble. Vacille. Fureur.
Silence.
Silence.
Silence. Retour sur soi dès que la scène se vide : tout
début de confiance sera désormais méticuleusement
analysé, enveloppé d’une méfiance sans précédent,
et comportera toujours la possibilité d’enfoncer la touche
Escape.
Tous les doutes sont permis, toutes les paranoïas nécessaires,
toutes les attaches relativisées.
Toutes les haines sont justifiées, aucune excuse, aucun pardon,
aucune humanité.
Proches ou non, lien de sang ou de terre, ils sont tous à reconsidérer.
Il faudra tout sublimer, transcender, bétonner.
Va savoir en quelle matière le verbe est construit, quelles épées
ont pu être confectionnées pour porter un coup pareil.
Inepties, solitudes, faims, obsessions, tout sera supporté pourvu
qu’aucune autre douleur extérieure ne trouve place auprès
de mon ghost.
XI Une fraction de temps trop tard
Le coup m’achève. Ca m’était difficilement
compréhensible vu le nombre de fois où je m’en suis
méfié, voulu, émietté, analysé, transporté.
Y avait plusieurs erreurs dans les données. Le réflexe d’ignorer,
je l’aurais eu avec n’importe qui. La claque ne pouvait être
digérée en ce temps record. Ce n’était pas
possible. Le dos courbé, le regard figé au sol, casque vissé
sur la tête, U2 en boucle, les larmes au moindre coup de vent, la
lenteur des cicatrices. Ca paraissait impossible. Sa mort a prit le lycée
par surprise.
" T’as pas vu E. ? "
J’avais prévu de le lui demander le soir, je ne l’avais
pas vue à travers les vitres le matin mêmes. Les autres,
oui. " Tant pis, c’est prévu pour tout à l’heure
". Elle n’est pas revenue. J’attends que la folie me
prenne. Elle non plus ne vient pas. Rien qu’une la boule de douleur
et une fixation macabre. J’érige son sort et le mien en prétexte
pour expliquer tout attentisme, puis j’efface le mysticisme pesant
et vain. Passons, ce chemin n’est pas le mien.
XII I’ll be there for you-hou
Nouvelles têtes, nouveaux élans humains collés
d’une suspicion initiale suffisante.
Elle n’est pas inutile a priori, mais s’avère la plupart
du temps sans fondement. Ces nouveaux petits gars sont beaucoup plus proches
du même schéma de pensée, les réflexes s’avoisinent
: ils ne mettront pas en œuvre d’inutiles conflits. Ca suit
son cours. La haine s’évade petit à petit. On se marre
bien.
Pour parachever l’oubli des ghosts, nous investissons la salle d’informatique
hors des horaires administratifs. Quelques dizaines d’ordinateurs
reliés par réseau squattés pour les vacances, avec
Warcraft II et Duke lancés en boucle. La première impression,
c’est d’avoir repoussé les limites du conventionnel,
de l’autorisé. Premier réflexe administratif, une
originalisation de l’utilisation du matériel nécessite
un responsable. L’aval parental est donné, l’aval du
directeur (la même personne) est plus que nuancé. Tant pis,
l’élan ne fléchit pas. Que ce soit des jeux vidéos
ou du vélo toute la journée, les rêves sont déformés,
font apparaître des héros tirant au RPG ou des bandes routières
qui défilent : dans l’un ou l’autre cas, l’intérêt
se trouve ailleurs. Le groupe se catalyse, commence à trouver sa
propre voie, autre que celle imposée scolairement.
" Je vais étendre les capacités de l’ordinateur
"
Manque de pot, chaque ordinateur était conçu pour fonctionner
en réseau et non individuellement : changer les configurations
fait naître des bugs, qui se répètent de plus en plus
fréquemment. Finalement, quatre puis seulement trois des huit ordinateurs
initialement opérationnels acceptent de lancer les applications.
Au bout du compte, trois jours entiers ont été nécessaires
aux informaticiens pour tout remettre en route pour la rentrée.
