... on lui avait
coupé la jambe.
Antoine s’efforçait de l’oublier, de se laisser accaparer
par les visages entrevus, les vitrines, l’intérieur clair-obscur
des boutiques, les frôlements anonymes des corps sur le trottoir,
qui ponctuaient sa progression, la ralentissaient, le déroulement
gris sombre de l’asphalte sous ses pas, jusqu’à cette
chambre d’hôpital, ce lit où, mutilé, René
gisait, l’attendait, comme tous les jeudis depuis bientôt
deux mois. Puis il y aurait Anne, l’arrivée d’Anne
à la gare où il irait la chercher, la soirée ensemble.
Et rien d’autre. Ou presque.
... on lui avait coupé une jambe. La gauche.
Une première fois sous le genou. Et, un mois plus tard, juste au-dessus.
Le corps de René, échoué sur les draps blancs d’un
lit d’hôpital, mouette à l’agonie sur le rivage,
plumage ébouriffé et regard perdu, était devenu impossible
à imaginer debout, à concevoir dans une position verticale,
même claudiquant à cause d’une prothèse douloureuse,
mal ajustée, ou bien armé de béquilles (jambe gauche
de pantalon flottant misérablement sous lui ou repliée au
genou et maintenue par des épingles de nourrice), tête enfoncée
dans les épaules, ahanant, ou encore assis, se déplaçant
en fauteuil roulant. Sur le chemin de l’hôpital, avait été
assailli, harcelé, par une question ridicule, morbide, mais lancinante :
Comment s’y prenaient-ils ? Utilisaient-ils un instrument particulier,
un fil qui sectionnait l’os d’un coup, proprement, sans bavure ?
La lame courbe d’une faux ? Une scie ? Le bruit atroce
de la scie attaquant l’os. Cris, hurlements. Corps sanglé
sur la table d’opération comme sur un chevalet de torture,
entouré d’inquisiteurs vêtus de soutanes blanches (ou
vertes ?) décidés à lui faire avouer quelque
péché, quelque faute, quelque crime, dont il ne savait rien.
La cheville, le pied, avait, selon toute probabilité, fini par
basculer de la table dans un seau prévu à cet effet. Chairs
pantelantes, mortes, inutiles : plus rien. Linges ensanglantés.
La sentence avait dû tomber quelques jours avant sa sinistre application
: Cette fois on ne peut plus attendre Nouveau pontage impossible Obligé
d’intervenir Il faut amputer, prononcé d’un ton mesuré
mais ferme, qui n’admettait ni protestations ni jérémiades
et se voulait sans doute vaguement rassurant, vaguement serein. Cris.
Le regard vide de René cramponné à la barrière
blanche qui murait son lit, sans parvenir à fixer aucun visage,
à l’exception de celui du chirurgien aux tempes argentés
dont l’encolure de la blouse laissait apercevoir une chemise et
une cravate soigneusement repassées, déjà prêt
à filer vers la chambre voisine, déjà prêt
pour le conseil d’administration de la banque, déjà
prêt pour le cocktail ou pour la soirée dansante du Lyon’s
ou du Rotary. Ou peut-être pas. Peut-être René ne voyait-il
même pas l’homme aux tempes argentées, regard plutôt
retourné sur lui-même, et une voix, sa propre voix, mais
déjà plus la sienne, lui susurrant au creux de l’oreille :
Voilà, ça y est, tu es au bout, c’est là qu’Elle
t’attendait, car ce ne sera pas seulement de la chair, du sang,
des os, basculant dans le seau de sciure au pied de l’échafaud
: ce sera toi. L’envie subite de courir, de sauter, Attendez, de
jouer au football, lui qui, par atavisme familial sans doute, avait toujours
eu le sport en horreur. Prendre appui sur la jambe gauche, tant qu’elle
était encore là, balancer la jambe droite d’un ample
mouvement pendulaire, S’il vous plaît Attendez : une
dernière fois, frapper le ballon, Je vous en prie. On va vous couper
la jambe. Hurlements. Mais sans doute avait-il déjà renoncé,
s’était soumis à la décision du chirurgien
mondain. Faire cesser cette insupportable douleur, qu’on en finisse.
Arrivé là où il le souhaitait : qu’on le supprime
puisque lui-même en était incapable. N’avait pas, en
revanche, imaginé que ça serait comme ça, morceau
par morceau. Et à la fin il resterait quoi ? Un tronc inerte
sur un lit d’hôpital ? Une tête posée sur
un oreiller blanc ? Innommable.
