Ma
nuit du 4 août (Stella by Starlight)
« débris d’étoiles,
de ces débris,
j’ai bâti un univers. »
- Nietzsche
Le bip strident du portable me sort de ma torpeur. Mêlé
aux notes. Cette musique ? Ah, oui, Filles de Kilimanjaro...
J’ai dû partir pendant « Petits machins ». Le
petit écran vert reste allumé quelques instants, me proposant
de lire un message. Allons-y : « On reconnaît les mortes à
ces clartés-fantômes qui se laissent traverser par la lumière
vivante des étoiles. » Ce doit être Blanqui. C’est
elle. Les mortes en question, ce sont les étoiles. Ou les comètes,
je ne sais plus.
J’ai rencontré S. dans un bar du Ve où je ne vais
pas souvent, à l’occasion du vernissage d’un copain.
Une amie commune était là. S., que je connaissais un peu,
sans plus, l’ayant croisée quelques fois dans des cafés
de Bastille ou du Marais, toujours avec des gens de connaissance. Nous
ne nous étions jamais vraiment parlé. Situation banale,
bien sûr. Mais j’aime ce qui du banal saute à la gorge
et lui fait vomir sa banalité : l’extraordinaire, le spontané,
la folie, la grâce.
D’humeur sociable, euphorique sans raison, je me suis lancé
dans un solo coltranien très free où tout était matière
à impro : ma paranoïa, les tableaux du copain vernissant,
l’écriture en forme de constellation. C’est à
ce moment qu’elle m’a parlé de Blanqui. Pas tant de
sa théorie révolutionnaire, bien que ses sympathies aillent
plutôt de ce côté, mais de L’éternité
par les astres.
L’écoutant avec attention, je la détaillais. Jolie
brune, visage ovale, yeux noirs, cheveux courts, noirs, taillés
en légères pointes qui lui fouettaient les joues lorsqu’elle
tournait la tête. Elle riait beaucoup ce soir-là. Vin ? Séduction
? Plaisir d’attirer mon attention ? Ou celui de sentir le printemps
imminent, qui commençait à travailler nos corps.
Je la regardais donc me parler : petite langue rose active, rouge à
lèvres violet foncé, dont je m’étonnais qu’elle
n’en laisse aucune trace sur son verre et qu’il demeure toujours
étal sur ses lèvres, sans s’effacer. Son regard :
je la voyais me regarder par à-coups rapides, un coup d’œil
sur mes mains, les chaussures, mon cou, et ainsi de suite. Ces regards
vifs qui ne sont pas toujours enregistrés par l’interlocuteur.
L’écoutant, je me demandais ce qu’elle concluait de
ses regards, l’analyse qu’elle ne pouvait manquer d’en
faire, me parlant. Ce qui se passait dans nos dédoublements réciproques.
Bref l’habituelle et non moins troublante comédie de la séduction,
de la rencontre, alors que rien n’est encore joué, où
un mot, un geste, peuvent convertir en théâtre charnel le
ballet en cours. Ou l’avorter.
Un troisième larron, fraîchement rencontré, vint se
mêler à la danse. Là, je dois vous parler de ma théorie
de l’étape en ligne. Celle où les sprinters s’expliquent.
Arrivée classique sur Bordeaux, par exemple. Le sprint se prépare
des kilomètres à l’avance. Les coéquipiers
des principaux sprinters (d’habitude deux ou trois) durcissent la
course en prenant la tête du peloton, récupérant toute
tentative d’échappée (oui, oui, on le sait, le sport
est aussi une morale policière physique mise en scène).
A deux kilomètres de l’arrivée, un ou deux coéquipiers
lâchent, épuisés. Le sprinter se cale dans la roue
d’un ultime coéquipier qui le place sur orbite et qui, à
quelques centaines de mètres de l’arrivée, s’écarte
ostensiblement sur le côté, laissant les cadors entre eux.
