Alain Freixe / Autour du
point de déchirure
Suivi de
Comme on tombe amoureux
Autour du point de déchirure
1-
Avec la poésie, quoi ?
Peu de choses. Trois fois rien. Quelque chose qui serait de l’ordre
de l’émergence. Comme un sourire, cela qui remonte du plus
profond du corps quand tout l’organique a reflué. Celui
de Maurice Halbwachs mourant selon Jorge Semprun. De l’ange que
l’on voit à Reims selon Robert Antelme.
Cela que je dois à Jean Oury via mon ami Michel Balat pour qui
ce qui compte dans leur pratique de psychiatre ou d’analyste n’est
pas de rendre les hommes heureux mais de les rendre un peu plus humain.
Rendre quelqu’un plus humain, c’est lui donner la capacité de
pouvoir se saisir comme mise en question de sa propre existence. Cela
la poésie qui sait libérer et tenir cet « inconnu
devant soi », dont parlait René Char, le peut. Aussi. Peut-on
espérer autre chose ? Vraiment ?
2-
Donc, la poésie est du côté de l’émergence.
De la déclosion - N’avait-on pas déjà vu chez
Ronsard la rose naître de ses plis ! - De l’apparition de
l’aboli, soit de cela qui vient de loin. Et remonte jusqu’aux
rivages de la lumière.
Emergence. Non jaillissement même si rupture, bris, discontinuité.
Arythmie de commencements. Petits.
Emergence comme rythme, ensuite. Dépliement. Déclosion.
Soit ajustement entre le paraître et le retrait.
Emergence. Don de la forme à la force. Visage de la lumière
dans les pierres.
3-
Oui, la poésie a un visage ! Oui. C’est lui qui cherche à émerger à partir
d’un impact, d’un point d’ébranlement, d’un éboulement
intérieur après brèche. D’un coup de scie.
D’un coup d’air. La poésie ne concerne pas d’abord
ou seulement l’intellect mais le corps. Soit cela susceptible d’être
touché. Donc traversé jusqu’en des zones obscures
où la chair est déjà tissée de mots perdus.
C’est ce tissu là qu’elle coupe. C’est à partir
de ce point de déchirure que lèvera ce visage. Comme une âme.
Un défroissé d’âme qui passe . Du côté des
fantômes. C’est dans le corps donc que ça prend langue.
Et visage.
4-
Poème est présence. Ni poèmes , ni proses » disait
Joë Bousquet. Présence comme cela qui toujours nous renverse.
Nous jette à terre. Genoux pliés. Yeux levés. Présence
qui suppose une dis-jonction - cette « hésitation prolongée»,
par exemple dont parlait Paul Valery déjà – Une suspension.
Un arrêt. Une césure comme un temps d’apparition – et
ce qu’on aille à la ligne ou pas !
Je ne peux m’empêcher de songer ici au travail du laboureur – l’écriture
ne laboure-t-elle pas le champ de la langue ? – à cause
bien sûr de ce moment du « versus », levée et
retournement du soc de la charrue. Cette verse – Et qu’on
veuille bien m’accorder l’antériorité de es
mots sur ceux du très bel entretien que Jean-Luc Nancy à accordé à mon
ami emmanuel Laugier.
Dans ce travail de verse du laboureur, ce qui importe à mes yeux,
c’est moins le fait d’arriver en bout de champ comme en bout
de ligne ou de mètre que de lever, chemin faisant, au moment opportun – et
ce plusieurs fois dans le cours d’un même sillon – répétition
de l’arrêt, débord et métamorphose – le
timon de la charrue comme si le laboureur ressentait à travers
les nœuds du bois, depuis ses fibres, ce qui monte de la terre,
cela qui à interrompre l’avancée, à amener à la
surface le soc luisant, aérant feu et terre, exposant le tranchant
de l’un au soleil, rejetant l’autre de chaque côté de
la lumière. C’est ce travail là qui donne au champ
sa configuration comme au poème son rythme, soit cela qui donne
figure, enserre dans une forme, fait se lever et tenir visage – j’ai
toujours entendu dire dans mon enfance en pays sec que l’homme
se laissait reconnaître à ses labours – Ainsi de mon
oncle Laurent.
