Vivre sur l’avenue.
Idée grotesque.
Pas le choix.
Un ballon à six heures frappant contre la grille. Des barreaux dans
les buts et à l’étage l’ouvrage scié,
cloué, sur le balcon on ressemelle le monde. On arrange, on tapote.
Suspendu à la grille se faire les muscles, monter le son. Traiter
de pédé.
On crache, on tangue, on flanche.
Des doigts délicats filent le long des épingles, font et
défont l’ouvrage, le linge plié, séché, à repasser.
On lisse du plat ce qui reste froissé, on range, on ressort, on
recommence.
Un cri.
Qui se retourne ?
Sirène.
Après l’orage comme un jet de vapeur la pluie chavire l’avenue,
soulève les bus dont les pneus crissent au pied du lit. Des moteurs
dans nos murs, du plomb sous l’oreiller mais terminées les
voix humaines, leurs fréquences
fini les cris sous le préau.
Dans l’entrée, dans l’abri, le passage.
Tap.
Pieds et poings liés je cogne, j’envoie, j’imprime la
trace de mon ballon : voilà le prix que je demande. Je vaux
mon bruit au centime près. Payez, passez. Pieds et poings liés
je laisse l’étage exsangue qui ne sait pas dire non
l’étage l’immeuble entier
Tout à l’heure un enfant a traversé le hall. Quelle
heure ? Deux heures. Quel âge ? Deux ans ? Il faudrait
penser à dormir.
J’y vais
J’y vais
Non.
Tap.
Qui fait ce bruit ? Les gouttes, un marteau, un oiseau ? Un corps
sans doute.
On crie. Enculé, ta race, viens ici. On klaxonne. Deux coups presque
timides et qui pousseraient à l’indulgence mais tu tentes
une approche ? Je t’encule.
Bon.
La police, les pompiers, l’ambulance. Trois heures trois voitures
du Samu. Les bus se croisent, Zap Pizza se faufile.
Arrière.
Sur le trottoir, dans l’abri, le passage, un salut obligé on
repart. Tous gaz.
Minuit.
Minuit l’année prochaine.
Cinq heures.
Qui à cette heure rêve encore, aime encore, a froid, a faim
ou autre chose ?
Ta race.
D’accord
je n’ai rien dit mais rentre !
Non
Je reste. Je tracte la grille de mes bras, je gonfle mon muscle et je cogne.
L’heure qu’il est ? Qu’importe.
Une montre ? Pour faire quoi ?
Je reste
J’exhibe. Toute la nuit des pompes.
Pour personne à la fin tout le monde est parti.
Pour moi ? Tu rêves !
Lunettes. Portable. La voix dans l’oreille la barrette en poche l’est
nerveux.
En blanc. En bleu.
En tissu fluide, le pantalon court. Les cheveux ? Quelques millimètres.
Ils s’ignorent.
Un cri. Nul ne bronche. Salut.
Ils se groupent. Clac. Les mains, la paume sur le cœur, au thorax.
Une mêlée, un rugby qu’on dédaigne. L’un
au tapis, l’autre pendu.
Un cri. C’est une femme cette fois, une voix acide une écorchure.
Insulte.
Très long.
Un ballet de clops, l’écorchure, la fesse moulée
et la taille qui se décale. Cubique, la fille.
Cuquoi ?
Une pute, moi ?
Viens voir ta gueule que je te défonce elle dit, le reste file à la
fenêtre. Ca passe.
Ca rentre.
Par les interstices, les cadres mal fixés, ne parlons pas d’en
face je ne sais pas comment ils résistent.
Moto.
Scooter.
Camion l’écrase.
Avenue en pente et gaz à fond.
Hap.
Hap.
Happapapapapapapapaaapppppppp.
Trois, quatre heures ? Cinq heures encore ? Que fait le type
du 93 ?
Musique à fond. Les basses, les sourdes basses près du volant
à
nos fenêtres nulle mélodie, à peine un chant
frappent aux gencives
aux maxillaires
Il impressionne, le gus, il montre ses amplis à Paris.
