Lorand Gaspar, parmi les poètes
contemporains, vous êtes
l´un de ceux dont l´expérience vécue - à travers
le voyage notamment - impressionne le plus. Celle-ci semble avoir beaucoup
compté dans le développement
de votre écriture. Né dans l´actuelle Roumanie (mais
je crois que votre famille était hongroise), vous avez fait l´épreuve
de la seconde guerre mondiale, et vous avez été déporté dans
un camp de travail en Souabe. Vous avez étudié la médecine à Paris,
puis exercé votre métier
de chirurgien dans différents hôpitaux en Israël et
en Tunisie. J´aimerais d´abord
vous demander de retracer un peu ce parcours, et notamment sur le plan
poétique:
commentavez-vous découvert la poésie (dans quelle langue
et dans quel pays ?), et comment au cours de cette pérégrination
vers l´espace
méditerranéen la langue poétique que vous recherchiez
a pu être le français
?
J’ignore quels sont les rapports profonds, inconscients entre l’orientation
et le déploiement de ma poésie et les « déplacements » géographiques
et culturels que les événements historiques, les circonstances
diverses m’avaient imposés, ceux, plus tard, que ma curiosité,
mes goûts quand ils ont pu s’exprimer m’ont pu suggérer,
mais il est certain que ma vie est faite de mouvements dans l’espace-temps,
mais aussi, du moins à mes yeux, dans l’étendue cognitive
et culturelle.
Oui, je suis né en Transylvanie orientale, qui fut (toute la Transylvanie)
une terre rattachée à la géographie hongroise entre
le IXe siècle et le début du XXe, puis annexée à la
Roumanie à la suite du Traité de Trianon en 1920. Comme
la plupart des transylvains qui sont concernés par la richesse
exceptionnelle de l’aspect culturel de cette région peuplée
par trois populations aux racines très différentes, parlant
trois langues sans parenté linguistique, je parlais depuis ma
prime enfance ces trois idiomes : l’allemand, le hongrois et le
roumain, auxquelles mon père a tenu très tôt d'ajouter
une quatrième, le français. Au lycée que je fréquentais
on nous enseignait les quatre langues (ce qui n’était pas
le cas dans les lycées roumains, pas plus que dans les lycées
allemands). Néanmoins, pour ce qui est de l’écriture,
qui m’est apparue très tôt, vers l’âge
de 12 ans, comme un exercice nécessaire pour mieux vivre et chercher à mieux
me comprendre, c’est ma langue maternelle, le hongrois qui m’a
servi de véhicule, ce qui ne m’empêchait pas une fréquentation
assidue de la littérature des trois autres langues. Mon enfance
et mon adolescence se déroulent essentiellement dans cet est transylvain,
entre la petite ville que nous habitions et les hauts plateaux des Carpates,
sur la ferme de ma grand-mère maternelle, dirigée par un
de mes oncles. Mon père qui fut un homme d’affaires voyageait
beaucoup, et m’emmenait souvent, quand ses déplacements
coïncidaient avec des périodes de vacances scolaires, à Vienne, à Prague
et à Budapest. Puis, ce fut la guerre, la deuxième guerre
dite mondiale, qui fut à l ’origine de mon premier « grand
voyage », certes, indépendant de ma volonté, vers
un camp de travail situé près d’un petit bourg (Unterjettingen)
dans le Bad Wurtemberg. C’est au printemps 1945, à la suite
d’une évasion réussie avec quelques camarades, que
nous avons eu la chance de « tomber » dans les environs de
Pfullendorf sur les troupes françaises qui avançaient vers
l’est. C’est ainsi que le hasard de cette guerre meurtrière
a fini par me conduire dans un camp français près de Mutzig
en Alsace, accomplissant un de mes vœux d’enfance : découvrir
la France, et si possible y faire des études universitaires… Au
bout d’un an passé dans ce camp il m’a été donné de
choisir entre rester en France ou rentrer en Europe Centrale. Sans la
moindre hésitation et conformément à mes désirs
d’adolescence, j’ai choisi de rester et d’aller à Paris.
