Erwan Tanguy / Ce soir je n'ai pas peur

Erwan Tanguy, pour le voir ce serait plutôt Rennes, mais on l'a vu à la Mousson d'été de Pont-à-Mousson avec Michel Didym, à l'Entresort de Morlaix avec Madeleine Louarn, à theatre-contemporain.net avec François Berreur, une manière de concevoir l'apprentissage du théâtre en le pratiquant, et de préférence là où il s'agit d'un collectif en mouvement.

A preuve le site sprechgesang, qu'il a fondé, et qui est un de ces carrefours privilégiés des expériences théâtrales, dans les facs, les campements comme ceux de son homonyme François Tanguy, des rencontres avec l'équipe de Romeo Castellucci, ou ... sa page personnelle.

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Ce soir je n'ai pas peur
par Erwan Tanguy © de l'auteur, 2003
(extraits)

 

Ce n’est pas ce soir que je dois avoir peur
Peur de quoi ?
Avoir peur de disparaître ce n’est pas vraiment avoir peur

J’ai toujours eu plus peur de la disparition des autres – la mort des autres est effrayante – mais pas la sienne je ne crois pas – même si ce vide devant qui ne cesse de se rapprocher est une inconnue à jamais

Quand je l’ai rencontré j’ai eu peur de le perdre – toujours – chaque fois que je le rencontre j’ai peur de le perdre – ça complique nos relations – je ne peux pas avoir peur tout le temps – ou il reste avec moi tout le temps – insoutenable – ou on ne se rencontre plus – et ce n’est peut-être qu’une petite douleur comparée à la peur – à la peur de le perdre et d’autres peurs encore – il ne faut pas prendre le risque d’avoir peur – si je ne le vois plus j’en souffrirai juste le temps de l’oubli – et je sais que j’oublie vite – je peux même oublier de ne plus le rencontrer – puisqu’il m’arrive encore de le rencontrer – il n’y a que la peur que je n’oublie pas – et je le perds à chaque fois – sans même qu’il ne disparaisse – il a ses absences il les nomme ainsi – j’ai mes peurs et mes oublis et il a ses absences – et bien d’autres défaillances aussi – il est le premier que j’ai peur de perdre donc je le perds

Non je n’ai pas peur ce soir – je regarde droit devant ne fixe ni les lumières – elles tâchent les yeux – ni les routes ni les étoiles ce que je peux m’en foutre des étoiles et du monde – fixe droit devant l’inconnu – le vide

Il m’est impossible de voir ce qui m’en éloigne encore

Je ne suis pas médium ou devin ou Madame Soleil ne crois pas en l’horoscope pas aux lignes de la main – j’en dessinerai de nouvelles au couteau et cela ne changera rien

Je ne cherche pas à voir ce qui m’attend mais bien le franchir d’un pas – m’en débarrasser – ni mourir ni disparaître – juste franchir le tout d’un pas sans un regard autre que vers cet inconnu – ce vide – après je ne poserai plus de questions et n’attendrai plus de réponses – il s’agira d’autre chose impossible encore à définir – les conséquences cela ne m’intéresse pas je les laisse aux autres à ceux qui ont peur ce soir qui ont les douleurs aux entrailles – je sais ce qu’elles disent ces douleurs – malgré le silence apparent quel cri à l’intérieur – je ne crois pas en avoir fait le tour – non – mais ce soir je n’ai pas peur – il peut bien y avoir un soir – par exemple celui-là – un soir où je n’ai pas peur où les entrailles sommeillent – que je puisse fixer devant

Allez – fixe devant les paysages sont si petits – fixe devant – au-delà des mers des océans – pousse ton horizon au plus loin – traverse l’univers

Demain je dirai foutaise – je ne comprendrai plus pourquoi l’horizon ou l’univers j’aurai oublié – la mémoire me fait défaut – depuis longtemps – cela m’oblige chaque jour à tout recommencer – à redire ce qui a déjà été dit – pas exactement la même chose au mot près mais je suppose que cela doit être proche – malgré l’oubli je ne peux pas être différente chaque jour – demain je dirai la même chose le soir venu – ou allongée de douleur j’écouterai mes entrailles – qui peut le dire ce que je deviendrai demain