La voiture rutilante est garée de travers, elle bifurque, coupe
le refuge. Lui, maigre et sa voiture, rouge, lui courbé elle en
biais. Il décapote, il fume, il se cambre, il se plie
Et hap, et hap hap. Les immeubles tremblent, des battements de sang sous
la tempe, dans le ventre, corps appelé, jeté, plié,
frappé, happé, frappé, froissé, jeté
Pour mort, le corps, je dirai, à la fin du procès
Rien dit
Une autre nuit en rêve : brûlée au napalm, la voiture
Ils se cassent les jambes les poignets
ils s’écrasent ils reviennent
c’est navrant
Ca grince, non ?
Bon.
Penser à autre chose
Dormir dans le placard
Elle dort et pas la nuit.
Je peux pas, maman, je peux pas (c’est son frère, son copain,
celui d’en face)
Je veux partir.
Et où ? Tu rigoles ?
un frère encore, encore un frère
tout tremble
Au dessus de la table le long des carreaux filent les cours, les feuilles,
une idée de chute et d’opaque. Sous l’ombre du platane
dans sa chambre
elle devine l’arbre derrière la lampe, la colline après
l’avenue.
Elle ailleurs tend la main vers la vitre, la fait glisser le long. Sous
les yeux fermés une frise. Eglises, châteaux, des pommiers
ronds, des pas perdus. Voyez le jardin à la Française, ses
fontaines, les serfs, les dauphins.
La Révolution quand, déjà ?
En cours des il faut en bataille
jamais de conseils
Juste tais-toi
et bouche-toi les oreilles
Si je dormais sous mon lit ?
Ailleurs ?
Dans la cheminée ?
Si je dormais sous le tapis, entre les lattes ou à l’hôtel ?
Je me berce des endroits où je pourrais dormir. Cabanes, cahutes,
la grange des gueux. Une grotte, un monastère ?
Un chalet, une chaumière ? Une cabine d’essayage ?
Sauf que du bruit partout. En bas, chez le voisin, au-dessus.
Dormir sur le toit ?
Oh oui à l’hôtel. Un lit matelassé, du satin,
de la fourrure. Rideaux, double rideaux, pas un grain de poussière
dans les embrasses ni dans les plis. Tissu épais, double vitrage
et même, double fenêtre. On tourne une poignée, et puis
l’autre. On fait pousser des fleurs entre les vitres.
Des pots. Des cactus. Marguerite Duras dans sa chambre.
Baies, embrasures, jambages, ogives. Je me parle. Ca ne change rien.
Un cri, un cri encore.
Il rentre, se cogne, met de la musique et s’endort
Il hurle j’ai faim, déjà quatre heures dans cette baraque ?
Y a personne ?
Nous à l’école au chaud
Un soir voilà l’hôtel en flammes. Le petit hôtel
d’à côté, une chambre noire et le panneau complet.
Onze heures
jaillit la police, bloque les issues, tend des fils fragiles d’une
avenue à l’autre : tout s’arrête. Plus un
passant, plus une voiture. Des femmes en chemise de nuit se poussent au
café, les gyrophares les veillent.
Le silence dans la salle de bain, le silence dans le salon. Nous avons
enfin nos musiques, nos pensées, au creux du coude notre parfum
Et dans l’armoire l’odeur de mousse ?
J’ouvre une main
je ferme les yeux
il n’y a rien à dire c’est la mer. Tu écoutes
tu fais couler de l’eau
tu l’entends
Mais ça ne dure pas
Pas le droit, pas le droit
Cris, scooters, motos etc.
Minuit comme d’habitude
Puis
ma main glisse. Du doigt je sens le carrelage, du bois l’ombre surgie.
Il n’y a rien à dire il fait bleu. La mare est proche, les
grenouilles soupirent tout s’endort.
Des pins. Du sable. Une cuisine d’alchimiste où les melons
s’entassent, la nuit, rayés par les persiennes.
Evanouie.
Une rue d’Istanbul où sous la bâche dort un voleur.
Un vendeur. Qui ? Personne. Tout soupire.
Sur le gravier un pas, à l’entrée un tigre de pierre.
Puis
mon oreiller.
J’ai sous le coude une odeur de fraise. Ma mère a lavé les
draps aujourd’hui, il reste un frisson sur la corde. Ma main glisse
le long.
Dans l’ombre des battement d’ailes
Battements, battements. Quelqu’un en bas tangue à nouveau,
bientôt l’insulte un ballon l’explosion. Jamais seule.