... comme une évidence, une certitude, qui brusquement s’imposait
d’elle-même, Antoine pensa : il n’y survivra pas.
Il avait décidé de se rendre à l’hôpital
à pied. Imaginait, chaque jeudi depuis quatre semaines, un nouveau
prétexte pour cela, et, cette fois, ça avait été :
éviter les encombrements, profiter des dernières lueurs
pâles du soleil de novembre, pratiquer un minimum d’exercice —
car non seulement il ne se déplaçait plus ainsi, se convaincant
d’un surcroît de travail, mais il avait abandonné toute
activité physique depuis les quelques jours de randonnée
concédés à Anne cet été (simplement
parce qu’il ne disposait pas alors d’autres moyens pour la
voir, être avec elle, lui qui détestait les vacances, l’oisiveté
forcée), comme si, maintenant, entretenir son corps n’importait
plus. A ces prétextes, qui dissimulaient mal son envie de différer
davantage encore cette visite, ce tête-à-tête, ce devoir,
ce pensum, venait s’ajouter l’espoir confus, puéril,
secrètement entretenu, que, peut-être, avant qu’il
n’ait atteint son but, se produirait, se serait déjà
produit, quelque fait inattendu, incident, accident irrémédiable,
qui l’obligerait à renoncer, à remettre à plus
tard : incendie, déménagement imprévu du service,
fermeture provisoire au public pour raisons sanitaires, sa conscience
soulagée ainsi à peu de frais, décidant : Bon tant
pis je reviendrai jeudi prochain. Puisqu’il s’était
fixé cette périodicité, une visite hebdomadaire,
et ce jour-là précisément de la semaine, le jeudi,
auquel il ne pouvait se soustraire, déroger, un système
d’une telle rigidité qu’il avait l’avantage de
n’offrir aucune solution de rechange : impossible de surseoir au
lendemain, à l’agence, aux rendez-vous. Et demain, il y aurait
Anne. Il évacua l’idée qu’il n’y aurait
peut-être pas de prochain jeudi pour René. Tandis qu’il
avançait, progressait, que raccourcissait la distance qui le séparait
du but, il s’efforçait de ne pas y penser, de ne pas penser
à ce qui l’attendait : le regard éteint, le corps
malade, épuisé, rendu (parce que ce n’était
déjà plus vraiment quelqu’un, en tout cas presque
plus celui qu’il avait connu une quinzaine d’années
plus tôt, seulement un corps : de la chair, des viscères,
une plaie), un échange de banalités, un silence à
remplir (il avait préparé trois sujets de conversations,
trois mots — Warhol, les carnets, Catherine — qu’il
avait abrégés — WCC — pour les retenir
et ne pas être à court le moment venu), la durée incompressible
de cette visite. Il ne lui dirait pas que, justement, le travail sur Warhol
n’avançait pas, qu’il se perdait dans des détails
sans importance, que la venue d’Anne l’empêcherait de
terminer la note de synthèse promise, attendue, réclamée.