" C’est des conneries comme celle-là qui pourraient
me faire virer ! "
Bôôôahhhh…Ok, changeons de bâtiment…
L’apprenti joueur s’avère goguenard face à ses
capacités qu’il ignorait jusque là. On a tous appris
à y jouer en même temps. Entrés clandestinement dans
le gymnase, le Bâtiment Public révèle d’autres
possibilités d’ignorer les ghosts. Crosses en mains, rollers
aux pieds, nous sommes parés pour évoluer et apprendre à
se reconnaître. Cinq joueurs, deux buts (délimités
par des chaussures), une balle, le jeu peut commencer. La maladresse initiale
se transforme en dextérité éloquente, la configuration
du terrain laisse place à l’imagination (des rectangles de
mousse de deux mètres arborent chaque coin du terrain, histoire
de gentiment se fracasser à pleine vitesse les uns sur les autres),
les schémas de jeu s’affinent, la connaissance intuitive
de la position de chacun des autres joueurs devient infaillible. Le temps
développe la rapidité, la maniabilité, la puissance,
la précision. Nous virevoltons, perdons haleine, repoussons nos
limites physiques, histoire de s’enivrer d’1,5 litres de jus
d’oranges chacun par la suite. Chouette, je me suis tapé
350% des AJR en vitamine C. J’ai la forme.
XIII Educations
Reste des pointillés ?
Pleine lune, visite guidée. Maintenant je comprends mieux
tes réactions : tu te poses en parfaite opposition à ce
qui est prescrit de l’autre côté. Ne fallait-il pas
voir les divers types d’éducations pour comprendre celui
qui est mis en œuvre ? Le temps change bien les choses. L’analyse
après ces années de recherche, cet assagissement après
ces années d’incompréhension étaient tous deux
nécessaires.
Tout se mélange, tes origines comme cette découverte pleine
de bon sens et de non-sens : l’incompréhension et le rejet
de cette jeune brutalité teintée d’egos démesurés
est des plus compréhensibles. Comme si lier une sorte de miraculé
et un terroriste était simple !
Les résultats sont aussi un mélange de contradictions. En
quelque sorte, tu disais :
" Faîtes ce que vous voulez, du moment que vous ayez acquis
le " minimum vital ", c’est-à-dire le maximum de
vos potentialités.
Cherchez seuls, respirez et appréciez votre Liberté dans
un cadre le moins limité et le plus abouti possible.
Hédonistes par nature, cherchez le suggestif plutôt que l’impératif,
pariez sur l’intelligence. "
Cependant, la douceur et l’impact ne survivent, dans certains cas,
que si l’on n’est pas brusqué. Poussé à
bout, toutes les limites repoussées en continu font ressortir une
profonde violence. Tu t’étais battu contre cette violence,
pourquoi la reproduire ?
De l’autre côté, soleil de plomb, famille nombreuse.
Les ordres fusent, l’organisation pyramidale ne perd rien en efficacité
et gagne en mise en scène théâtrale. S’adapter
pour s’intégrer, mordre à tous les hameçons
et conventions sociales pour une " bonne impression ", ranger
de côté les non-envies. Ca ressemblent à une colonie
de vacances non officielle composée d’adultes qui se taisent,
d’enfants qui traînent des pieds. Une structure sociale tout
sauf naturelle pour un cadre hors du commun, fruit du Chef.
Pour comprendre et pour quelques regards affectifs, tout est acceptable
même s’ils ne sont que ressentis et pas exprimés directement
: l’ego se range de côté sans broncher. Quelques interrogations
sous-entendues sur une détresse incomprise, un pardon non-dit,
un vide complété par des cours magistraux à tout
instant (une déformation professionnelle). Une peur de l’expression
? Une fluctuation non maîtrisée dans les frontières
du dicible ? L’assiduité et l’obéissance sont
ici les moyens de communication courants. Les ghosts se parlent à
coup de " production ".
Sans le dire, chaque geste respire le " Voilà ce que je voulais
te montrer " : The action speaks louder than the words ?
Quels que soient les moyens qui sont mis ici à ma disposition,
ils sont tout sauf l’essentiel. Habitué aux représentations,
je connais le sens, l’élan derrière les gestes qui
se veulent à la fois cachés et mis en évidence, sans
pouvoir aller plus loin. Après avoir épousé les règles
du milieu, qui sont sommes toutes banales (l’angle rebelle improductif
est mort depuis quelque temps) je pousse en avant les gémissements
plaintifs de mon ghost pour qu’eux-mêmes poussent les remises
en question. C’est toujours bon à provoquer, même si,
au final, les rouages de la machine ne pourront s’inverser.
XIV Le matin
La tristesse m’est tombée dessus ce matin, sans raison.
J’ai du mal à décroiser les yeux, à me voir
dans la glace totalement hagard, à me désembrumer le cerveau.
Les musiques ne me donnent aucun élan, aucune vivacité.
