1. Le train ne peut partir que les paupières
fermées
1922-1923. Lycée de Reims. Quatre adolescents fous
de Rimbaud et fascinés
par les spiritualités orientales, quatre garnements rejetant tous les
dogmes inventent en classe de troisième une sorte de communauté,
une fratrie initiatique : ils s’appellent Roger Gilbert-Lecomte (“Rog-Jarl”),
René Daumal (“Nathaniel”), Roger Vailland (“François”)
et Robert
Meyrat (“La Stryge”).
1924. Ils ont dix-sept ans et se baptisent les Simplistes. C’est le premier
noyau du Grand Jeu. “Simplistes. Nul sens à chercher à ce
mot,
dit Daumal - pourtant, il y a peut-être là quelque analogie avec
cet état d’enfance que nous recherchons - un état où tout
est simple et facile.” Les quatre lycéens se nomment “phrères
simplistes” - “des Anges Frères ou peut-être un seul
ange en
quatre corps”. Rituels, transgressions, expériences diverses : éther,
opium, roulette russe et “voyages chamaniques”
1928. Ces jeunes gens qui ont le goût de l’absolu et du vertige sont
peu à peu rejoints par d’autres alliés : André Rolland
de Renéville, Georges Ribemont-Dessaignes Maurice Henry, Joseph Sima,
Artür Harfaux, André Delons, Monny de Boully, Pierre Minet, Hendrik
Cramer, Pierre Audard. Ils créent une revue - et un groupe
- dont le titre évoque les voyantes, les séducteurs et les espions
d’Orient : Le Grand Jeu.
Le Grand Jeu - ou peut-être le refus de jouer tous les petits jeux qui
fondent d’ordinaire notre existence. Car ceux-là ont en tête
des défis risqués - ceux dont on ne revient pas, ou alors souverainement
calciné : “Le Grand Jeu est irrémédiable; il ne se
joue
qu’une fois, annonce Roger Gilbert-Lecomte dans l’avant-propos du
premier
numéro du Grand Jeu. Nous voulons le jouer à tous les instants
de notre vie.”
Aventure éphémère, parole cristallisée dans un raccourci
foudroyant (1928-1932: trois numéros parus, un quatrième
non publié), le Grand Jeu est, dans le siècle, l’une de ces
expériences décisives qui s’éveillent à la
lumière
de soleils noirs, et ne se soucient que d’expéditions vers des Monts
inconnus, inaccessibles au-dehors et sans pitié au-dedans :
“Pas de libre arbitre, dit rené Daumal -
Pas de caprice, pas de fantaisie
Pas de jolies choses
Le Grand Jeu est primitif, sauvage, antique, réaliste”
Ici, aucun projet de carrière, mais une exigence inouïe. Pas le temps,
vraiment pas, de faire des concessions. Les textes du Grand Jeu
résonnent toujours d’une adolescence irrémédiable.
Quelque
chose comme la jeunesse éternelle de l’insoumission. Ce sont des
textes-gisements,
des textes insurgés, résolus, rétifs, émancipateurs, marqués
par le refus de toute contrainte idéologique ou esthétique,
attachés à dégonfler sans relâche tous les mythes,
toutes les impostures, soucieux de maintenir au plus haut la fusion entre
pensée et sensibilité. Des textes en quête d’un état
de l’être à hauteur de risque (et je songe ici à Yves
Klein qui parlait de “la vie, la vie elle-même qui est l’art
absolu”).
Un ton unique, inimitable. Une écriture d’in-ten-si-té. Une
couleur absolument singulière - un bleu, mais un bleu fauve, pour dire
du même coup le plus extrême de l’art et le plus vif de
la vie.
[Roger-Gilbert Lecomte
Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu pp. 31-33]
2. Je perds, tu perds, il perd,
nous gagnons, vous gagnez, ils gagnent
Le Grand Jeu, pour moi, est une sorte de moment de grâce et de “liberté libre” dans
l’histoire de la poésie - comparable (toutes proportions
gardées) à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique.