J’aime à la folie le moment où, sur un train d’enfer,
s’écartent en même temps ces équipiers, arrêtant
de pédaler, relevant le buste en parachute de fierté du
travail accompli, observant avec angoisse, espoir ou confiance leur finisseur
s’activer seul. Vu d’en haut, cela crée une sorte de
déflagration spatiale permettant à une tête cachée
de fuser vers le fil final. Souvent, un mercenaire s’immisce, profitant
tel un parasite du travail produit par ses rivaux. Puis, donc, la giclée
finale où tout se joue sur un rien : la bonne roue prise, le bon
angle dans le vent qui vient tout juste de tourner, le départ dans
la bonne fraction de seconde, le coup de rein sur la ligne pour «
sauter » celui qui se croyait l’élu du jour.
J’y pense souvent, dans les cafés, bars ou soirées,
observant de l’extérieur ou de l’intérieur ce
fougueux ballet de la séduction. Combien de fois ai-je vu le pauvre
postulant transi, parti seul en échappée depuis trois heures,
se vautrer lamentablement à l’arrivée d’un ou
deux plus frais, plus beaux, plus en verve, plus drôles, plus en
réussite ?
Par goût du jeu, par narcissisme primaire, par désir de goûter
la peau tendre de la jolie brune — j’étais obsédé
par la phrase d’Aragon dans Le Con d’Irène
: « Il flotte autour d’elle un grand parfum de brune, de brune
heureuse, où l’idée d’autrui se dissout »
— je me suis décidé à ne rien laisser à
l’autrui qui, décidément, refusait de se dissoudre
dans l’air printanier. Un peu de virilité, de combat, après
tout, pourvu qu’il y ait l’ivresse avec le flacon... et la
grâce. Que celui qui trouve cela ridicule examine d’abord
sa propre vie. Pour ma part, je pense à ces combats plus ou moins
amicaux entre saxophones ténors, par exemple. Entre le puissant
Coleman Hawking et le souple Lester Young. Ou le « Saxophone Colossus
» Sonny Rollins et le « Heavyweight champion », le «
train », John Coltrane, dans « Tenor Madness ». Ce soir-là,
quitte à me répéter, je me sentais coltranien. Pas
de refus d’écoute, mais je balancerais la purée au
moment propice : lyrisme, puissance, technique, improvisation sauvage,
nuances... et ne plus lâcher le solo. Comme dans « Teo »,
par exemple, où Mobley examine à distance. Alors en scène
!
Il se fait tard. Le lascar travaille tôt demain. Bon point. Il faut
le fatiguer tout de suite. Je place une accélération : «
On va prendre un verre ? » (nous sommes déjà bien
ivres). Elle accepte immédiatement. Lui aussi. Mais où ?
On hésite, on se tâte ; sentira-t-il la fatigue ? Puis elle
propose chez elle. Elle n’habite pas loin et il reste une bouteille
de vin. OK. La partie sera rude. A-t-elle déjà décidé
? Qui est de trop ? Préfère-t-elle une partie à trois
? Allez savoir...
Nous passons sur le pont et, surplombant la Seine, j’évoque,
selon mon habitude, les Chants de Maldoror, l’épisode
de la lutte avec l’ange et la lampe flottant entre deux eaux. S.
rit beaucoup. Lui renchérit avec d’autres citations. Je l’aime
bien, ce type. La lutte est amicale et c’est un bon compagnon de
jeu.
Elle habite sur la pointe orientale de l’île Saint-Louis.
Une maison blanche, au quatrième, avec petit balcon donnant sur
la Seine. Site incroyable. « Ce n’est pas à moi, mais
à une copine partie aux États-Unis et qui me le sous-loue.
J’avoue que j’ai un bol monstre. » Je m’allume
un cigarillo en regardant les eaux encore hautes et puissantes de la Seine,
les quais à moitié submergés. L’odeur. L’odeur
d’abord ; c’est mon référent de base. Vase,
salpêtre. Puis une bouffée d’épices havanaises
dans le nez. Mais je me laisse distraire. S. met de la musique et je suis
surpris de voir qu’elle a choisi Mauricio Kagel. Elle débouche
une bouteille de Saint-Émilion. On discute de choses et d’autres.
