Prologue
Nuit lente s’est déposée
aux étoiles du bitume, scintille sous les pas le silence immobile,
enjambe le coteau, mord la peau du soleil. Là-haut, juste avant
les premiers carrés de vignes, l'horizon s'engourdit et dévale
la colline. Mais on s’arrête avant, à la hauteur du
magasin. Une façade de tuffeau blafard, trouée d’une
allège vitrée. Il n’y a plus rien d’écrit,
sur l’enseigne défraîchie. Ça n’est pas
grave. Tout le monde connaît. C’est chez Madame Barbeau, la
boulangère.
C’est grâce à elle qu’Angèle est arrivée.
Grâce ou à cause, on ne sait pas encore. Angèle, pour
l’instant, elle est heureuse. Ça faisait longtemps qu’elle
rêvait d’un petit village. Tranquille, doux, avec une vie simple à y
vivre. Et puis des gens gentils, comme Madame André, ou Philippine,
ou la buraliste.
Elle voulait une maison, une vraie. Pas trop grande, parce qu’elle
n’a pas l’habitude, mais avec un petit bout de jardin tout
de même. Pour Ludo, c’était important, le jardin. A
cause des fourmis. Elle lui avait promis une chambre pour lui tout seul,
avec un lit en mezzanine. Il en était fou. Il y a des lits en mezzanine
chez tous ses copains, et c’est drôlement bien, pour faire
des cabanes. C’est ce qu’il disait, Ludo.
Bien sûr, ils ne connaissaient pas grand monde, tous les deux. Pas
l’habitude de fréquenter les voisins. Mais c’était
peut-être mieux, parce que les gens d’ici n’auraient
pas aimé qu’on leur saute dessus. Sûrement qu’il
leur fallait un peu de temps. Du temps, elle en avait, Angèle. Elle
avait même toute la vie.
Ça sentait bon le bonheur, tout ça. Ça ne promettait pas
la Lune, et heureusement : Angèle voulait juste la paix.
1.
Bernadette Barbeau, la boulangère.
Franchement, je ne lui ai rien trouvé de spécial. Un air
fatigué, peut-être. C'est tout. Angèle, elle s’appelle.
Angèle comme un ange. Je me demande si ça lui va ou non.
Elle est arrivée un dimanche, le 4 mai exactement. En fin d’après-midi,
sa 104 s’est garée devant la boulangerie dans un grincement
sinistre. J’ai entendu de mon comptoir la crémaillère
du frein à main, la portière s'est ouverte puis refermée
presque aussitôt. Elle est entrée, toute fluette et blanche,
avec rien sur le visage. Elle a demandé un pain moulé et
deux croissants. Elle avait une voix de grive, une peau fine, sans maquillage.
Elle a gardé les yeux baissés tout le temps. Quand je lui
ai rendu la monnaie, elle a avisé la petite annonce. Loue appartement
2 ch., cuisine, sdb. Chauffage gaz. Centre-ville. Loyer 250 €, caution
2 mois. S’adresser à madame Barbeau.
«
C’est vous, madame Barbeau ? elle a demandé. »
C’est comme cela que ça s’est fait. J’ai appelé Marcelle,
la logeuse, qui a fixé rendez-vous séance tenante pour
une visite. Il est juste en face, l’appartement. Pas vraiment dans
le centre-ville, mais pas loin. D’abord ici, c’est pas une
ville. Angèle m’a saluée, un sourire lui a glissé des
lèvres. J’ai remarqué que ses yeux luisaient davantage,
lorsqu’elle a quitté le magasin. Elle a déposé le
pain sur le tableau de bord et a repris le volant pour se garer devant
le portillon vert. Elle a coupé le contact, s’est penchée
contre son pare-brise pour contempler l’immeuble, puis elle est
sortie et s’est postée devant l’entrée. Le
gamin a rejoint sa mère sur le trottoir. Il tenait l’un
des croissants dans une main, alors elle s’est dépêchée
d’épousseter les miettes, énergiquement, avec son
mouchoir. Il tournait le cou pour lui échapper, me montrant sa
belle petite figure ronde. Il devait avoir dans les neuf, dix ans. Un
bon gamin, bien élevé, pas bruyant pour deux sous, à ce
qu’on m’a dit après.