Je tente un sourire, il en ressort une crispation éteinte. Sale
matin. Déjà beaucoup trop vieux pour répondre aux
oiseaux. Seule la bouchère me tend un sourire cajoleur qui s’ajoute
à son sourire commerçant. Toujours à attendre que
ça vienne des autres, j’ai du mal à assumer mon rôle
d’acteur dans n’importe quelle situation qui n’est pas
préconçue. Pour un quelconque élan, je cherche tout
autour, dans n’importe quel regard ou situation, la futilité,
la situation saugrenue sans y prendre part. Ca expose un côté
purement spectateur. Quelques idées noires jaillissent dès
les trois premiers pas dans la rue. Quelques réflexes de jeu, quelques
tremblements, quelque culpabilité. Il n’a pas été
prescrit, pour qui que ce soit, une vie sans goût, sans saveur.
Certains réflexes de désolation et de répression
de cette désolation émergent.
Plus rien. Les rollers avalent les kilomètres d’asphalte.
Aucune protection, aucune résistance, tout s’enfile. Le mouvement
respire la liberté : le sol parfait écorne l’impression
de rouler, donne l’impression de flotter. Les bus et les voitures
sont autant de danger sur le papier que de défis sur la route.
L’odeur des gaz d’échappement, l’endolorissement
des muscles, l’effort, les feux rouges, les sens interdits, les
pavés ne font plus aucun mal et ne représentent plus d’obstacle.
Parier sur la peur de l’autre suffit à couper court à
toute considération du danger. L’ironie du sort veut que
ce soit dans les actes et non dans les paroles que l’arrogance s’exprime.
Ce serait plus simple d’être arrogant avec n’importe
qui, quel qu’en serait le résultat, plutôt que de rester
muet, à contenir et à charger mon ghost en émotions.
L’ironie, dans cette arrogance éprouvée, veut que
certaines personnes se plaquent contre les murs alors que je reste à
trois mètres d’elles. Les rollers renversent totalement la
tendance : ils ont instinctivement peur de moi. C’est magique.
Pour achever l’élan de tristesse, j’ai besoin de coucher
mon ghost sur un lit de mots. Toute tentative d’explication, d’analyse,
de se remonter le moral, de retenir les hypothèses comme les résultats
est notée. Se convaincre de l’existence de l’apaisement
ou la recherche d’une " production ". Dès les premières
lignes, la première " production ", l’intérêt
s’empare du clavier, un réflexe d’espoir écarte
tout ce fatras émotionnel hypnotique. J’ai potentiellement
de quoi me décontracter le bulbe, alors j’essaye de donner
la direction et le mouvement.
L'envie reviendrait-elle ? Désembuer... la carapace... Retrouver
un point de retour, une chrysalide déchirable... Stop... Routine
s'installe, reprend ses aises. La nouveauté a fini d'ébahir,
l'obscurantisme volontaire a fini par me rattraper. Comment rebondir ?
XV Attentismes
J’attendais la relève. Elle était bientôt
là, aussi torturée par son ego que par ses limites, à
laisser jouer son ghost enfant. On était deux gamins qui s’amusaient
dans un bac à sable, sabrant vainement les considérations
adultes. Au final, " l’idée derrière la tête
" a pesé bien lourd dans la balance : par extrapolations,
plus intuitives que raisonnées, chacun a pu croire avoir percé
la volonté d’un " c’est moi qui tire les ficelles",
un rapport de domination. Chacun pense encore avoir gagné, s’être
incrusté en terrain particulier. Ces idioties ont pu relancer la
machine encombrée par une lourdeur universitaire chronique et faire
gagner des points à chacun : un peu de piment pour une compétition
saine et inavouée. Plutôt marrant, plein de vie. Ca remontait
de loin. L’idée n’était pas déplaisante,
l’ironie permanente sans cynisme, la tendresse enfantine sans s’avouer
un quelconque plus, bonne complémentarité et efficacité
sans se marcher sur les pieds : tandem de choc pour projet d’excellence.
Ils se sont tous inclinés face au résultat.
A présent, j’attends toujours la relève.
L’espoir est ultra conditionné.
L’espoir posé en moi est classiquement rejeté, écorné,
déçu sans geste, considéré a priori comme
une main mise sur le peu de liberté que les circonstances m’accordent.
L’espoir que je place chez les autres est si fort qu’il devient
insupportable, une quasi-obligation tacite, de toute façon déçue
par les circonstances que je crée. J’essaye de laisser courir,
de le faire passer dans la sphère inconsciente.
Seul l’espoir que je place en moi est possible, bien que porteur
des plus grandes auto-dévalorisations, des plus grandes relativisations.
Il en résulte un égocentrisme paroxysmique, bon à
survivre, facile à vomir. Constipations .
Les velléités laissent des traces, peu importe. Les années
et les coups de bélier cycliques ouvriront les portes de toute
façon.