Puis elle se lève en disant qu’elle veut danser. Elle met
un disque de Miles Davis, On the Corner. Là, j’avoue ma grande
surprise : qu’elle connaisse ce disque si décrié à
sa parution, trop funky pour les amateurs de jazz, trop étrange
pour le funk, trop... Too much ! Et qu’elle le choisisse à
cet instant précis... Je suis épaté. Alors on danse
sur la basse folle de Michael Henderson, qui chaloupe à fond, roule
sur elle-même... Ça se déchaîne pendant «
Thinkin’ One Thing And Doin’ Another ». Ma préférée.
C’est là qu’intervient la trompette wah-wah de Miles,
surfant sur les rouleaux, glapissant, hululant, coassant. Tous les trois,
comme des fous, au milieu des bougies et de la brise fraîche qui
arrive de la Seine par la fenêtre entrouverte.
Je ne voyais pas de prémonition dans le titre.
Il danse en faisant de grands gestes désordonnés et brusques.
Elle est concentrée, alterne les tournoiements sur elle-même
avec quelques pas cadencés, en allongeant la jambe. Je ne me décrirai
pas. Je dirai seulement que je tendais, à intervalles régulier,
mon bras vers le baffle où reposait mon verre, me sifflant une
gorgée entre deux déhanchements.
Cela aurait pu durer longtemps. Il fallait bien que quelqu’un prenne
l’initiative ; je le fis. Ses pas de danses l’ayant menée
jusqu'à la cuisine, je l’y suivis. Mais elle revenait déjà
: je lui pris les mains pour la faire danser, nous nous sommes serrés
quelques instants, la danse avait bon dos. Puis je l’ai embrassée.
Elle pris mon visage dans ses mains, me regardant, passa sa main sur ma
nuque et m’embrassa à son tour.
Ouvrant les yeux, je vis la lumière des siens, mouillés,
luisants des reflets de bougies et, hors cadre, au fond, le camarade qui
enfilait sa veste. « Tu pars ? » « Je travaille tôt
demain. » « Ah oui. » Elle le raccompagne à la
porte.
Voilà.
C’est maintenant l’heure des effleurements, des chuchotements,
des premières saveurs du corps de l’autre, du frisson des
mains qui courent, des empressements et des empêchements, des regards
éclaboussés.
Nous sommes à terre, nous roulant sur le tapis, sous les coups
de sifflets perforant l’espace tandis que la caisse claire, particulièrement
éclatante, semble gifler le temps lui-même.
Temps qui se dissout dans l’odeur de sa peau, dans le goût
de sa bouche, dans la sensation de nos peaux qui frissonnent.
Mais le temps de nos sensations n’est pas celui de la chronologie
qui se passe bien de nous : dehors le jour point. Dans un demi sommeil,
j’entends des chants d’oiseau, un cri de canard. « Je
fais le lit ? » « D’accord. » « Laisse-moi
faire, j’ai l’habitude. » Obéissant, je vais
jeter un coup d’œil par la fenêtre. Spectacle magnifique
du lever du jour sur la Seine. Lisière d’orangé au-dessus
des maison en face, violent éclat à droite sur un carreau.
Les saules siphonnent délicatement la Seine de leurs longs fils
verts, sous lesquels les canards s’activent déjà.
Il fait un peu froid. Je me retourne et la voit s’activer avec les
draps. Joli corps de brune, petits seins sensibles. Bien faite, elle cachait
pourtant son corps sous des vêtements trop amples. Réflexion
de mec, je me dis. Pourquoi montrer ? Mais pourquoi cacher ? Allons, je
fatigue et deviens encore plus idiot. « Tu viens ? » Je saute
dans le lit. « Tu as un côté préféré
? » « Non, non. » Elle part se brosser les dents. A
ma gauche, dans la bibliothèque, j’aperçois L’éternité
par les astres. J’en lis quelques lignes en l’attendant. Elle
revient, se coule vers moi (oui, c’est vraiment ça, son corps
coule, souplement), m’enlève le livre en disant « Demain...
non ? ». M’embrasse en faisant glisser le livre au sol. Goût
de dentifrice à l’eucalyptus, puis chuchote le « J’ai
envie de toi » qui fait toujours plaisir. Elle monte sur moi et
me fait l’amour lentement, très lentement. Et jouit avec
quelques spasmes violents, contrastant avec la lenteur de ses gestes.