Fixe devant – pour éviter les demains – faire cesser les successions

Je n’ai pas peur ce soir – quand perdus encore mes désirs mes amours j’avais peur la journée ce soir non – et ce soir je n’ai pas peur pour toutes les journées passées et à venir – ce soir je regarde devant – rien précisément – pour défier mes peurs et toutes les peurs – de les avoir face à moi ou de les imaginer face à moi – elles ne me touchent plus ne m’atteignent plus – je suis à l’abri tant que mon regard droit devant – je sais que je pourrai même séduire si je reste comme ça si je tiens le regard sans sourciller – si quelqu’un par curieux hasard croisait mon regard il serait séduit – à l’instant – et mon regard droit mais je ne le regarderai pas – le regarder et les peurs reviennent – il faut tenir – au moins pour ce soir – que ce soir au moins je puisse ne pas avoir peur

Je n’ai pas peur ce soir – crépuscule ou obscurité – au contraire – je trouve le jour plus terrifiant – il m’est impossible de séduire le jour et de tenir ce regard les yeux brûleraient de lumière de douleur – les filets de lumière nocturne me suffisent et me permettent ce soir de tenir de ne pas avoir peur – et demain il faudra que je recommence – que je tente de tenir à nouveau – que j’essaie une nouvelle fois comme la première de trouver l’énergie de le faire – lutter contre la peur revenue avec le jour – et même si je connais ce soir le processus pour y arriver je sais que demain je ne m’en souviendrai plus – je n’aurai plus que la mémoire charnelle de cette peur du jour – de cette peur du monde du devoir d’être social des devoirs ou des factures – la nuit tout cela dort pour que je puisse vivre – je pourrais dormir aussi comme tout le monde – accepter ne vivre que lorsque toutes ces peurs agissent

La nuit – ce n’est pas une fuite – ni un refuge – je vois bien là où vous voulez me mettre – non la nuit ce n’est pas ça – si ce soir je n’ai pas peur ce n’est pourtant pas une fuite – ce soir c’est un hasard – il y a eu d’autres nuits où la peur ne vous aurait pas fait dire que je fuis – fuir juste le jour – les activités du jour qui dès l’aurore nous empêchent de dormir – ce soir je n’ai pas peur mieux qu’un hasard c’est un événement – peut-être la première fois que cela arrive – cela n’aurait pas été possible le jour – à cause du bruit

Je n’ai pas peur et il n’est pas là – je l’appelle encore – laisse à nouveau un message sur son répondeur – je ne sais plus combien j’en ai laissé – trop certainement pour qu’il veuille me rappeler – il va se dire elle est folle celle-là ou quel pot de colle elle m’étouffe ou qu’est-ce qu’elle croit qu’on est déjà marié – les hommes ils n’aiment pas – mais je ne peux le perdre ce soir puisque je n’ai pas peur – je devrais aussi ne pas avoir peur de le perdre du coup – je n’ai pas peur et cette sorte de courage me donne un optimisme que je ne me connaissais pas – et donc je ne peux pas le perdre ce soir – ce n’est pas possible – je n’ai pas peur mais ce n’est pas possible – demain oui s’il veut si cela lui fait plaisir – il écoutera tous mes messages et il dira elle est folle celle-là ou quel pot de colle elle m’étouffe ou qu’est-ce qu’elle croit qu’on est déjà marié – demain quand il fera jour il pourra le dire et je pourrai le perdre – mais ce soir ce n’est pas possible – il n’est pas là parce qu’il n’est pas encore rentré ou en voyage et il a oublié de me le dire ou il est en taxi – pourquoi en taxi je ne sais pas – il est en taxi pour venir me voir – oui il a pris un taxi pour venir me voir – il rentrait chez lui et il a eu envie de me faire la surprise – je ne sais pas s’il a une voiture mais venir en bus ou en métro ça ne marche pas – un soir où j’ai peur ça passe mais pas ce soir – ce soir c’est taxi ou rien – il est chez lui et rien – il n’écoute pas ses messages ni les miens donc – il est sur son lit ou son canapé ou sous la douche je ne sais pas et c’est lui qui a peur de moi ou de la vie ou je ne sais pas – je ne sais même pas où c’est chez lui – nous nous sommes toujours vus à l’hôtel – ni chez moi ni chez lui – alors il ne peut pas venir chez moi – vous allez me dire – mais il a mon adresse – n’y a jamais mis les pieds mais il a mon adresse – d’où le taxi – il ne sait pas où c’est il file l’adresse au chauffeur et le voilà chez moi – voilà le taxi – je suis à la fenêtre je le vois je suis toute excitée mais me concentre pour lui faire croire que je ne m’y attends pas – enfin je ne m’y attendais plus – ce n’est presque pas un mensonge – il sonne j’ouvre sans précipitation – je retiens mon envie précipitée – ce n’est pas ce soir qu’il viendra