La suite serait trop longue à raconter ; l’essentiel est
que – aidé par la communauté hongroise de la capitale
- j’ai pu y trouver à la fois du travail et la possibilité d’y
mener à bien les longues études de médecine. Avant
même de les conclure, j’avais demandé et obtenu la
citoyenneté française. Cette première mutation réalisée,
il m'en restait une autre, plus longue et plus difficile à accomplir
: changer de langue non seulement au niveau de mes études et dans
ma vie quotidienne, familiale et hospitalière, mais aussi pour
continuer à écrire…
Pour quelle raison n’avoir
pas continué à écrire
en hongrois ? J’ai déjà parlé de mon attirance
d’adolescent pour la culture et la littérature françaises
; j’y ajoute simplement l’idée très claire
dès le début des années cinquante : je ne pouvais
pas concevoir de vivre dans une langue, si je puis dire, et d’exprimer
mon expérience vécue dans une autre.
Vous parlez justement de mutation, et il me semble que
c´est un
mot central pour désigner et votre existence et votre écriture.
Dans l´Essai d´autobiographie qui précède Sol
absolu vous évoquez les années hongroises et les années
de guerre, suivies du séjour en France, puis une expérience
fondamentale pour vous, qui a été celle qu´on retrouve
notamment dans Judée, je veux parler des années en Israël.
Vous vous ouvrez alors à un tout nouvel espace physique, mais
aussi culturel. Peut-on dire que c´est à cette période
que, parallèlement à une activité professionnelle
très chargée et astreignante, vous développez votre
propre écriture poétique ? Vous parlez notamment des heures
matinales : « J´avais ainsi, chaque jour, deux ou trois heures
transparentes, miraculeuses, avant d´entamer une longue journée à l´hôpital.
Le peu que j´aie réussi à lire et à écrire,
je le dois à ces matins de Jérusalem… ». Comment
percevez-vous aujourd´hui cette importance d´un espace et
d´un temps précis pour le développement de votre
poésie et de votre poétique ? Est-ce cela pour vous, l´écriture
poétique : avant tout l´expérience la plus forte
possible d´un lieu et d´un espace déterminés
?
Je dois d’abord vous donner quelques précisions. Quand j’avais
posé ma candidature au poste devenu libre de chirurgien des hôpitaux
français de Jérusalem et de Bethleem, je ne savais même
pas que Jérusalem était une ville divisée. Engagé à fond
dans mes études de médecine et ma formation de chirurgien,
j’étais totalement ignorant de la situation géopolitique
du Proche Orient. C’est seulement quand j’eus la surprise
et la joie d’être convoqué aux Affaires Etrangères
que je commençai à m’informer et c’est le chef
de service auprès duquel je fus convoqué qui m’apprit
que l’Hôpital Français de Bethleem se trouvait en
Jordanie et que l’Hôpital Saint Louis de Jérusalem était
située dans la partie israélienne de Jérusalem.
Or la population essentiellement israélienne de la nouvelle ville était
servie par d'excellents hôpitaux. Ainsi, peu de temps après
le partage de la ville il était devenu clair que si on voulait
continuer cette oeuvre, il fallait tout faire pour la transplanter côté Est.
Au moment où je devais partir, les Sœurs de Saint Joseph
avaient installé un "hôpital provisoire" dans
un hôtel assez spacieux dans la partie jordanienne de la ville,
en attendant d'entreprendre la construction d'un nouvel hôpital.
En effet, arrivé là-bas, la construction du nouvel hôpital
français de Jérusalem fut très vite mise en chantier.
Je passe sur les détails ; c’est pour vous dire simplement
que les deux hôpitaux français dont je fus chargé sur
le plan médical étaient situés, jusqu’à l’issue
de la « guerre des six jours », en Jordanie.
Si je n’avais, en dépit d’une sérieuse surcharge
de travail durant mes années d’études, jamais complètement
renoncé à l’écriture, il est vrai que c’est
après m’être installé avec ma famille (d’abord à Bethleem,
puis très vite à Jérusalem Est), que je me suis
remis plus sérieusement à écrire, le plus souvent,
en effet, très tôt le matin, avant d’entamer mes longues
journées à l’Hôpital.