Je m’évanouis plus que je m’endors.
Au réveil il était midi. Plein jour dans les yeux. Elle
gît, défaite, les yeux clos et gonflés. J’ai
mal au crâne. Dans la cuisine, je trouve de l’aspirine effervescente,
prépare un café qui passe pendant que je prends ma douche.
*
– Non, vraiment bizarre, je te dis. Pas juste le
genre névrosé, j’ai plutôt l’habitude,
mais comme si elle était désertée d’elle-même.
Elle vient de m’envoyer un nouveau message : « Désolée
pour hier. Trop bu. Dois rester seule, irrémédiablement.
Sorry. S ».
– Bon, tu as envie de parler ?
– Ce serait pas mal, oui. Tu avais quelque chose de prévu
?
– Je crois que Katalyn voulait se promener, je lui en parle, quitte
pas.
Une pause. Au fond j’entends de la musique baroque, on dirait du
Charpentier. Ce doit être Katalyn qui prépare son prochain
concert, ils m’en ont parlé mais je ne sais plus.
– Allô ? C’est bon, elle a du travail de toute façon.
Et puis, quand il y a urgence...
– N’exagère pas... C’est juste bizarre, voilà...
Et une claque de plus dans la gueule.
– Te bile pas. On se voit où ?
– Aux Illuminations ?
– Parfait.
J’arrive avant lui. Peu de monde, encore, aux Illuminations.
On aime bien s’y retrouver : petit bar-librairie du Marais où
l’on dégote de bons vins. La faune locale est souvent assez
frimeuse, genre semi-loosers qui se la jouent, mais on trouve aussi quelques
vrais esprits. Puis Ernesto est sympa et de bon conseil pour les vins.
C’est le seul barman lacanien que je connaisse, alors on a sympathisé,
peut-être parce que l’on est d’accord sur rien.
Difficile de me concentrer : j’essaie de lire, mais les lignes flottent,
les lettres sont autant d’idéogrammes de l’absurde.
Pourtant, je sens bien que, malgré ma conscience en vadrouille,
certains mots travaillent en moi, décident des trajectoires de
ma gamberge. Les livres, comme moi, font tapisserie. Ernesto me l’a
bien dit : au début, les clients achetaient encore des livres,
mais maintenant... Ils préfèrent boire un coup. Pourquoi
séparer ? Tiens, au hasard, s’il avait Blanqui ? Je me lève
en posant mon bouquin sur le tabouret pour marquer ma place (elles sont
chères, comme toujours). Eh, oui, le volume est là... Bleu
et rose fluo. Apologie du hasard. Un copain animait une émission
de radio, dans le temps ; il l’avait appelée ainsi. Ça
m’a toujours semblé ironique, mais, après tout, je
ne le lui ai jamais demandé. Ouvrons : « L’univers
est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans
bornes et indivisible. » Bon, le rapport à l’infini,
à voir...
Il arrive enfin.
– Ça va ?
– Pas la pleine forme, mais ça va quand même.
– Bon, je suis mort de soif, je vais voir Ernesto. Tu marches au
Sancerre ?
Il va saluer Ernesto et les deux ou trois habitués éructant
au coin du bar, qui, pour montrer leur statut, bloquent systématiquement
le passage de la serveuse ou d’Ernesto, grignotant la frontière
entre le bar et la salle. Lumière de fin d’après-midi
; on sent dans l’air la transition s’opérant entre
les balades et l’apéro approchant ; les portables crépitent
: moment où l’on commence à décider de ce que
l’on fera de sa soirée, souhaitant plus ou moins secrètement
qu’il s’y passera quelque chose d’exceptionnel. Une
rencontre. Une vraie fête. De la folie. Une pensée fulgurante.
Une idée à convertir pour soi.
– Tu rêves ?
– Éveillé, comme toujours, cumul des fonctions.
(C’est vrai que j’ai du mal à rester concentré.
Pourquoi dériver autant ? A cause d’S. ? Comme si j’étais
dévasté... Ridicule, allons, je la connais à peine.
Je lui demande de ses nouvelles.) Et toi, donc ? Et Katalyn ?