Ce n’est pas ce soir que je dois avoir peur – je ne vais pas regarder la télévision – comme les autres soirs – la télévision ça concentre les peurs sur un tout petit espace qui serait un peu le contraire d‘une fenêtre sur le monde – une réduction vers la plus petite solitude possible qui ne donne même pas l’illusion d’être avec des gens ou de participer à leurs histoires – on est là face à un objet bruyant et lumineux et rien ne se passe mais on oublie le temps – il passe pareil on le sent pareil qui passe mais on l’oublie – c’est ça s’abrutir – parfois c’est nécessaire – mais pas ce soir et je ne peux pas être dans cette solitude ce soir pour une fois que je n’ai pas peur au moins que cela me serve à rencontrer ou à être avec des gens – lui par exemple – je l’attends depuis que le soleil est couché – lui ai laissé tant de messages qu’il ne peut pas prétexter quelque ambiguïté que ce soit – et ce soir il a décidé peut-être par peur de regarder la télévision seul chez lui – au lieu de venir me voir ou d’écouter mes messages – ou pire il est à la télévision dans une émission sur les problèmes de couples ou un truc comme ma femme est folle que dois-je faire ? mais nous ne sommes pas mariés du reste je ne suis pas folle ce serait plutôt ma femme a peur mais ce soir je n’ai pas peur – le lui ai-je dit sur un des messages que je n’ai pas peur ce soir – le lui ai-je dit – il me prendrait vraiment pour une folle – mais si je ne le lui dit pas il n’aura pas forcément le courage d’affronter mes peurs habituelles – pensant qu’elles sont là même ce soir – je lui laisserai un autre message en trouvant la formule pour qu’il comprenne que je n’ai pas peur sans passer pour une folle – il va bien lui falloir une heure pour écouter tous mes messages – il faut que je trouve son adresse aille chez lui et efface tous mes messages pour n’en laisser qu’un seul parfait romantique ce qu’il faut subtil surtout et un peu sensuel qu’il se dise c’est la chance de ma vie

Ce soir je n’ai pas peur – je me concentre – fixe devant reprend tes esprits – il n’y a rien autour que tu ne puisses franchir – je suis blindée là je le sens bien – je ne tremble même plus – je ne me souviens pas ne pas avoir tremblé – la dernière fois – tout me fait trembler – regarder quelqu’un je tremble – imaginer regarder quelqu’un je tremble – penser que je pourrais imaginer être avec quelqu’un je tremble – la vie me fait trembler – et comment nomme-t-on ce qui fait trembler – le froid ou la peur – je n’ai pas froid ni ce soir ni les autres soirs donc c’est la peur – cela fait longtemps que je le sais que je ne tremble pas de froid – c’est la peur – la peur de tout même seule j’ai peur – quand je parle seule chez moi en imaginant parler avec lui ou un autre ou n’imaginant rien j’ai peur enfin je tremble – je tremble de peur – mais pas ce soir – là je ne tremble pas et je n’ai qu’une envie – enfin lui ou un autre mais je veux parler avec quelqu’un sans trembler – et plus si affinités – avec lui j’ai déjà des affinités vu le nombre d’hôtels que nous avons visité – je crois mais je ne m’en souviens pas très bien – je ne sais pas non plus si je tremblais les autres fois ou pas – si ces autres fois j’avais peur ou pas – donc ce soir est une exception ou la règle – qu’en fait je n’aurai jamais de soir sans inquiétude – le jour aussi peut-être – ça fait peur