Assurément, c'est un nouvel espace humain, historique, géographique
et géologique assez complexe qui s'ouvrait à mes yeux, à mon
expérience quotidienne d'y vivre. Je devais, en effet, faire,
peu à peu, la connaissance d'une population essentiellement arabe
(palestinienne), d'une langue et d'une culture que je côtoyais
dans ma vie de tous les jours, en m'occupant de mes malades et en rencontrant
leurs familles à l'hôpital autant que lors de mes escapades
dans cette vieille ville à la fois fascinante et attachante. Ces
premières années furent particulièrement mouvementées;
il fallait faire connaissance avec une réalité radicalement
nouvelle, suivre la construction du nouvel hôpital, puis l'équiper,
le mettre en marche avec les soeurs, leurs équipes. Or, en 1955
il a fallu faire face à une insurrection grave, provoquée
par le fameux projet britannique du Pacte de Bagdad, et en 1966 aux conséquences
complexes de la guerre de Suez. Ces deux événements qui
ont bouleversé nos vies, m'apparaissent, aujourd'hui, secondaires à côté de
la découverte des femmes, des hommes, des villes et des villages,
des lieux, des paysages remplis de souvenirs et de vie présente,
l'histoire complexe, mouvementée, inventive des civilisations
de la Haute et de la Basse Mésopotamie, pour en arriver à celle
du minuscule Canaan, de sa conquête, etc., etc. J'étais
pleinement conscient combien c'était fabuleux de pouvoir passer
quelques jours de vacances avec l'équipe du Père De Vaux
aux fouilles archéologiques de Khirbet Qumrân et d'y retourner à l'occasion;
découvrir les petits et grands désert de la région;
avoir la chance d'être accueilli par telle ou telle tribu bédouine...
Et au fond de tant de choses vécues - dans le quotidien comme
hors le quotidien - , le désir de les exprimer dans un poème "épique" d'un
genre nouveau, dans lequel je pourrais faire tenir des éléments
des nombreuses facettes de cette "rencontre".
Ce poème « épique »,
c´est, si je ne
me trompe, Sol absolu. Pourriez-vous nous dire pendant quelles
années
il a été composé, et de quelle manière ?
Sa nouveauté consiste en effet dans le choix d´une composition
feuilletée – un peu comme certains sols géologiques – unissant
géographie, histoire humaine mais aussi terrestre. On y trouve
autant l´évocation de constructions humaines – découvertes
archéologiques que vous évoquiez, inscriptions millénaires
qui surgissent au milieu d´une page – que de lieux déserts
et intemporels. Votre attention se porte surtout sur une forme d´écriture
hiéroglyphique qui semble même dépasser la distinction
homme/désert, civilisation/nature, histoire/éternité… Je
voudrais surtout vous questionner sur le rôle du document brut
qui paraît être une constante dans votre poésie (notamment à travers
l´apparition de citations extraites de textes sacrés). À partir
de quel moment le document humain recueilli peut-il avoir une fonction
poétique éminente ?
Le projet d'écrire un texte qui puisse recueillir l'expérience
vécue de la fréquentation des déserts du Proche
Orient durant toutes ces années passées à Jérusalem
a commencé à prendre forme, à s'imposer comme une
nécessité, lorsque j'ai décidé de quitter
Jérusalem. Or, toutes les études parallèles (histoire
et littérature anciennes, archéologie, géologie,
faune et flore) que j'ai eu l'occasion d'entreprendre durant ces mêmes
années, faisaient, à mes yeux, partie de cette même
expérience. L'exécution de ce projet ambitieux - Sol
absolu -,a pris deux années. Publié en 1972, j'ai pu en ressentir
assez vite quelques lacunes que j'ai essayé de combler dix ans
plus tard lors de sa réédition dans la collection Poésie/Gallimard.
Pour ce qui est de l'usage des documents bruts, je ne puis vous donner
d'autre explication que le besoin que j'éprouve d'étayer,
de baliser le parcours poétique singulier de choses puisées
dans un environnement commun. Je ramasse partout des plantes, des pierres,
des bouts de bois morts, des coquillages, des os qui survivent aux corps
des animaux. Je vais glanant de la même façon dans mes lectures
scientifiques, historiques ou littéraires. Mes dossiers de notes
préparatoires pour mes divers textes sont très instructifs à cet égard.
Il m'arrive de relire parfois pour mon plaisir, et je sens que je pourrai
partir dans d'autres déploiements...
Quant à votre dernière question : je ne crois posséder
aucun critère précis ; je me laisse guider par mon intuition...