– Oh, ça va ! Katalyn aussi, tu sais, elle répète
pour ses Leçons de ténèbres à Saint-Gervais,
c’est pour bientôt.Il va aux toilettes, je reprends le Blanqui,
feuillette la préface. On se demande si c’est une régression
par rapport à son activité révolutionnaire (dans
cette édition, le texte est précédé des ses
Instructions pour une prise d’armes). Révolution
des hommes, puis les astres. Occultisme progressiste ? Voyons les circonstances
de la composition : Blanqui est enfermé au moment même où
la Commune commence. Il est transféré au fort du Taureau,
en Bretagne. Sa cellule donne sur la mer qui est pourtant interdite à
son regard : « les sentinelles ont ordre de tirer s’il s’approche
trop des barreaux ». Conséquence logique, il me semble :
ne pouvant regarder la mer, il regarde les étoiles. Conspiration
du ciel ? Je retourne au texte, d’emblée, il cite Pascal,
« L’univers est un cercle, dont le centre est partout et la
circonférence nulle part », ce à quoi Blanqui ajoute,
voulant préciser : « L’univers est une sphère
dont le centre est partout et la surface nulle part ». Curieux,
ça me choque, la citation de Pascal ne me semble pas exacte...
Il revient s’asseoir.
– Tu lis quoi ?
– Blanqui... Tiens, justement, toi le spécialiste des moralistes,
lis-moi cette citation de Pascal.
(Il lit.) – Il y a un truc qui cloche... De mémoire, ce n’est
pas d’un cercle mais d’une sphère dont parle Pascal.
Tu sais, il reprend toute une tradition qui part d’un ouvrage pseudo-hermétique
du douzième siècle, le Livre des vingt-quatre philosophes,
en passant par Boèce, Saint Bonaventure, Dante, Saint Thomas...
J’en passe. Sauf que Pascal n’en fait pas une définition
de Dieu, mais de l’univers ; là, Blanqui a raison. Curieux
tout de même de prétendre corriger Pascal en disant la même
chose.
– Oui, mais il ne parle pas de circonférence mais de surface,
si on veut pinailler. Et puis il a écrit ça en prison, il
n’avait peut-être pas les Pensées sous la
main.
– D’accord, mais les éditeurs le signalent-ils en bas
de page ?
– Non... Et puis tu as raison, il a fait une deuxième édition
revue, où il n’a visiblement pas corrigé ce passage.
Il prend l’ouvrage et lit le titre : — Instructions pour
une prise d’armes : tu veux te mettre à la guerre urbaine,
maintenant ?
– Pourquoi pas ? Plus sérieusement, tu as remarqué
qu’il y a plusieurs œuvres dans ce volume. En l’occurrence,
c’est L’éternité par les astres qui
m’intéresse...
– Tiens, tiens...
– Oui, ça a partie liée avec ce qui vient de m’arriver.
Bon, cette fille, appelons-la Stella. Je t’ai raconté notre
rencontre de l’autre jour, Kagel, Miles, l’île, tout
ça. On s’est revu, nous sommes allés dîner.
A la fin, en sortant, elle me dit : je te kidnappe, et on saute dans un
taxi. A nouveau chez elle, elle m’offre un cigare — un Partagas
8-9-8, elle a du goût — et débouche une bouteille de
Saint-Estèphe — décidément beaucoup de goût.
La nuit est douce, on s’installe au balcon, je fume en regardant
la Seine. Le cigare est délicieux, le vin aussi. Sa bouche est
savoureuse, elle a une façon de plonger nerveusement, de changer
vite de rythme. Fait rare par les temps qui courent, on voit plein d’étoiles
dans le ciel parisien. Elle remet du Miles, mais cette fois Stella
by Starlight, une des versions de la tournée au Plugged
Nickel, tu vois ? Tu sais à quel point j’aime ce morceau...
C’est fou ce qu’elle sent bien ce que j’aime... A moins
que le hasard... On baise là-dessus, tout ça, on a un peu
froid mais on s’en fout. Puis on rentre se coucher sans finir la
bouteille. Pendant la nuit, je m’éveille deux ou trois fois,
la lumière est allumée, elle fouille dans ses bouquins,
fume beaucoup, si j’en crois la fumée ambiante. Je me rendors
aussi sec. Le lendemain matin, café avec vue sur la Seine, bisous,
ciao à bientôt. Je rentre chez moi, et, plus tard dans la
journée, je reçois ce message énigmatique : «
On reconnaît les mortes à ces clartés-fantômes
qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles.