Warhol était le fils d’un mineur polonais émigré,
décédé quand l’artiste américain était
encore enfant. Il vécut la plus grande partie de sa vie avec sa
mère qui charmait tous ses amis. C’est elle qui faisait ses
courses, lui rangeait et lui préparait ses vêtements ou lui
rappelait qu’il devait aller à l’église. Elle
était morte à 80 ans et il n’avait pas assisté
à son enterrement. Cet article sur Warhol avait-il maintenant la
moindre importance pour lui ? Ne savait pas davantage pourquoi il
éprouvait l’envie d’évoquer avec René
les carnets écrits par son propre père et récupérés
juste après sa mort — celui-ci n’avait laissé
ni terres, ni demeure, ni mobilier exotique, ni piano droit devant lequel
un répétiteur se serait assis, ni verrerie de Saxe, ni minuscule
tableau signé d’un quelconque petit maître français,
ni livres reliés plein cuir, mais avait du moins gagné sur
la génération précédente de transmettre à
la descendance, en plus des habituelles valeurs morales, quelques biens
arrachés à une vie de labeur, si tant est qu’une ménagère
en argent soigneusement rangée dans un écrin vert capitonné
et un service de porcelaine, où bien sûr plusieurs pièces
manquent et où certaines assiettes montrent de fâcheux éclats
rendant leur circularité moins parfaite, constituassent un héritage
digne de ce nom ; les deux sœurs se les étaient partagés ;
restaient cinq carnets, cinq agendas de poche (l’un d’entre
eux, le plus ancien, daté de l’année de son départ
en retraite, frappé du logo de l’ancien employeur, touchante
attention de celui-ci pour récompenser vingt-cinq années
de services exemplaires), sans autre intérêt que de constituer
la part la plus vivante du disparu : Antoine n’avait pas eu besoin
d’insister auprès de Jacky et Céline, ses sœurs,
pour les obtenir —, carnets demeurés près de
son lit sans qu’il parvienne à les ouvrir, à les lire
(les avait feuilletés au hasard au cours des semaines qui avaient
suivi le décès, avant de les abandonner là, de les
oublier là, apparaissant et disparaissant au gré de l’amoncellement
de livres et de magazines en tous genres, de courrier et de revues professionnelles
toujours commencées jamais achevées), au point de feindre
d’ignorer leur insistante présence, la couleur sombre des
jaquettes plastifiées (une bleue, deux noires, une vert-bouteille,
une vert-olive), incapable de leur attribuer une place définitive
sur une étagère, dans un dossier, incapable de les ranger,
d’organiser leur disparition, ou même d’y toucher, attendant,
espérant, l’occasion, le moment propice, l’idée
salutaire, salvatrice, en vain. Jusqu’à ce qu’hier,
plus d’un an après la mort de celui qui les avait minutieusement
remplis, essayant de mettre un peu d’ordre en prévision de
la venue d’Anne, de ranger l’accumulation informe, l’effondrement
de papier qui s’étalait près de son lit, il se décide
à lire le premier, du moins le premier qui s’était
présenté sous sa main, et qui l’avait statufié,
figé, plongé au cœur d’un monde oublié,
disparu.
Vendredi 1er janvier : Réveillon à La Brunière. Temps
plus doux. Petite pluie au cours de la nuit. Couché à 5
heures, départ de La Brunière à 11h30. Je mange chez
Jacky.
Samedi 2 janvier : Pluie le matin, éclaircies l’après-midi.
Les petits pois lèvent.
Dimanche 3 janvier : Beau temps, doux pour la saison. Je rends visite
à grand-père à la maison de repos
Lundi 4 janvier : Temps un peu plus frais 0°. Belles éclaircies
dans la journée se couvrant le soir. Je plante 3 rangs d’ail
: 109 pieds. Je sèmes radis et salade sous châssis.
Mardi 5 janvier : Beau temps frais 0° ensoleillé. Je défonce
sous les pommiers. Le soir je dîne chez Céline.
Mercredi 6 janvier : Temps couvert pas de gelée. Bien ensoleillé
dans la journée. Je continue de défoncer dans le pré.
...
Lundi 11 janvier : Même temps doux éclaircies le matin pluies
l’après-midi. Je vais voir grand-père.
Mardi 12 janvier : Temps froid — 2° vent d’est fort. Je
vais visiter plusieurs maisons de retraite pour grand-père dans
les environs.
...
Vendredi 22 janvier : Beau temps. Le Docteur vient : un peu trop de tension.
Samedi 23 janvier : Temps couvert. Je ne bouge pas. Céline vient
me couper les cheveux.
Dimanche 31 janvier : Belles éclaircies mais le vent souffle en
tempête. Après-midi visite à grand-père qui
est fatigué.
Les pages étaient gaufrées de cette écriture ample,
rythmée, malgré l’usage du stylo-bille, par la présence
régulière de pleins et de déliés —
au prix de combien de menaces, d’insultes, de coups, distribués
par quelque religieux pervers, frère ou abbé, de l’école
catholique du village, qui n’était pas cependant parvenu
à briser l’étincelle de révolte, de rébellion
de l’humble grand-mère maternelle qui proclamait d’un
ton sans réplique : L’écriture est la science des
sots —, d’une finesse, d’une élégance,
d’une distinction, fascinantes, émouvantes, en contradiction
non seulement avec la banalité du contenu, mais avec la timidité,
la retenue, l’humilité de l’homme, comme un îlot,
un endroit sauvegardé, où s’était manifestée
une noblesse enfouie, insoupçonnée. Il ignorait la raison
pour laquelle seuls cinq de ces carnets avaient été sauvegardés,
correspondant aux cinq années qui avaient suivi sa mise à
la retraite. Peut-être les autres avaient-ils été
simplement égarés, et non, comme il l’avait imaginé
un moment, détruits par crainte de livrer à la postérité
d’insidieuses révélations, quelque secret familial,
quelque conduite répréhensible aux yeux de sa morale catholique,
voire quelque remarque blessante (ou salace ?) à l’encontre
de tel ou tel, avant de comprendre, à leur lecture, qu’ils
ne pouvaient renfermer que le quotidien le plus anodin, le plus ordinaire,
ce qui avait composé la trame même de sa vie, son existence
toute entière.