En attendant, ces coups sont dirigés vers une mutation évolutive
: je ravive la rage pour faire fructifier les talents que la solitude
m’a laissé. Attendant patiemment de maîtriser les règles,
leurs contournements, leurs conséquences, l’armure est maintenue
fixement tout en restant ajustable : l’épanouissement est
au bout…
XVI L’indicible mis de côté
Les proportions sont imposantes. Les restrictions de toutes sortes
sont maximisées, bien qu’elles restent instinctives : j’ai
trop bien appris ma leçon. Voilà : un pur produit Angélus,
formé par des ghosts d’une moralité déjà
bien datée. Il n’en ressort pas grand chose de bon. Le tour
en est vite fait.
Bravo, vous êtes l’heureux titulaire d’une enveloppe
physique bourrée de réflexes moraux, sociologiques couplés
avec votre expérience personnelle qui s’avère relativement
inquiétante vu le haut degré de raisonabilité, l’ampleur
de votre bon sens.
Officiellement, vous êtes parfaitement à même d’être
intégré dans la société.
Officieusement, on s’interroge sur votre état mental, psychologique,
vu le refoulement de toutes les pulsions qui forcément vous habitent.
Vous avez été signalé à plusieurs reprises
dans un état humainement déplorable. Graves troubles affectifs,
importantes carences relationnelles, votre entourage vous craint et vous
plaint. Il semblerait qu’aucune personne ne puisse vous détourner
de vos desseins, que vous usiez inconsciemment de perfides manipulations
qui échappent à votre contrôle.
Aucun acte déplorable n’a été enregistré
à ce jour, aucune personne ne s’est plainte de vos forfaits.
Pourtant, il est possible d’affirmer que votre souffrance et celle
que vous provoquez vous qualifient de personne fragile, instable, voire
dangereuse, selon l’instant. Cette épaisse couche de mal
être s’anime. Le front a doublé de volume. Je me suis
frappé le crane de façon rapide et répétée
comme un cinglé, comme si je tenais à ouvrir le cerveau
pour en modifier physiquement le contenu, comme si tout l’intérieur
n’était que vaste pourriture et m’était insupportable.
Les sourcils sont aussi déchiquetés à force d’y
enfoncer les ongles. Les plaques de corne se forment, je me suis totalement
défiguré.
Peut-être qu’à ces moments n’importe quel psychotrope
eût été bien salutaire.
J’ai trouvé un soulagement des plus naturels qui soit. Passer
un gant d’eau brûlante sur le front ou sur toute partie du
corps complètement ravagé par un eczéma catalysé
par l’état psychologique. L’effet dépend de
la variation de température progressivement augmentée. Au
seuil critique, une énorme décharge d’adrénaline
envahit tout le corps, je m’allonge dans l’eau, incapable
de faire le moindre geste pendant plusieurs minutes, oubliant toutes ces
démangeaisons atroces. La brûlure en elle-même n’est
rien comparée à l’effet produit. Je provoque les brûlures
de plus en plus fréquemment. J’y prends goût.
Bienvenue dans un monde de dingues où il existe des drogues inconnues
et des plus simples qui ne coûtent pas un rond, qui n’ont
que des effets physiques sur l’épiderme.
Moque-toi des visages cernés, des frêles silhouettes harassées
par la réflexion, petit carnets à la main, perpétuellement
dans leurs pensées : parfois leur survie en dépend. Avant
de pouvoir réduire ce non-vivre, il a fallu écrire, et pas
simplement pour le plaisir.
Quelques années plus tard et après des efforts invraisemblables
de relativisation, toutes les plaques sur la peau ont disparu. Il ne manque
plus qu’un mouvement de joie naturel. Placer les mots sur les phénomènes
reste difficile quand on est le principal intéressé.
" Malheureux, toi ? tu parles ! T’as l’air d’être
malheureux ! "
Le fond réel ? Parle moi de ta nature, l’as-tu acceptée
?
Placer et tendre vers un tel idéal, c’est nier ta condition
humaine. Tu as des aspirations divines, ma parole.
Prend donc ton pied et cesse de t’évertuer à tout
classifier, schématiser, réflexifier, tu te paralyses complètement.
Pète un coup.
Blesse ton attentisme : même s’il t’arrivait un choc
émotionnel, physique ou mystique, ça ne t’apporterait
en aucun cas ce que tu attends. Tu ne resterais qu’un affamé.
C’est bien gentil, ta psy à deux balles, mais " arpenter…
"
Ta gueule, passe-moi la bouteille. |