» Les mortes en question, ce sont les comètes sur lesquelles
Blanqui, comme d’autres, a tout un délire. Il croit qu’elles
ne sont ni du solide, ni du liquide, ni du gaz, ni de l’éther,
qu’il s’agit d’une « substance indéfinissable
», complètement inconnue. Bon, ça aura son importance
pour la suite de mon histoire.
Trois jours plus tard, on se revoit. Dans un bar tranquille. Elle veut
me parler. Elle arrive en retard, comme d’habitude, tout ce monde
dans le métro, etc. On discute de ceci cela, puis elle se lance
:
– Tu as bien lu mon message de l’autre fois ?
– Le truc avec les mortes et la lumière, là ? Bien
sûr. C’est Blanqui, non ?
– Oui, mais ce n’est pas le problème. Tu n’as
pas compris ce que cela voulait vraiment dire. Tu n’allais quand
même pas croire que je voulais te parler des comètes en soi,
des étoiles et tutti quanti ?
– Je n’en sais rien, moi. Je ne suis pas Champollion.
(Elle fait une moue) — Ça confirme ce que je pensais. Tu
n’as rien compris.
– Tu vas quand même pas me faire le coup du jeu piste hystérique
que font certaines nanas, genre « j’émets des signes,
s’il ne comprend pas, c’est un con, il ne m’aime pas
vraiment, s’il m’aimait il saurait comprendre » ?
– Tu comprends encore moins que je ne pensais. Je ne veux pas que
tu m’aimes. C’est une partie du problème. Je ne veux
pas t’aimer non plus, c’est une autre partie. En fait je ne
peux pas aimer, ni toi ni personne. Dès que je sens que je peux
m’attacher, je fuis. Plus profondément, je ne peux aimer
parce que je n’existe pas. Ou plutôt, je suis morte. Je suis
une de ces comètes dont Blanqui parle. Je suis vide, morte, traversée
par la lumière des autres. Par ta lumière. Tu ne peux, tu
ne dois pas m’aimer, pour les mêmes raisons. Parce que je
suis morte. Absente. Vide. Folle. Je suis tarée, tu comprends,
tarée...
Là, je ne sais plus très bien quoi dire, je balbutie des
trucs sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’aimer, mais
de passer du temps avec elle, à l’occasion, je ne veux pas
être trop présent. Elle doit me trouver ridicule, et se trouver
supérieure avec sa folie et la compréhension de sa vacuité.
Je dois vraiment avoir l’air con !
– Non, il faut qu’on évite de se voir un moment. Tu
as trop de présence, tu comprends ?
– Pardon ?
– Trop de présence. Trop vivant.
Je reste interloqué. Les filles ont plutôt l’habitude
de me dire qu’il faut que je sois plus présent, que je leur
donne plus de temps, tu connais mes histoires là-dessus. Alors
que là...
– Oui, je te regardais dormir l’autre nuit, tu as beaucoup
de présence, beaucoup...
– Pourquoi, je ronfle ?
– Fais pas l’idiot. Moi, je suis insomniaque. Depuis des années.
C’est pour ça que je fais ce boulot. Je n’arrive pas
à dormir la nuit, sinon très tard. Alors tu comprends que
pour me lever le matin, si j’ai un travail « normal »,
c’est un calvaire. La nuit j’étouffe. La présence
d’un autre chez moi m’est insupportable. Surtout si cet autre
dort, et dort bien. Toi, lorsque tu dors, tu t’abandonnes au sommeil,
tu as une telle confiance... C’en est angoissant pour moi. A la
limite du supportable.
– Tu exagères, tout de même...
– Pas du tout. Ne te méprends pas sur moi. Je suis morte
et folle, je te l’ai dit. Tu ferais mieux de me croire. (Une pause.