... encore bercé par la petite musique lancinante des carnets,
un souffle de vie obstiné qu’il voulait transmettre, insuffler
à René, à la fois parce qu’il permettrait de
raviver une complicité qu’ils devaient à une origine
géographique et sociale commune, souvenirs d’un autre temps,
d’un autre âge, à la fois dans l’espoir que la
réitération à l’identique des jours, modeste
mais tenace, puisse encore constituer pour René une raison suffisante
de vivre, de se battre, quelque chose du moins à quoi se raccrocher.
... ils lui avaient coupé la jambe. Il s’efforçait
de l’oublier, de se laisser accaparer par les visages entrevus,
les vitrines, l’intérieur clair-obscur des boutiques, le
déroulement gris sombre de l’asphalte, les frôlements
anonymes des corps sur le trottoir, qui ponctuaient sa progression, et,
en premier lieu, un black assis au comptoir d’un bar, puis un groupe
d’adolescentes rieuses qui avançaient vers lui, le grondement
sourd d’une voiture à l’arrêt suivi de l’éclat
blanc d’une cuisse dans l’entrebâillement d’une
portière, un type qui buvait au goulot à même le trottoir,
et lui soudain gagné par une inexplicable bouffée de joie,
de légèreté, comme délesté de quelque
invisible fardeau, envahi par le visage flou mais lumineux d’Anne
qui arrivait de toute la vitesse du train vers lui (puisqu’il avait
suffi qu’elle appelle : Antoine ? C’est moi —
cette façon qu’elle avait de l’appeler : Antoine...
Une interrogation suave de petite fille, un bonbon qu’elle dégustait,
suçait, déjà pris entre ses lèvres molles
et humides, comme si déjà sa bouche, sa langue... —
Je viens le week-end prochain, et pas : Est-ce que je peux venir
le week-end prochain, mais : Je viens le week-end prochain J’ai
annulé mes cours On pourrait se voir non ? Et lui : Oui
bien sûr. Deux ou trois choses urgentes qui ne seraient pas terminées,
deux ou trois rendez-vous à annuler, et autant de mensonges à
commettre, de prétextes à inventer, mais : Oui bien
sûr, promesses non tenues, déceptions prévisibles,
engueulades en perspective, mais : Oui bien sûr Quelle question
!...)
... non, cela n’avait pas été aussi sommaire,
ses yeux avaient enregistré plus scrupuleusement, plus minutieusement
le film de sa déambulation dans les rues, parce qu’il se
rappelait parfaitement, comme se succédant le temps d’un
interminable travelling avant, le visage du black, songeur et fixe, tourné
vers le trottoir, la rue, et surmonté d’une casquette à
pompon, corps massif avachi sur un tabouret, appuyé au zinc, pensant
à quoi ?, rêvant à quoi ?, aux cocotiers
absents de la superbe Afrique (où selon toute probabilité,
il n’avait jamais mis les pieds, au contraire de la négresse
amaigrie et phtisique du siècle dernier dont il était peut-être
l’arrière-arrière petit-fils, n’ayant même
pas ce rêve-là pour supporter sa condition, et, en lieu et
place des cocotiers, simplement des bulletins de loto ou des tickets de
courses de chevaux, tandis que, grossièrement peint sur le mur
derrière lui, un sulky menaçait de le renverser, le piétiner,
les quatre pattes de l’animal survolant la bande horizontale d’un
vert acide uniforme censée représenter une prairie) ?