Marcelle est arrivée rapidement : c’était dimanche,
elle était chez sa fille, dans le bourg. Elle a jaugé d’un
coup d’œil la mère et son fils, puis elle les a fait
passer devant, dans le jardin. Quand elle a désigné l’unique
fenêtre du bas, j’ai compris ce qu’elle expliquait
: elle louait le rez-de-chaussée à madame André,
l’ancienne modiste. Ça doit faire des années qu’elle
l’occupe seule, cette maison. Ça ne lui déplaît
pas ; l’infirmière passe une fois par jour, Philippine livre
le pain… Deux visites, ça lui suffit. A son âge, ce
n’est pourtant pas prudent de vivre seule. Elle serait mieux dans
une maison de retraite, mais il n’y a rien à faire : elle
s’entête. Elle n’a pas encore compris qu'on n’a
jamais vu personne rajeunir ! Un de ces quatre, Philippine la retrouvera
sur le carreau et ça fera des histoires…
C’est ce que je me disais lorsque je les ai vus sortir, tous les
trois. Ludo marchait en tête, il s’amusait à shooter
dans un caillou, tout excité. Sa mère a ouvert la 104 côté passager
et a rangé une enveloppe dans la boîte à gants. Sûrement
le bail, à voir la tête de Marcelle. Angèle lui a
serré la main avec vigueur, a fait signe à Ludo de donner
un bisou. Le gamin s’est exécuté de bonne grâce
avant de retourner à son caillou, qu’il a fini par empocher.
Angèle a fait demi-tour dans la cour des Godefroy – elle
se serait perdue dans les vignes, à continuer tout droit. En repassant
devant la maison, sa voiture a fait un petit pouët ! et Ludo a agité la
main.
Marcelle a vaguement répondu. Elle a traversé en me voyant
dans le magasin, a fait mine de chercher son porte-monnaie et on a discuté un
moment à propos de cette fille. Sûrement une divorcée,
ou pire, mais qui n'avait pas l'air de chercher des histoires. Valait
mieux ça qu'autre chose, ou que rien du tout. Soit disant qu'elle
s'y connaît, Marcelle. Des années qu'elle loue ses maisons,
alors bien sûr, des embrouilles, elle en a eu. Un quart d'heure,
on a parlé. Finalement, elle ne m’a même pas pris
une baguette.
2. Marcelle Thévenard, la logeuse
Ç
a n’est pas dans mes habitudes, de fréquenter les filles-mères.
J’ai un chic incroyable pour les repérer. Je ne suis pas
ringarde, comme dit mon petit-fils, mais j’ai été élevée
dans un certain respect de la famille. Du coup, elles ne m’inspirent
pas, il faut bien le dire. Ça se dévergonde, ça
joue les émancipées, ça fait des gosses sans réfléchir
et après, ça vient pleurer. Qu'elles sont seules, que les
allocations n'ont pas été versées, que le loyer
sera payé, c'est sûr, mais vers le 10 ou le 12… Ca
fait belle lurette que je ne me laisse plus prendre à ces jérémiades.
Après tout, je ne suis pas de l'armée du Salut…
Angèle - elle a demandé que je l'appelle comme ça
- n'a même pas tiqué sur le montant. En ville, elle payait
presque le double depuis trois ans. J'aurais dû mettre 300, sur
l'annonce. Elle n'aurait pas trouvé ça cher, et moi ça
m'aurait fait un petit bonus.
Quand je suis arrivée au rendez-vous, elle était déjà là,
sur le trottoir, avec l’enfant et pas de mari pour visiter. J’ai
compris tout de suite. Ça ne faisait pas un pli. Encore une mère
célibataire, je me suis dit. Oh, elle avait de l’allure,
mais je ne m'y suis pas trompée. Ce n’est pas mon genre,
de m’en laisser conter. Madame Barbeau l’avait trouvée
bien mise, alors elle m’avait appelée chez Solange. Puisque
que je m’étais dérangée, je n’allais
pas la planter là.
Du coup, j’ai pris sur moi et j'ai ouvert le portillon avec mon
mouchoir, rapport aux microbes. On ne s’est pas attardées
dans le jardin, parce que j’ai remarqué qu’il n’était
pas désherbé et que la mousse envahissait le crépi,
au bas du mur. Elle n’a pas dû faire attention. Elle a hoché la
tête lorsque je lui ai dit que la maison était séparée
en deux appartements, que j’avais laissé le bas à madame
André, à cause de ses jambes. La pauvre vieille n’a
plus l’âge de cavaler dans les étages ; même
son pain, c’est la petite Barbeau qui lui amène en rentrant
de l’école. Angèle a assuré que pour ce qui était
du calme, la locataire pouvait être tranquille : son fils - Ludovic,
elle a précisé - son fils avait l'habitude depuis tout
petit. Au moment où sa mère l’a appelé pour
monter, il a froncé le haut du nez. Je ne sais pas comment il
est parvenu à fabriquer cette petite grimace désolée,
en accent circonflexe. Il avait retourné une grosse pierre et
découvert une fourmilière. Il s’est placé face
au soleil et a supplié sa mère :
«
Maman, maman ! Je peux rester ? Elles courent partout, regarde. »
Elle a souri en m'expliquant que Ludo était passionné par
les fourmis. Drôle d'idée. Elle lui a fait promettre de
ne pas sortir du jardin et de monter lorsqu’elle l’appellerait.