Un Mai 68 qui accorderait autant d’importance à la révélation
qu’à la révolution. Un moment qui a excédé de
toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique
courant mental. En vue de faire sauter toutes les étiquettes pour
aller à l’essentiel. Mais qu’est-ce donc que cet essentiel
? “Rien
de ce qu’on peut imaginer”, répond La circulaire du Grand
Jeu, destinée à présenter le n° 1 de la revue.
Il y a chez ces poètes de l’impossible une volonté d’engager
l’être tout entier. Une volonté “désintégriste”qui
mise à la fois sur la raison et la folie, sur l’unisson et la rupture. “Désintégriste” -
car le Grand Jeu, c’est précisément
le contraire de l’intégrisme et de sa démonisation de l’autre.
Les adeptes du Grand Jeu veulent restituer toute la palette humaine : toute
l’étendue de notre spectre; entre l’infra-rouge des instincts
et le
bleu du pur esprit. Là où l’identité n’est plus
qu’un
précipité instable. Là où le mystère humain
reste en suspension. Entre harmonie et disharmonie, entre aimantation et arrachement
- entre nuit des sens et rire universel. Hybrides et authentiques. Authentiques
parce qu’ils vivent sur plusieurs plans, tels des creusets où peut
se déclencher à chaque instant une électrocution
spirituelle.
Lorsque Roger Gilbert-Lecomte parle de “l’état lyrique”,
il évoque
précisément cette capacité à faire rayonner l’expérience
poétique au-delà du poème - cette capacité à être
l’artiste de sa vie. D’une vie vivante au-delà des
réflexes moutonniers. Cette capacité à dynamiter son quotidien.
En restant inlassablement fidèle à sa voix intérieure. A
sa soif d’ultime.
Et lorsque Artaud commente à son tour les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte,
il y décèle justement ce”vrai lyrisme qui puise sa force à la
force de la vie”
Les grands joueurs adolescents sont comme des praticiens du séisme
intérieur, à la recherche de toutes les techniques capables de
subvertir le principe d’identité ou, comme le dit fortement Gilbert-Lecomte, “la
conscience claire, horrible concierge brandissant son balai poisseux”.
Il s’agit bien de se vouer à toutes les commotions, d’aller
traquer
la métaphysique aux frontières du coma.
Rien ne semble assez redoutable pour ceux qui voulurent être des “techniciens
du désespoir” et s’ouvrir à l’absolu par l’expérience,
en rejetant toutes les béquilles : “La seule délivrance,
dit
Daumal, est de se donner soi-même tout entier dans chaque action au lieu
de faire semblant de consentir à être homme.”
[Maurice Henry
Discours du révolté p. 38]
3. L’entrée du royaume souterrain est ici
Pour saisir le degré d’intensité d’un poème
ou d’une
vie, il nous faudrait autre chose qu’une échelle de Richter - quelque
chose comme une échelle d’Artaud ou d’Hölderlin, qui
puisse dire
au plus juste les glissements de terrain intérieurs, révéler
les vrais séismes.
Dire l’irréductibilité de la vie poétique face à toute
emprise explicative ou englobante.
Dans la perspective dévoilante du Grand Jeu, l’art se vit et s’expérimente
sans fin comme une mystique de la plongée, plus proche du sacrifice que
de l’artifice. Du côté de ceux qui explorent - pas du
côté de ceux qui décorent. Leurs oeuvres sont comme les signes
d’une formidable irréductibilité, qui nous fait
tout à coup mesurer a contrario l’invraisemblable absence
de panache du monde contemporain.
Et je pense ici à la fameuse injonction rimbaldienne: «Départ
dans l’affection et le bruit neufs!» que le Grand Jeu porte à son
incandescence. Bruit neuf dans lequel toute la modernité n’aura
cessé de se consumer - en oubliant parfois l’affection qui, elle
aussi,
se doit d’être neuve selon les propres termes de Rimbaud.