Le visage du black glissa latéralement de la droite vers la gauche,
s’effaça peu à peu, remplacé par une vitre
close de stores vénitiens, lames gris-souris à la verticale
(protégeant quelque sanctuaire, le sein des seins, la mamelle nourricière
du monde, le monstre insatiable qui y était silencieusement et
plus ou moins secrètement tapi, réclamant sa part quotidienne,
non pas la chair laiteuse de quelque jeune vierge, mais son lot de papiers
froissés imprégnés de sueur et de larmes, petites
et grosses coupures dont il se repaissait, sa bouche avide alimentée
par d’invisibles et intouchables grands-prêtres et par une
horde d’esclaves dont on ne voyait à longueur de temps que
la chevelure, regard toujours baissé, silhouettes affaissées
et tristes, comme prosternées, échine courbée, silencieuses,
asservies à l’immense bouche, condamnées à
mort et progressivement remplacées par des machines cliquetant
dans une atmosphère feutrée, rassurante, robots de tous
les pays unissez-vous — et moi, comme les autres, silencieux,
poli et respectueux, prisonnier comme les autres, menotté à
ce petit rectangle de plastique que j’introduisais précautionneusement,
religieusement, comme les autres, dans la petite fente horizontale où
il était avalé dans un soupir, un feulement, vaguement ennuyé,
vaguement exaspéré, inquiétant, au garde-à-vous
devant l’appareil en l’attente de quelque verdict implacable
qui menaçait de me refouler, de m’éconduire sans explication,
arbitraire fin de non-recevoir, ce sésame, ce jouet d’enfant
dont je ne voulais pas qu’on me prive, comme les autres, et enfin
la récompense attendue : Prenez vos billets), puis, encadrée
d’une baguette bordeaux, une affiche où un homme et une femme
étaient enlacés, torse nu (la femme de dos), plongés
dans l’eau jusqu’à la taille sur fond de végétation
luxuriante et de cascade écumeuse, bouillonnante, image d’un
improbable paradis contredite par un slogan : “Quand on est jeune,
on ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche” conclu
par le logo rouge cerise et noir de la banque, et aussitôt, juste
après, sur le même trottoir, quatre adolescentes, collégiennes
ou lycéennes, qui en occupaient presque toute la largeur. Il se
demanda si elles riaient de lui, de sa démarche, de quelque incongruité
vestimentaire. Mais non. Elles le croisèrent sans même le
voir, comme s’il avait été transparent, inexistant,
elles vêtues des mêmes jean noirs, des mêmes anoraks
noirs, et montées sur les mêmes chaussures blanches et lunaires,
pas encore débarrassées de la gangue de l’enfance,
comme inachevées, air innocent — supposé innocent
: On s’amusait à allumer les profs les plus chiants on venait
à tour de rôle pour pas se faire trop repérer en mini-jupe
débardeur ou chemisier ouvert et on se mettait au premier rang,
avait raconté Catherine avec des accents d’une perversité
insoupçonnée —, s’inventant des préoccupations
de jeunes femmes dans une sorte d’incessant pépiement d’oiseaux
interrompu de trilles exubérants, comme un chant de victoire. Les
examina au passage, plus ou moins à la dérobée, enregistra
la beauté d’un visage métissé, peau mate et
yeux noirs scintillants, longues mèches tirebouchonnées
coulant de part et d’autre de l’ovale du visage, chevelure
retenue sur le sommet du crâne par une simple pince en plastique
bleu sombre, poitrine saillante et ferme, exagérément ferme
sous le tee-shirt moulant, qui voulaient-elles ainsi séduire ces brunes
Marylin de banlieue ?, seins engoncés dans des bonnets de
soutien-gorge renforcés, rembourrés, la barrière
inexpugnable de deux coques, coquilles, cônes métalliques,
dentelle d’aluminium, forgeant des poitrines d’airain identiques
à celles des statues triomphantes destinées à l’édification
des masses (la Liberté, la Mère-Patrie, la Kolkhozienne,...) —
il n’observait plus les seins des femmes qu’à la dérobée
depuis qu’il avait lu (ou entendu ?) que les électeurs
d’extrême-droite lorgnaient en premier lieu, du corps des
femmes, justement leur poitrine, se demandait depuis si lui aussi, insidieusement,
glissait sur cette pente fatale, si cette incontrôlable perversion
en constituait les prémices. Il entendit encore un court instant
leurs rires dans son dos avant qu’ils ne soient absorbés
par le grondement du trafic. WCC... Et cela revint d’un coup :
la conscience inquiète qu’inexorablement s’amenuisait
la distance entre lui et l’hôpital où René l’attendait,
ou plutôt ne l’attendait pas puisqu’il ne discernait
plus la succession des jours, comme avalé, aspiré par un
tourbillon dans quelque fosse abyssale, et cela pas seulement depuis qu’on
lui avait coupé la jambe, ou depuis que ses séjours à
l’hôpital s’étaient faits plus nombreux et rapprochés,
ni même depuis ce fameux esclandre devant le parterre intellectuel
et artistique de la ville, ou du moins devant ce qui en tenait lieu. Le
mal s’était insinué plus tôt.