Ce soir je n’ai pas peur mais hier que s’est-il passé – avais-je peur ou non – étais-je avec quelqu’un ou non – lui ou un autre pareil – chez moi ou à l’hôtel – je ne peux vraiment pas m’appuyer sur la mémoire pour essayer d’éclaircir ce genre de mystère – si cela se trouve je n’ai pas laissé de messages sur son répondeur – difficile de faire confiance à mes souvenirs – ne les aurais-je pas inventés pour combler un vide par exemple ou je ne sais pas – vivre dans le rêve c’est vraiment effrayant – et il faut que je me pose ce genre de questions justement ce soir quand je n’ai pas peur – je cherche à m’effrayer ou quoi – et lui il ne peut pas être juste une projection – il n’appelle pas c’est tout – au moins il n’entrave pas mon entreprise héroïque de ne pas avoir peur – je peux fixer devant sans distraction déviante – lui là me dévierait je ne pourrais m’empêcher de le regarder ou de vouloir le regarder et mes peurs reviendraient aussitôt ne me lâcheraient plus de la nuit – c’est toujours quand on est disponible que personne ne vient – et c’est valable pour presque toutes les situations – lui il s’en fout s’il existe de mes peurs des autres jours et de leurs absences ce soir – il est je ne sais où rempli sa vie avec ses propres rêves – si c’est le cas pour moi dans l’hypothèse de je ne dois pas être la seule à m’imaginer tout – tout ça voudrait dire ma vie mon entourage mes amis ma famille qui sait la couleur de mes vêtements le lieu et la forme de mon habitat – ce serait un monde merde pire que la merde dans laquelle on est – on serait doublement dans la merde celle réelle et celle virtuelle du fait de la première – je préfère croire au moins ce soir qu’il ne veut pas rappeler ou qu’il n’est pas chez lui et qu’il ne pourra pas profiter de cette nuit sans peur – et de l’avenir que cela promet – ce soir ça se projette – est-ce parce que je fixe loin devant – cause à effet tout simplement

[...]

Ce n’est pas ce soir que je dois avoir peur – je le sais je l’ai déjà dit – il est possible que je me le répète tous les soirs et que tous les soirs je me retrouve à ne pas dormir prise de peurs d’angoisses que tous les soirs je n’y arrive pas à être forte – il n’est pas plus facile d’abandonner de se dire ce ne sera pas ce soir de cesser de résister aux peurs et de mourir de peur – le soulagement est de courte durée quand le corps l’esprit se relâchent des tensions dues aux résistances nécessaires à la lutte – mais quand la peur revient la douleur est intolérable – quand la douleur revient les regrets sont impossibles car elle prend toute la place – elle harcèle violemment et on se dit demain je résisterai demain et demain ça recommence on abandonne trop tôt et ça recommence la douleur les peurs tout ne restent que ces lâches regrets – il faut autant de courage pour résister aux peurs que pour les supporter – la lâcheté aussi est de courte durée – je ne dois pas y penser ni aux peurs ni à résister – je vais lui laisser un autre message – je n’ai plus rien à lui dire mais j’en ai besoin – avant de le rencontrer je discutais sur minitel des pages de rencontres minables – je n’aimais pas ça en fait mais j’en avais besoin – je passais des heures à discuter avec des robots – enfin je l’ai appris plus tard que c’était des machines qui souvent répondaient aux petites crédules comme moi – je discutais mais je ne rencontrais jamais personne – dès que je trouvais ça ridicule j’arrêtais et me retrouvais seule chez moi – seule – je recommençais – l’illusion de ne pas être seule – je sais – que voulez-vous y faire – d’autres c’est l’horoscope ou sortir avec le premier venu ou regarder la télé ou faire du sport – ce ne pourraient être que du remplissage tout ça pour faire illusion de ne pas être seule – après j’ai découvert internet c’était pire pour discuter avec des personnes qu’on ne rencontre jamais – et de plus en plus vulgaire – quand je vais là minitel ou internet je me retrouve face à une misère de langue de société – il faut savoir où on met les pieds quand on « chatte » – il faut dire ça c’est comme ça que cela se dit « chat » - rien que ça ça annonce la couleur de la vulgarité – en France je dis pas ça pour les autres pays – et là ça échange encore plus – photographies à l’appui même parfois vidéo et en direct – je n’ai jamais essayé mais ça existe – des couples se font je ne sais quoi par caméras interposées – je suis heureuse de l’avoir rencontré je ne vais plus ni sur le net sur le minitel je n’ai envie de parler qu’avec lui et de l’entendre de le sentir sans machine entre nous – ce n’est quand même pas un luxe que de désirer des corps pour de vrai – peut-être devrais-je le lui dire sur un prochain message – lui dire de ne pas me laisser son mail ou quoique ce soit lié aux machines que nos échanges se fassent dans le réel – toujours – c’est pour ça que je parle aussi – je suis en désintoxication des machines – non le téléphone ce n’est pas la même chose – c’est presque antique maintenant – rien à voir avec le reste – la voix c’est encore proche du corps – je m’y perds – ne plus lui laisser de messages – ce ne serait qu’une nouvelle forme de dépendance des machines – si seulement je connaissais son adresse je pourrais lui écrire de nombreuses lettres – il n’y a pas de machines là – des trieuses d’accord mais rien à voir – le papier c’est concret non – le papier c’est presque un corps