Elle regarde à côté, les yeux fixant un point abstrait
lointain, boit un peu de vin.) Je me méfie de moi, tu comprends
? Tu es trop attachant (elle dit cela en me caressant la joue de sa main,
ses yeux brillent). Oui, trop attachant, je ne peux pas, je ne peux pas.
Il faut que j’y aille. Tu es bien comme tu es. Ce n’est pas
toi, c’est moi. Ne m’appelle pas.
Elle m’embrasse, me serre fort, puis part sans un regard.
Un long silence. Il hoche la tête.
– C’est vrai qu’elle est bizarre. Elle soutient à
la fois qu’elle est folle et qu’elle est morte. Plutôt
curieux. Puis cette affaire de clarté-fantôme, qui voudrait
dire qu’elle ne vit que par la lumière des autres, ou que
les autres ne la perçoivent que par rapport à leur propre
lumière.
– Plutôt la seconde solution, si j’en crois ma cécité...
– Ça voudrait plutôt dire que, dans ton attrait vers
elle, tu ne voyais au fond que tes propres lumières...
– Vieilles lunes — si j’ose dire — que tout cela
! On sait depuis longtemps que ce n’est pas l’autre que l’on
aime, mais soi diffracté et projeté en l’autre, quand
même, Freud est passé par là ! Ce que je voudrais
savoir c’est si ce qu’elle a raconté est la vérité
ou simplement un truc pour se débarrasser de moi.
– Il y a plus simple, tout de même, comme méthode.
– Oui, mais c’est peut-être plus radical. Elle se dit
que je vais avoir peur.
(Une autre pause.) Soit elle est morte, et elle est son propre fantôme.
Soit elle anticipe sur la mort... Je ne sais plus où j’ai
entendu parler de ça, dans un film, je crois, où quelqu’un
disait que, dans l’histoire, les morts sont beaucoup plus nombreux
que les vivants. Et ça ne peut que s’aggraver, accroissement
démographique ou pas. Tu imagines l’encombrement, si l’on
vivait dans le même monde, morts et vifs ?
– C’est déjà un peu le cas, non ?
– Je parle sérieusement !
– Bon, bon... Mais c’est aussi l’expérience de
Dante.
– Si tu veux, mais il est tout seul, seul homme de chair parmi les
ombres. Je ne te parle pas non plus d’Orphée. Je te parle
d’une cohabitation de masse.
– Quelle horreur !
– C’est à penser.
– Non, ce qui est à penser — et je reviens à
mon soi-disant manque de sérieux — c’est ce qui est
vivant malgré la mort et ce qui est mort en faisant semblant d’être
vivant. Aujourd’hui la mort vit d’une vie humaine.
– Arrête, on entend ça partout !
– Est-ce que c’est faux ?
– Faux ? (Brève réflexion.) Non, ça
fauche... On reprend du vin ? (Petite pause pendant laquelle il retourne
commander du vin à Ernesto. Il s’arrête pour saluer
une copine à lui qui vient d’entrer, plutôt jolie,
qui pourrait redonner goût à la vie. Pudiquement, puisqu’il
ne me la présente pas, je replonge dans le bouquin.)
– Excuse-moi, c’était une copine.
– J’ai vu, merci de m’avoir présenté...
J’ai une si sale gueule que ça ?
– Au contraire, tu les attires davantage lorsque tu as ta tête
méphistophélique triste ! Pas touche, compris ? Je me méfie
de toi, libertin sentimental en quête de consolation !
(Sourire malicieux.) – C’est vrai qu’elle est
cool, Katalyn...
– Mais moi aussi, je suis cool... je croyais qu’on devait
parler de Stella et de tes blessures narcissiques ?
– Tu peux faire le malin ! Allez, tchin ! Pendant que monsieur draguait
en me laissant à l’agonie, j’ai trouvé un petit
passage qui pourrait décrire Stella ; il se trouve quelques lignes
plus haut que sa citation, toujours à propos des comètes
: « Comme les papillons, elles accourent légères,
du fond de la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui
les attire, et ne se dérobent point sans joncher de leurs épaves
les champs de l’écliptique. »
-– Délicieux phalène...
– Ça me semble définitif, non ?
– Pour l’instant.
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