Puisqu’une cinquantaine d’années auparavant, il y avait
eu la rencontre d’une coiffeuse et d’un typographe, dans une
région adossée à la mer, où la population
semblait ne quitter les maisons basses et sombres embourbées dans
la terre humide que pour parcourir bocage, marais et plaines venteuses,
en incessantes processions, ne posséder d’autre langue qu’un
pauvre patois, d’autre culture que la religion, d’autre horizon
qu’une hypothétique vie éternelle. Ou vaudrait-il
mieux dire l’histoire usée de la rencontre entre la putain
et le petit ouvrier modèle ? Enfin une histoire édifiante et
un peu trop exemplaire (qui n’était pas entièrement
avérée, mais ils ne s’en apercevraient que plus tard,
à moins que les années passant ils l’aient à
ce point enjolivée, complétée, qu’ils ne parvinssent
plus à démêler le vrai du faux, le réel de
l’imaginaire) que René leur avait racontée par bribes
une dizaine ou une quinzaine d’années plus tôt, au
cours d’un de ces week-end qu’ils avaient pris l’habitude
de passer ensemble, tous les cinq, entre hommes, C’est quoi votre
truc ? Vous faites de la thérapie de groupe ou quoi ?
Ne comptez pas sur moi pour des soirées à se regarder le
nombril faire de la psychologie à la petite semaine toute cette
cuisine de charlatans c’est pas mon truc, avait prévenu René,
bougon, qui avait fini par se joindre à eux (cette fois-là,
j’avais parlé de Catherine, de nos relations sexuelles, guettant
les réactions d’Eduardo, qui n’avait manifesté
aucune gêne, aucun malaise, n’avait paru ni ému, ni
touché, mais s’était bien gardé cependant d’intervenir).
Le bois humide laissait échapper une épaisse colonne de
fumée qui, imparfaitement aspirée par le conduit de cheminée,
empuantissait l’atmosphère, au point qu’ils avaient
dû, malgré l’humidité ambiante, entrouvrir la
porte sur la cour plongée dans l’obscurité. Les flammes
rongeaient les bûches inexorablement, les effondraient dans de minuscules
et éphémères pluies d’étoiles, d’étincelles,
provoquant un martellement sourd sur la plaque en bronze de l’âtre,
un spectacle incessant, fascinant, le petit bois presque entièrement
consumé maintenant, minces filaments incandescents qui s’élevaient
au-dessus du foyer, portés par l’air chaud qu’eux sentaient
à peine bien qu’ils eussent disposé les cinq matelas
en arc-de-cercle autour de la cheminée, tous les quatre réchauffés
par l’alcool ingurgité et bercés par la voix de René,
encore plus ivre qu’eux, interrompant son récit d’éclats
de rires tonitruants qui sonnaient faux.
Une putain, dit-il, Oui une putain C’est ce qu’ils devaient
penser de ma mère non ? Pour l’unique motif que Mado
(puisque tout le monde l’appelait ainsi, abrégeant son prénom
de Madeleine hérité de sa mère, en un diminutif plus
commode qui ajoutait une nuance de vulgarité) aimait par dessus
tout danser, occupant ses samedis soirs dans quelque bal de la région,
qui n’en était jamais dépourvue, à un âge
(la quarantaine approchant) et à une période (le début
des années cinquante) où sortir seule était pour
une femme la preuve tangible d’une vie dissolue. S’exhiber
ainsi, comme la dernière des dernières, comment le pouvait-elle ?
comment l’osait-elle ? Ses parents, avec qui elle vivait
encore, devaient avoir honte, n’avaient certainement pas mérité
ça après une vie exemplaire au service du châtelain
et l’un comme l’autre tous les dimanches à la messe
Si c’était pas malheureux ! Et ses sœurs, des modèles
de vertu, avaient dû intervenir, la morigéner pour que cesse
cette scandaleuse conduite, une honte pour le village. Mais elle s’en
moquait. Devenue une vieille fille, poursuivie par une réputation
douteuse. Et comment un homme aurait-il voulu d’elle puisqu’elle
ne se comportait pas comme une femme mais comme une putain ?