Il
y a toutefois une « couche » du texte qui paraît
le fruit non de l´intuition, mais d´une démarche érudite
consciente, c´est celle des citations. Je remarque, surtout dans
Judée et Egée – mais étant donné le
sol historique sur lequel vous vous déplacez ce n´est guère étonnant – la
présence de nombreuses citations de la Bible – notamment
l´Apocalypse – et de la littérature grecque classique
(Eschyle, Sophocle) ou moderne (Séféris). Pourriez-vous
nous dire dans quelle mesure ces références religieuses
et littéraires s´imposent à vous au sein d´une
expérience physique des lieux ? Ces citations renvoient-elles à des
lectures que vous avez faites avant de découvrir l´espace
méditerranéen (je pense à l´enfance ou à l´adolescence)
et ont-elles alimenté votre découverte des lieux ? Si oui,
de quelle manière ?
Sans pouvoir l'affirmer avec certitude, il me semble que toutes les citations
concernant l'histoire, l'archéologie et la littérature
du Proche et du Moyen Orient sont tirées de mes lectures et séminaires
suivis à l'Ecole Biblique et Archéologiques Française
durant mes 16 années passées à l'Hôpital Français
de Jérusalem et de Bethléem. (J 'avais la charge des deux
hôpitaux). Je note que grâce à l'amitié des
Pères dominicains qui dirigeaient cette institution, j'ai pu suivre
quelques fouilles archéologiques; celles de Khirbet Qumrân
en particulier.
Ma rencontre avec la Grèce ancienne autant que celle contemporaine
date également de ces années-là, liée à une
exploration patiente des sites et des villages de l'Attique, du Péloponnèse
et des îles de l'Egée. J'ai eu la chance d'avoir pu rencontrer
la poésie de Georges Seferis, ensuite le poète lui-même
qui m'a honoré de son amitié et m'a beaucoup appris sur
les trois cultures et littératures de la Grèce : l'ancienne,
la byzantine et la moderne, qui correspond à l'adoption de la
langue parlée en littérature. (Le poète Solomos
fut l'initiateur de ce mouvement au XIXe siècle, repris énergiquement
par un groupe de poètes et d'écrivains, dont Seferis faisait
partie, au début du XXe. )
J'ai souvent parlé de ma passion pour ce Proche Orient, de mon
désir d'en explorer les aspects les plus variés. La naissance
du chantier de Sol absolu (au début des années 70) est
directement liée à l'expérience vécue sur
le "terrain" (villes villages et déserts), mais également à tout
ce que j'ai pu apprendre dans les écrits anciens et en lisant
certaines études contemporaines.
En disant tout à l´heure que vous vous laissiez guider par
votre intuition dans la composition du poème, et aussi dans celle
d´un long poème comme Sol absolu, votre démarche
semble pouvoir être qualifiée d´« antiprogrammatique » (je
ne trouve pas d´autre mot que ce mot barbare pour caractériser
ce refus que vous exprimez de théoriser sur une méthode
de composition qui vous serait propre), ce qui me ramène à votre
texte Approche de la parole où vous parlez de « lieu de
haute énergie » pour évoquer votre recherche poétique,
de « brèche ouverte par un son » qui permettrait de « respirer
là où on ne faisait que discourir ». Cela me conduit à vous
demander si, finalement, pour vous, l´écriture poétique
n´est pas un moyen de vous débarrasser, à un moment
donné, du langage usuel comme d´un barda trop pesant et « trop
humain ». Est-ce que le propre du langage poétique – et
on pense là aux liens avec la mystique – n´est pas
de porter en lui une négation du langage, et un vœu d´ouverture à ce
qui le dépasse ?
Certes, mais en "ce lieu de haute énergie" - qui se
montre par moments dans ma vie, celle de mon corps-cerveau et le monde
qui m'entoure, ce ne sont pas des règles ni un savoir faire, mais
une ouverture qui m'apparaît et qui m'invite à m'engager
sans terme dans l'inconnu. Quant au langage, qu'il soit poétique,
scientifique, philosophique ou quotidien, tant que nous n'aurons pas
trouvé de meilleurs moyens pour communiquer nos expériences,
nos intuitions, nos pensées, je n'éprouve aucun désir
d'y renoncer. Et c'est ce même langage à la fois singulier
et partageable dans une certaine mesure qui me permet d'évoquer
tout ce qui sans bornes me dépasse, d'exprimer la relativité de
toutes mes perceptions et connaissances.