Si je dois avoir peur – je ne veux pas que ce soit pour lui – parce qu’il ne vient pas ne répond pas ne rappelle pas – je ne veux pas que par lui me revienne toutes ces peurs – je me force à les éloigner ce n’est pas pour qu’elles reviennent à cause de lui ou d’un autre ou de n’importe qui – je crois que je serais capable de le tuer s’il en était responsable – de tuer n’importe qui pour ces raisons – je n’accepterai ça de personne même par amour par amitié ou pour l’illusion d’être avec quelqu’un – ne pas avoir peur c’est le plus important – s’il ne vient pas et que je me mets à craindre qu’il ne vienne pas donc à avoir peur il vaut mieux ne plus du tout le revoir ensuite sinon je risquerais de commettre un meurtre – il ne comprendrait même pas pourquoi je le tuerais – il me prendrait pour une folle c’est ça une folle – pourquoi elle veut me tuer cette folle qu’est-ce que je lui ai fait – rassure-toi mignon ce ne sera pas par amour – un meurtre passionnel c’est ridicule mais peut-être le dirais-je à la justice pour justifier cet acte – si je tue quelqu’un vaut mieux que ce soit lui que n’importe qui – l’alibi est à ce prix – mais par amour même s’il est naissant je préfèrerais ne pas le revoir pour ne pas le tuer – dans la situation qui est à craindre – si jamais je devais avoir peur ce soir – ce qui serait vraiment effrayant – je crois – de l’avoir déjà tué parce que la situation a eu lieu et je ne m’en souviens pas et je ne peux me fier à ma mémoire – pire toute les nuits je le tue et les messages que je lui laisse sont à la fois ce qui m’accuse et ce qui me déculpabilise par son absence que je déplore – je raconte n’importe quoi le tuer à chaque fois ce n’est pas possible – j’en tuerais un autre – chaque soir un autre croyant que c’est lui – s’il est mort je ne pourrais lui laisser de messages depuis le temps et la police serait venue me questionner – au moins me questionner – s’il est vivant alors il m’évite il craint la mort que je lui réserve – je n’ai tué personne – ce scénario est absurde – pourtant la peur m’y pousserait je le sais – avoir peur de mes propres peurs c’est cela qui est absurde

C’est encore cohérent non ce que je dis ce que je pense – je ne suis pas folle – ils disent tous ça je ne suis pas folle dans plusieurs films je l’ai entendu cette réplique – à l’époque où je regardais encore la télévision – je ne me doutais pas de quelle dépendance – la télévision aussi – bien avant les autres machines téléphone minitel rose internet – et bien avant encore je crois que j’étais dépendante des livres – j’en dévorais ne m’intéressant qu’à l’acte de dévorer – d’être en compagnie d’un monde d’un univers – ne pas être seule – obsession – puis illusion – mais les livres cela n’inquiète personne – on s’imagine que c’est plus sain – au moins elle sait lire – elle fera moins de fautes d’orthographe – ce que j’ai pu en entendre pour justifier une dépendance plutôt qu’une autre – des livres je ne m’intéressais pas à la forme à la langue sauf quand elle était trop présente trop expérimentale à mon goût – dans ces cas-là je ne lisais pas aucun intérêt – impression que cela ne raconte rien – d’être encore plus seule – et devoir réfléchir plutôt qu’être emportée – jusqu’au jour où les livres ne suffisent plus – de la dépendance apparaît l’accoutumance et l’ennui sans surprise – j’aurais pu continuer à lire – autre chose – réfléchir peut-être comprendre et apprécier une littérature qui jusque là ne m’intéressait pas à cause de la forme tout ça – j’ai lâchement abandonné la lecture – je me le dis aujourd’hui et je n’en suis pas si certaine je n’ai pas envie de culpabiliser sur ces choix sur mon besoin d’être emportée d’être moins seule de m’abrutir devant la télévision ou un ordinateur à discuter avec des machines vulgaires qui en veulent à mon argent à ma misère – ma dernière dépendance me sauve des précédentes – c’est toujours comme ça que ça se passe – là c’est pour un homme pour lui je crois que cette dépendance est la plus saine qui soit l’amour ou l’attirance je ne sais pas entre ce que le corps nous pousse à désirer et ce qui se passe dans la tête tous ces liens ne sont pas clairs – c’est pour ça que je dis je ne suis pas folle – j’aurai pu l’être avant – avant lui