Il est probable qu’au fond les hommes ne l’intéressaient
pas, ne parvenaient pas à l’intéresser, ne parvenaient
plus à l’intéresser, au-delà de quelques heures,
le temps d’un bal. Cette vanité, cette suffisance qu’ils
affichaient sans cesse et partout. Elle, incapable de s’imaginer
auprès de l’un d’eux non pas toute une vie ou même
quelques années, mais seulement quelques jours, comptait immédiatement
le nombre de tête-à-tête insipides, de repas à
préparer, de vaisselles et de lessives à faire, d’ordres
à exécuter qu’inévitablement cette rencontre
prolongée entraînerait — elle admirait les autres
femmes à qui cela paraissait ne pas peser et même plus :
qui en avaient fait leur raison d’être quand elle se voyait
déjà usée, cheveux défaits, blouse maculée,
nettoyant le sol à quatre pattes, frottant et frottant, une esclave,
une souillon —, et aucun de ceux qu’elle avait rencontrés
ne méritait qu’elle bouleverse sa vie pour quelques heures
non pas de bonheur, mais de bien-être, d’oubli. Et, sans doute,
au fil des années, avait-elle élevé inconsciemment,
et d’abord dans l’insouciance, une barrière entre elle
et eux — de toute façon, son âge et sa réputation
soigneusement colportée constituaient maintenant un obstacle infranchissable
qu’elle s’efforçait d’ignorer — :
une façon d’être, de les considérer avec ironie
et distance (des enfants qui avaient réussi à s’échapper
du giron de leur mère et qui, effrayés de leur propre audace,
cherchaient une femme pour la remplacer). Ses robes trop courtes, ses
propos trop libres, achevaient de dissuader ceux que sa désastreuse
réputation n’avaient pas encore éloignés. On
l’aurait aimée humble, réservée, triste et
acariâtre, puisqu’elle était sans homme —
et éventuellement dans l’obscurité d’une grange,
à la culée d’un pont, dans la clandestinité
d’une alcôve : fille facile — mais il n’en
était rien. Comme si cette absence d’homme, cette solitude
ne pesait pas, n’avait aucune importance alors qu’elle aurait
dû supporter sa condition comme un fardeau, une sorte de handicap
qu’on lui aurait volontiers pardonné, sur lequel on se serait
même apitoyé — mais cette incapacité à
être comme les autres femmes était peut-être après
tout liée à quelque maladie génétique, une
affaire de chromosomes, de dosages hormonaux, un équilibre défaillant
: une mutilation de la branche du chromosome X qui commande le repassage,
la lessive, et une hypertrophie de celui, Y, commandant l’insouciance,
la liberté, le pouvoir : un véritable handicap en effet,
mais malheureusement invisible, non décelable, en l’état
des connaissances génétiques. Sans doute la famille espéra-t-elle
un temps qu’à défaut d’un homme (de toute façon
le nom ne pourrait être transmis) elle épouserait la religion,
le Fils du Dieu barbu. Ses sœurs avaient requis l’aide d’une
cousine éloignée (ne faisant que médiocrement confiance
pour la vocation au discernement de Mado, et pas davantage à Dieu,
à la Vierge Marie, ou à leur Fils, qui de toute façon
n’apparaissaient qu’épisodiquement et de façon
bien aléatoire, les uns et les autres trop occupés à
veiller sur le monde, sur les agissements criminels de Lucifer et de ses
innombrables armées, sans compter leurs propres affaires de famille,
celles des apôtres (et on se souvenait qu’avec ceux-là
les choses n’allaient pas toute seules, qu’il était
quand même préférable de garder un œil sur eux,
toujours prêts à se chamailler, à se disputer, à
se rendre intéressants et pas nécessairement de la meilleure
manière, il n’était qu’à se rappeler
Judas, ou Thomas, ou même Pierre, qui, dès qu’on avait
le dos tourné...) et de tous les saints, préférant
s’en remettre à des intercesseurs plus fiables, qui eux venaient
sur simple demande), cousine qui avait donc embrassé les ordres
de ses lèvres froides ourlées d’une mince pilosité