A la campagne, il n'y a pas de voleurs d'enfants, j'ai pensé.
Ludovic a fait oui en silence et sa mère lui a envoyé un
baiser du bout des doigts. Il a fait mine de l’attraper et l’a
déposé sur son cœur. Elle a encore souri, puis elle
m’a emboîté le pas dans la maison.
Au bout du couloir, je l’ai fait passer devant moi, parce que je
voulais l’observer à ma guise, dans l’escalier. Elle
marchait sur la pointe des pieds. Ses escarpins étaient propres,
mais le bord des talons était usé. J'ai cru qu'elle portait
des bas trop clairs, tellement ses jambes étaient blanches; en
y regardant de plus près, j’ai remarqué des petits
sillons veineux, par endroit. Plus tard, elle aurait des varices, c'était
sûr.
«
J’ai de vilaines jambes, a-t-elle commenté en surprenant
mon regard. Je suis toujours debout.
- La circulation, sans doute. Vous êtes vendeuse ?
- Exactement, oui. En confection … »
Elle a dit ça d’un ton amer. Je n’ai pas osé la
questionner, parce qu’elle a accéléré l’allure
pour gagner le palier. Cela n’avait pas d'importance : si le marché était
conclu, ses dernières fiches de paie m’en diraient davantage.
Je l’ai rejointe devant la porte de l’appartement. Le temps
de chercher la clé, j’ai noté qu’elle était
plutôt grande, en tous cas plus que moi. Je ne trouvais pas le
passe, il y a toujours un peu de fouillis dans mon sac. Pas trop, parce
que l'ordre et la propreté, chez moi, c'est sacré. Mais
un peu. Elle attendait sans impatience, adossée contre le chambranle
de la porte. Avec l’ongle de l’index, elle a décollé l’étiquette
illisible qui s’échappait de l'étui, sur la sonnette.
Je lui ai demandé :
«
Votre nom, c‘est comment ?
- Angèle, elle a répondu, vous pouvez m'appeler Angèle.
Sinon c’est madame Simonet.
Lorsque nous sommes entrées, elle est allée droit à la
fenêtre, a ouvert les battants et s’est penchée au-dehors.
Ludo était toujours en bas, le nez dans sa fourmilière.
Elle l’a regardé quelques secondes, puis elle s’est
tournée vers l’intérieur. Elle a posé les
mains sur l'huisserie et s’est calé les fesses contre le
radiateur.
«
On sera bien, ici, a-t-elle murmuré comme si l’affaire était
entendue. Mais l’annonce ne précisait pas que c’était
meublé.
- Les chambres ne le sont pas. La literie, je trouve ça personnel.
Pour ce qui est du reste, je peux faire retirer ce que vous voulez, si
vous préférez installer vos meubles.
- C'est très bien, je vous remercie. Je n'en ai pas beaucoup, ça
complétera."
Angèle a regardé autour d’elle avec satisfaction.
Compliments, elle a dit. Elle avait l'air sincère. Il faut dire
que je m'étais donné du mal pour que ça soit accueillant.
Deux week-ends à poncer, un autre à rafraîchir les
peintures. Il aurait fallu voir qu'elle ne soit pas contente ! Elle a
enchaîné avec une pointe de gaieté :
«
C’est agréable, cette fenêtre, dans la cuisine. Lumineux… La
salle de bains est au bout du couloir ?
- Non, c’est à gauche, côté vignes. Il y a
aussi une fenêtre. Pour se maquiller, c’est commode… »
Angèle n’a fait aucun commentaire lorsque j’ai réclamé la
caution. Elle a payé immédiatement. J’ai ouvert mon
carnet de reçus et je me suis appliquée à recopier
l’adresse du chèque, en précisant qu'on prendrait
rendez-vous pour l'état des lieux dès que les sous seraient
sur mon compte. Juste une précaution, Madame Simonet. Je ne voulais
pas la vexer. Elle a soulevé un sourcil et ça a dessiné la
même grimace que Ludo, sur son front. Angèle, elle a répondu
avec un petit sourire. Un peu familière, la locataire. J’ai
souvent constaté qu’il valait mieux garder ses distances,
avec eux. Parce que le jour où les ennuis arrivent, on ne sait
plus s’en dépêtrer. Alors, Angèle, soit. Mais
Angèle, vous. Elle s’est penchée par la fenêtre,
a appelé son fils, Ludo ! Ludo... Il a obéi sans protester.
Lorsqu’il est entré dans l’appartement, elle l’a
accueilli en disant : Ici, c'est chez nous, Ludo.
J’ai sursauté. Je ne l’avais pas entendu arriver.
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