[...]

Ce soir je ne dois pas avoir peur – c’est une certitude – ce ne peut être que ça – ce soir une sérénité – un calme de pénombre anonyme et feutré – où le temps s’y perd – de ne plus savoir je m’y suis habituée – je n’ai plus l’angoisse du jour qui se lève et du tout à recommencer – je me soigne d’amnésie – je l’ai sans doute connu avec nom et prénoms – jour du premier baiser aussi – description du visage – je serais allée chez lui ou lui chez moi plusieurs fois – quelques repas avec les parents de l’un et de l’autre – pourquoi pas – cela a bien dû m’arriver au moins une fois – ce qui s’est passé pour que j’oublie tout – cela devait être terrible – à ce point terrible pour ne rien pouvoir garder – cette amnésie est aussi un espoir – une forme d’espoir – qu’il y ait eu autre chose avant – un bonheur possible même passé et oublié c’est un espoir – je ne suis pas née dans le vide – je ne suis pas vide – j’oublie mais ce n’est qu’une impression ce vide et avec une bonne méthode ou une hypnose canapé psy et voix suave je retrouverais la mémoire – mes souvenirs ne sont pas perdus pas complètement – s’il venait ici je le reconnaîtrais – son visage ranimerait une partie de ma mémoire et en une fraction de seconde tout serait revenu – comme avant – avant quoi je ne sais pas – m’en souviendrais-je alors – y a-t-il eu quelque chose avant – je ne suis pas née ici dans cet état ce n’est pas possible – il a dû y avoir autre chose – je ne dois pas – je n’ai pas –

Ce soir pour les autres soirs dont je ne veux pas me souvenir – fixe devant – si je pouvais encore me le hurler – derrière il n’y a rien – rien de bon à garder – pas d’espoir ici mais devant là au loin –

Je fixe devant – c’est ça je fixe devant – ce n’est pas pour éviter de regarder ma vie en face – non je ne cherche pas à éviter je regarde ma vie en face et cela renforce mon désir d’aller au-delà – que ma vie – ce que je voudrais qu’elle soit – Je –
Ne dois pas –
N’ai pas –

Ce n’est pas possible qu’il ne puisse pas venir – ce soir ou un autre soir – ce soir sans lui s’il a une excuse je n’en fais pas une maladie ou je simule – je ne cherche pas une vie bien réglée toute planifiée – qu’à telle heure nous nous retrouvions chaque soir toujours la même chose jusqu’à la mort – non mais qu’il vienne de temps en temps – pour parler s’aimer s’évader un peu – même pas obligé de m’appeler avant de passer – j’aime l’imprévu quand il est là avec moi – ce soir je l’aurais aimé – qu’il vienne je –
Qu’il vienne je lui expliquerais – nous irons ensemble – devant –
Pas peur ce soir –
Ni folle je –
Ne suis pas folle –
Pas ce soir –
Ce soir non –
Pour lui –
Pas folle pour lui je –
Tous ces messages je –
Ce serait bien là –
D’être deux –
Ce soir –
Ni folle ni peur –
Ni seule –
deux –
je –
Pas peur ce soir –
Ni folle je –
Ne suis pas folle –
Pas ce soir –
Ce soir non –
Pour lui –
Pas folle pour lui je –
Tous ces messages je –
Ce serait bien là –
D’être deux –
Ce soir –
Ni folle ni peur –
Ni seule –
deux –
je –

 

© Erwan Tanguy