blanchâtre et pris Mado sous son aile noire, venant lui rendre visite,
lui offrant, la première fois, une Sainte-Vierge en coquillages
(dont le visage asymétrique constitué par les valves d’un
de ces coquillages appelé “demoiselle” laissait curieusement
supposer un strabisme marial ignoré jusque-là des Saintes-Écritures)
réalisée par quelque sœur particulièrement habile
de la communauté, et, la deuxième, un napperon en patchwork
confectionné au crochet, dont la Très-Sainte-Croix constituait
l’unique motif répété neuf fois en une chatoyante
alternance (orange, bleu turquoise, rose fuchsia, et grise), lui envoyant
de surcroît, de temps à autre, quelques lignes pieuses au
dos d’images saintes, maximes de plus en plus longues et sibyllines,
de plus en plus obscures, que Mado ne comprenait qu’à-demi,
puis l’invitant un dimanche à la communauté. Encouragée
par ses sœurs, elle avait accepté, vaguement intriguée
et curieuse d’une part, vaguement anxieuse d’une autre à
l’idée que le firmament pût se déchirer et le
doigt implacable de Dieu se poser sur elle. Elles occupaient une grande
bâtisse au milieu d’un parc, des jeunes femmes, parfois des
jeunes filles, qui semblaient habiter un autre monde, parler une autre
langue et dont le regard absent brillait d’une lueur trouble, faussement
enjouée, faussement sereine, des momies noires, tristes, dévorées
par un feu intérieur impossible à étouffer. Elles
avaient fait preuve à son égard d’une gentillesse,
d’une prévenance, d’une attention appuyées,
tentatives par trop visibles de l’attirer dans ce gouffre, ce tombeau
dans lequel elles s’étaient murées pour les beaux
yeux de l’Homme idéal, de l’Homme parfait, du Maître
rêvé et convoité, et où elles n’éprouvaient
aucune honte à être serviles, humiliées, à
laisser libre cours à leurs secrètes pulsions masochistes.
Le deuxième dimanche, dans l’allée qui ramenait à
la route, voûte sombre bordée de châtaigniers rougeoyants
et jonchée de bogues, vertes hérissées de pointes
effilées, ou brunes éventrées, comme elle allait
partir, la cousine, Sœur Marie-de-Jésus (puisqu’ici
toutes l’appelaient ainsi), avait extrait d’un repli de sa
soutane une image de Thérèse, la Sainte, pas la Française,
l’autre, la Portugaise (juste un visage marmoréen levé
vers le ciel, yeux clos, lèvres entrouvertes, perdu dans le bouillonnement
minéral du voile ou du drap qui couvre son corps), à qui
était apparu un ange, tenant à la main un dard d’où
avaient jailli de lumineux rayons d’argent, jusqu’à
atteindre la petite Thérèse, la pénétrer,
au plus profond d’elle-même, et son cœur simple avait
alors été tout chaviré, saisi dans un même
mouvement mystérieux, séraphique, d’une grande douleur
et d’une grande suavité, embrasant ses sens et son âme,
la conduisant à l’extase et à la sainteté.
Peut-être, ajouta la cousine, connaîtrait-elle pareil bonheur,
pareil ravissement, qu’Il choisissait souvent parmi les plus humbles,
les plus démunis, parmi les pécheresses les plus impénitentes
parfois, qu’elle devait être sur ses gardes, se tenir prête
à répondre à l’appel du Dieu fait homme, à
se laisser toucher puis transpercer par le dard céleste, et à
s’abandonner enfin à la Grâce divine, comme la jeune
Thérèse, “Dieu mène les âmes par divers
chemins”, précisait la légende de l’image qu’elle
lui avait tendue. S’était demandée si elle plaisantait,
se moquait d’elle ou quoi, s’il s’agissait d’une
allusion perfide à sa propre conduite, d’un avertissement,
d’une malédiction, ou d’un sort qu’elle menaçait
de lui jeter et qui la laissa dubitative, méfiante, contribuant
à mettre un terme à leurs relations, malgré les relances,
les invitations répétées, les nouvelles images reçues,
images que Mado glissait cependant soigneusement dans son livre de messe.
Resta donc une putain. Qu’un modeste employé
d’imprimerie finit par séduire. |