Je me dresse : mon frère dort. Je m’allonge
soupire
A nouveau elle se cache, cherche une rue nouvelle (pas l’avenue),
cité école école cité. Mais on la surveille,
c’est connu. Qui tient le mur la tend.
Une sœur, cette fois
et tu verras, on partira !
Pour l’instant je t’apprends à ouvrir les yeux, c’est
mon rôle (mais ferme les oreilles ma belle, moi je te le dis).
Lisa tu verras je changerai ton nom, je te changerai de vêtements,
je te prendrai sous le bras, on montera dans le train. Qui nous verra ?
Personne. Personne ne nous dira, rien, tu verras, malgré la couleur
de peau, l’accent, je ne sais quoi. On passera, deux inaperçues.
J’en suis sûre grandis vite.
En attendant j’apprends la géo, je lis, je me concentre.
On gardera nos parfums quand même.
Comment on fera pour échapper aux briques, au balcon où le
fric frac s’entasse, je me le demande.
Il fait nuit, dormons.
pff, vaste piège
Comment on fera pour échapper aux cris quand leurs cris remontent
jusqu’aux ongles, tendent leurs nerfs aux tempes, jusqu’au
crâne ? Ils n’en peuvent plus de crier, n’ont que ça,
n’en peuvent plus de n’avoir rien eu d’autre. Il faut
que ça résonne à l’abri, sous le préau,
que ça nous fissure nous aussi.
Que ça résonne dans le monde ? C’est trop leur
demander, ils ont trop peur du monde.
Je le sais
Mais moi ?
Je me réveille en sursaut
Je me réveille en sursaut
Je me réveille en sursaut. Vivement l’hiver qu’ils gèlent,
qu’ils ploient. Pantins tombés mains dans les poches, gorge
bouffée d’angine et dans la mienne un bon air frais. Muets,
tués, tués, muets.
Ou alors un trou, un tremblement de terre ?
J’attends l’hiver comme chaque année.
Lisa
J’irai dans les quartiers
mais d’autres
J’irai dans les mots
il fera beau voir qu’on me déloge
Dans, oui.
J’irai partout, tu verras Lisa. Les nuances, les reflets, je
mettrais ça en silo. Je me glisserai, facile.
Et je te raconterai. On se fera un frichti de mots dans le couloir et
la cuisine, la nuit, quand personne ne dort.
Avant de partir, tu verras, écoute.
La neige ne tombe plus, craque encore et nous jouons dans la lumière
entre les phares et les portières. Nos parents dans les caravanes,
les bonbonnes de gaz dans la soute, tout pose.
Notre ville de lumière nous tient chaud
Notre ville de lumière nous retient
Je cours en mâchant des cheveux
un peu plus loin dans l’ombre un enfant me suit
ou même deux
Les mômes, ne quittez pas le terrain
Les mômes n’allez pas à la ville
Mais nous allons quand même
La bruyère, les plates-bandes, la route
Qui nous rassurera ?
Il lui raconte
Tu sais j’étais chez moi dans les tubes de cirage
la nappe
le papier découpé
un jour à la fenêtre la caravane filait, j’ai compris :
j’étais chez moi, surprise, le long des fils et des poteaux,
au creux des portes peintes, sur les rebords de route. Les bornes ?
Un gâteau plat et rond, blanc et jaune, à vite avaler. Et
c’est tout.
J’étais chez moi à chaque saison. L’été,
on courait aux plates-bandes. A l’automne, j’apprenais le fer,
la bricole.
Quelquefois on passait devant l’école. Là je me mordais
mais ça passait.
Tu n’as qu’à faire comme moi.
Maintenant
(j’)écoute.
Je suis dans l’ombre grise entre la porte et l’ascenseur
la pénombre dit-on mais je préfère ombre grise. C’est
là que j’habite, que j’attends.
Ce que j’y vois ? Les marches, mes pieds, un sac de courses ?
Mais non. Ce que j’entends ? Je ne sais
je suis dans une avenue où je n’ai pas dormi
je tourne
je prends à gauche
au passage un porche me fait signe et ce n’est pas le même
j’y vais
qui jette
mon silence à la mer
Et voilà
C’est là que j’habite dira-t-on
J’y cours si l’on m’attrape
© Anne Savelli
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