5-
Poésie, dans le poème, est quand ça prend. Et que ça
reste là, suspendu. À flotter ! Comme ce tracé sur
la combe, entre deux brumes, après les labours. Comme l’aïl
y oli tenait sans tenir, tout à sa transparence, aux parois du
mortier en marbre rose de Villefranche de ma grand-mère. Oui,
il faudrait pouvoir écrire comme ma grand-mère faisait
l’aïl y oli ! Tant pis pour les grincheux, les émaciés,
les beurrés de la langue. Tant pis, avec tendresse pour tante
Léonie et la gelée de son bœuf miroton. Nous sommes
définitivement du côté du soleil !
Je n’ai jamais vu « mémé zi » - Elle
s’appelait Louise - rater un aïl y oli.
De l’aïl, certes. Et de l’huile d’olive. Avec
ces deux là vous n’en feriez rien encore. Vienne en tiers
le rythme constant du pilon. Et surtout ce sens du Kairos, du moment
opportun, du printemps du monde, qui la voyait jeter une poignée
de sel dans le mortier. Jetée qui était fonction de la
qualité de l’aïl, de celle de l’huile, du temps
qu’il faisait également. Zi avait ce sens des entours. C’est
tout cela qu’elle savait ajuster. Pour que ça prenne. Et
tienne.
6-
Poésie est résistance. Ces mots doivent se trouver dans
Feuillets d’Hypnos. Ecrire, c’est résister. Résister,
pour moi, c’est tenir ma place parmi les amis, ceux pour qui l’amitié,
comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire à propos
de Joë Bousquet, est le nom de la littérature quand elle
se pense comme question. Alors en prose ou en vers, elle est présence.
Cela me va !
Et tenir, c’est un suspens. Un bégaiement, dirait Gilles
Deleuze. Un balbutiement. Faudrait voir. Plusieurs en tout cas! Et qui
soient comme autant d’ « assaut(s) contre la frontière » selon
les mots de Kafka que reprend François Bon à l’enseigne
de son Remue.net.
N’est-ce pas déjà trop dire ? Avant l’assaut,
il y a la reconnaissance de la frontière. Et ce « non » qui
la pose comme limite sur laquelle nous entendons veiller. Attendre. Avec
obstination. Toujours le point de déchirure. Mais sous un autre
angle.
7-
Poésie : textes de murmure. Rouges d'épuisement. Noirs
d'obstination. Des textes d'orée, de lisière - Murmurer
est affaire de frontières - comme ces lueurs que l'on voit courir
sur les bords, entre terres cultivées et bois, entre l'aveuglante
lumière du plein champ et l'obscurité humide des sous-bois,
civilisation et sauvagerie. Des textes épuisés, tant il
nous en a coûté pour arracher ces pauvres mots à ce
qui dans la gorge fait feu. Des textes de basse. De ras de porte. Et
c'est entre les lèvres un souffle comme au travers d'une lézarde
dans le haut mur du corps, l'interstice. Fragile enveloppe mal collée.
Des textes chuchotés.
Murmurer, c'est couper court. User des forces de la séparation.
Faire lumière rase, sous les portes fermées. Comme sait
le faire Antoine Emaz. Et imposer silence. Sans blesser.
8-
Poésie est espoir. Espoir de sens. Entre ceci et cela. Frontalier.
Riverain. Hôte des lisières. Des bords de monde. Vers le
poème. Là où les mots sont lancés comme autant
de sondes – sons et sens mêlés – en direction
de notre assiette, ce « branloir perenne » certes, mais qui
assure toujours les assises de notre présence au monde. Le poème
déploie ses ondes entre sons et sens. Visage entre deux eaux.
C’est dans cet entre-deux qu’il vient heurter, pincer le
fil, mordre les lèvres de la corde énigmatique en nous
tendue.
Ici, plus de significations, plus d’idées mises en vers.