Je me permets de reprendre ma
question en essayant de la pousser vers l´espace que vous dessinez
vous-même dans Approche de la
parole (titre qui rappelle bizarrement Heidegger d´ailleurs, je
ne sais pas si c´est voulu) et dans toute votre poésie :
peut-on imaginer une expérience poétique qui irait jusqu´à se
défaire du langage et s´exprimerait au moyen d´autres
signes, dans le « désert de la parole » (pourquoi
pas dans un lieu qui pourrait être baptisé ainsi) ? Ne s´agit-il
pas là d´un jeu de miroirs qui donne la place centrale à tel
pierre, tel lieu, tel être que le poème signale, au bout
du compte, c´est-à-dire paradoxalement à son seuil,
comme à la fois son manque et son essence ? Je pense à certaines
expériences du Land Art, qui place justement un miroir reflétant
le paysage… ou à « l´esthétique généralisée » de
Caillois, qui aborde les œuvres de la nature comme des œuvres
d´art à part entière. Toute votre œuvre se déploie
comme une volonté d´expérimenter la matière
le plus intensément possible, matière qui manque au poème…
J'avais lu dans ma jeunesse les commentaires de Heidegger sur la poésie...Je
ne crois pas avoir jamais pensé à Heidegger - dont je ne
connais pas la philosophie - en écrivant Approche de la parole.
Je crois que l'idée de fond a été que notre désir
de nous exprimer à l'aide de tous les "langages" que
nous inventons grâce aux structures prodigieusement complexes de
notre cerveau (lui-même "bricolé" au cours de
centaines de millions d'années par les "lois" de la
nature) entre mathématiques, commerces, guerres et poésies
de toute sorte, se déploie à notre niveau fini de la même
façon que la puissance infinie de la nature dont nous sommes les
produits, je dirai même les "expressions". Bref, tout
semble, dans le monde qui nous entoure et dans les limites de notre compréhension
toujours relative, être à la fois exploration, recherche
- en se servant des moyens les plus simples et plus courantes du genre
essai - erreur/réussite, aux plus récentes comme l'usage
de la logique, aux plus rares comme l'intuition créatrice, accordée
de temps en temps au cerveau humain sur notre minuscule planète.
Quant à ce qui peut se passer à des billions d'années
lumière d'ici.....
Peut-on imaginer une expérience poétique qui irait jusqu'à se
défaire du langage ? Rien ne doit nous empêcher de poser
toutes les questions que nous sommes capables de poser. Rien ne nous
empêche non plus de vivre l'expérience poétique ou
autre du silence en cherchant à comprendre par exemple s'il existe,
ce que peut être une pensée sans images sans signes, sans
mots.... Qu'est-ce qu'une pierre, ce que nous nommons une pierre, cette
chose de la nature terrestre dont notre cerveau nous propose une image
visuelle particulière, une idée d'origine et de composition
dans le monde de la matière, que le poète accueille dans
son monde d'expérience intime avec la vie, les choses de la terre
et la lumière...
La matière manque-t-elle vraiment au poème
? Le poème
existe-t-il en dehors du corps-cerveau-société des humains
qui le vivent, l'écrivent, le disent, le lisent et le revivent
, chacun selon sa propre expérience, selon la complexité de
son cerveau unique, sa vie unique ? Je ne vois comment se pourrait opérer
la séparation entre le poème, le corps-cerveau humain,
les sociétés humaines, la terre et les Univers ???
Je suis bien conscient du fait que la poésie
est fondamentalement chose humaine, mais le poème, le vôtre
en particulier (je pense à une page de Patmos où vous évoquez
celui qui cherchait à entendre la musique du vent « dans
le poème
vidé de ses mots / le vent pour pensée »), le poème
n´est-il pas cet espace où peut apparaître un sentiment
d´indistinction entre l´individuel et l´universel,
entre l´intérieur et l´extérieur ? N´y
a-t-il pas là un phénomène de reconnaissance entre
les réseaux complexes de la conscience et les figures infinies
de la matière (Friedrich parlait du « poème de la
Terre ») qui peut justement conduire à l´illusion
que l´écriture poétique n´est là que
pour refléter les idéogrammes naturels ? Quel rôle
jouent par ailleurs les sciences dans votre démarche poétique
? Vous évoquez le « corps-cerveau » et je sais que
vous vous intéressez aux neurosciences. Je crois même savoir
que vous participez à un programme de recherche dans ce domaine.
Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Y a-t-il une influence de ces
découvertes sur la dimension physiologique de la conscience sur
votre propre écriture ? Certains scientifiques parlent aujourd´hui
de « biologie de l´esprit »… Ces découvertes
ne nous ramènent-ils pas au sentiment poétique évoqué plus
haut d´indistinction entre matière et esprit ?
En tant que scientifique je sais que je ne puis avoir aucune certitude
absolue sur rien. Mais j'ai eu très tôt dans ma vie l'intuition
de l'unité et de l'infinité (continuum du type cantorien)
de la "nature", ce qui signifiait et signifie toujours pour
moi que ni moi, ni la fourmi ni les cailloux du chemin, pas plus qu'une
infinité de mondes inaccessibles à mes sens ou à nos
moyens d'investigation ne peuvent être extérieures à ce
que nous appelons "la nature". Une trentaine d'années
plus tard, j'ai rencontré, grâce à un ami qui en
avait une connaissance approfondie, la pensée difficile de Spinoza,
qui peu à peu a donné corps à mes idées d'adolescence.
Je n'ai jamais cherché à analyser sérieusement quel
impact mon attachement à la science pouvait avoir sur mon écriture
poétique. Je me contente de constater qu'aussi loin que remontent
mes souvenirs, je n'ai jamais fait, ni dans ma pensée, ni dans
ma vie quotidienne la moindre opposition, ni aucune séparation étanche
entre, d'un côté la physique dans mon adolescence einsteinienne,
la biologie et les sciences dites médicales plus tard et de l'autre
côté la poésie, la musique, la peinture, la danse...
Jamais durant les près de 45 années de service dans les
hôpitaux
je n'ai eu de problème, hors celui du "temps mesuré",
pour mener de pair mon métier de médecin (pour moi les
chirurgiens estimables sont d'abord des médecins), mon intérêt
pour la biologie (depuis quelques années plus spécialement
pour les neurosciences et les neurosciences cognitives) et l'écriture
ressentie comme une "nécessité" depuis mon enfance.
.
Oui, les neurosciences m'avaient attiré depuis les débuts
de mes études, mais toutes sortes de circonstances ont fait que
je me suis orienté différemment. Les hasards de la vie
ont fait que j'ai pu retrouver ce domaine au sein d'un petit groupe dont
le noyau initiateur a commencé depuis plus de quinze ans à chercher
ce que les connaissances toujours en progrès des neurosciences
peuvent suggérer pour une meilleure compréhension de notre
vie psychique, en soumettant ses hypothèses à l'expérience
clinique.
L'intelligence créatrice, inventive, n'est pas l'accès à ce
qui nous apparaît selon nos connaissances du moment "raisonnable".
En art comme en science, créer suppose prendre des risques. Je
ne dis pas qu'en science nous pouvons nous passer de vérifications
multiples de ce qui a été "trouvé", "découvert".
Je dis que la vérification n'est pas une opération risquée.
En amont, c'est à dire au niveau du travail de la recherche créatrice
la science ne diffère pas de l'art, c'est an aval que les différences
apparaissent.
L'oeuvre d'art n'a pas besoin d'être vérifiée. Pourra-t-elle
accompagner d'autres, les nourrir, les aider à se poser, à poser
des questions ? Ce n'est plus notre affaire. Il y a pourtant des artistes
aussi qui semblent chercher à "vérifier" ce qui
a été déjà fait. Cela doit correspondre à une
affaire de structure mentale.
Quand on arrive à accéder à une vision, à une
façon de penser et de vivre aussi ouverte que possible, on apprend à renoncer à la
vérification inutile de nos petites et grandes trouvailles qui
se dissolvent dans l'ouverture infinie. Vérifier, oui, autant
que nous le pouvons nos gestes quotidiens que nous savons non seulement
faillibles mais parfois nocifs, destructeurs pour les autres et/ou pour
nous-mêmes.
Savoir se réjouir de sa capacité de comprendre des choses
de la vie et du monde, même partiellement, même relativement.
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