Plus de message ! Nous sommes en dehors des « types ». En
deçà de leurs savoirs figés. Même les « traces » se
sont effondrées sur elles-mêmes. Ici, nous y sommes. Comme
chez nous. Dans « le ton » ! Quelque chose d’ineffable,
certes. Cela qui fait que la vie a du sens. Cela y émerge. De
l’humain s’y trouve engagé. Du possible. De l’humain
en formation.
9-
Poésie est vie. « Santé et fortification » selon
les mots que René Char adressait au poète Jean Senac et
que Jean-Marie Barnaud et moi-même avions pris l’habitude
de faire figurer à la fin de tous nos échanges.
La vie, on le sait, ne tient qu’à un fil ! Atropos, la troisième
Parque, veille. On la dit la plus belle ! Quoi faire d’autre avec
elle sinon de l’art ? Et résister ainsi aux aliénations, à ce
qui nous défait, qui défait l’humain en nous, et
pour cela retendre les anciens fils. Voire ajouter de nouveaux fils à la
trame des jours.
Oui, la poésie a à voir avec la santé ! C’est
une autre santé de l’existence : « une santé du
malheur » disait encore Char. Et Léopardi ne pensait-il
pas que la poésie accroissait notre vitalité ?
10-
Poésie est pour sortir. S’en sortir
Marcher. Pousser hors de soi des images. Les perdre. Se perdre. Même
si c’est cela avancer. Emerger, je l’ai dit. Là où on
n’était pas. Et surtout pas attendu.
Les risque de cette sortie ? Une clarté, fragile d’être
plus grande. Ce non là comme un oui. Son don. Un consentement à donner
ce qu’on n’a pas, comme disait l’autre !
À
croiser le monde, ses fractures, ses horreurs, ses attentes, la poésie
doit être un acte plus qu’un écrit. Un moment de l’existence
en mouvement vers son sens - jeté dans l’interminable ! – plus
que la création d’un objet verbal. Même si c’est
dans ses mots qu’elle l’étreint. Le porte un peu plus
loin. À côté.
Comme on tombe amoureux
à l’ami,
à Jean-Marie Barnaud,
à
celui pour qui « échanger paroles est acte des amoureux »,
1-
On lit. C’est un poème ? Une prose ? On ne sait plus. Une
présence, oui. On s’interrompt. On est soudain loin dans
le ciel. Ou le corps. On revient sur ses pas. On relit. On va aveugle
dans la grande nuit des pages. Ou du monde. Autour cela n’a pas
plus de nom que de couleur. Ou tous et toutes. On s’égare.
Se perd. On a peur, parfois. On remonte. On est vivant.
2-
Dans un poème, la poésie, c’est quand l’étoffe
des mots se déchire. Les pierres du chemin se perdent sous celles,
plus impérieuses de la montagne. C’est quand se dérobent,
les pas…Non que l’on tombe vraiment mais c’est quand
l’on titube. Et boite. Quand soudain on a du mal à respirer
parce que l’air que l’on avale est si froid que l’on
ne peut plus déglutir. Que la bouche reste ouverte au son froid
de l’air qui passe et ouvre quelques fenêtres au cœur
qui sommeillait. Laisser entrer l’air. Reprendre souffle. Et rythme.
Sauter hors fascination et se vouer à nouveau au discontinu des
mots et au cortège que l’on se doit à soi-même. À l’attention
que l’on se doit quand on monte et que les mains parfois s’y
mettent. Jusqu’à reprendre pied dans le jour. Petit mais
qu’on nous prête encore. Fidèle comme cette lumière
qui a besoin de tous les mots des poètes pour porter son miel
jusqu’à nous.
3-
On approche de la frontière. Le colporteur de vent, mon ami, sait
qu’il va lui falloir ruser. Résister. Non se jeter sur.
Mais tenir la bonne distance. Celle du rôdeur de crêtes.
Qui se penche ici, chancelle là. Avant de tomber. À genoux.
Comme on tombe quand on est amoureux. Avant de se relever. Et dans la
marche qui s’en suit saluer du coin des yeux le passage du cœur.
Cela suffit pour une joie !
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