Rimbaud, ne l’oublions pas, est ici l’essentiel point commun,
celui
qui incarne au plus extrême ce “besoin imminent de changer de plan”,
celui qui “montre la limite de tout individu parce qu’il vécut
lui-même à la limite de l’individu”. Le Grand Jeu, qui
s’inscrit - distinctement
- dans le sillage du “cuivre [qui] s’éveille clairon” cher à Rimbaud,
se manifeste précisément comme un retour de la voyance
dans l’art du XXe siècle.
Gilbert-Lecomte, encore:
“Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre
qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes
parfaitement et consciemment
désespérés qui ont reçu le mot d’ordre ‘Révélation-Révolution’,
des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’il
cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas
dans les
limites de l’humain”
Si la poésie excède ici le poème, si elle respire comme
un double chant - où s’intensifient à la fois la langue et
la vie -, elle entend également déborder de toutes parts le seul
individu dans ses identifications, ses repères, ses plis et replis de
pensée. “Vaincre l’aveugle esprit d’individu et les
ténèbres
du cachot séparé”, martèle le Grand Jeu, qui ne manque
jamais de fustiger “l’imbécillité de l’individualisme”,
et
tout particulièrement celle de l’individu prétendument rationnel,
maître de lui comme du monde - disons, l’idéal moderne de
l’ego-baudruche
- pour mettre l’accent, au contraire, sur une individualité collective,
une sorte d’identité créatrice intersubjective. Au plus lumineux
de sa trajectoire, le Grand Jeu s’est pensé, s’est rêvé comme
un Rimbaud collectif.
[Roger Gilbert-Lecomte
L’horrible révélation... la seule p. 127]
4. Seule importe la recherche de notre moi transcendantal
Tradition
? Modernité ? Parmi les mouvements d’avant-garde du XXe
siècle, le Grand Jeu est le seul qui ait cherché à faire
table rase tout en s’appuyant sur la tradition (particulièrement
celle
de l’Inde): “La vraie tradition n’est pas classique mais
immémoriale”,
rappelle l’un des aphorismes-slogans du premier numéro de la revue.
Les métaphysiques orientales, notamment, sont perçues par les
membres du groupe comme une voie de résistance majeure à la science
occidentale, qualifiée de “colosse à tête
de crétin” dans le Casse-dogme. Cet Orient-là désigne
un art de voir et d’écouter, ou mieux, le souci de doter chaque
instant
d’une présence authentique.
Si le Grand Jeu revendique explicitement un ancrage spirituel, c’est toujours
sous le signe du vivant. “Au diable le pittoresque de la magie”,
rappelle
Daumal dans sa lettre ouverte à André Breton.
Dans un seul et même mouvement, la part rebelle du casse-dogme accompagne
le rejaillissement des traditions spirituelles. Des traditions qui se vivent
comme une exploration radicale de notre désespoir, à des années-lumière
de toute rêverie douillette ou de tout glacis intellectuel, Quant au Dieu
dont parle le Grand Jeu, Daumal et Gilbert-Lecomte l’approchent comme “l’état-limite
de toute conscience”: dieu sans visage, dieu inconnu,
dieu intérieur. Dieu comme éternité de l’instant,
comme
accélération du vivant, comme expérience de l’énergie
qui nous rend complets. Ce Dieu-là n’a rien à voir, bien
sûr,
avec une projection anthropomorphique de l’ego, projection dont on ne cesse
de mesurer les dégâts à l’échelle de la planète. -
ce que Daumal nomme DIEU - d i e u - ou le “Désir Imbécile
d’Éclairage Universel”
[René Daumal
Poème à Dieu et à l’Homme p. 67]
5. Ce qui fut au commencement sera encore à la fin
Le Grand Jeu se veut immémorial et parfaitement moderne. Sans cesse
renouvelé, mais à l’intérieur d’une mémoire,
au sein d’une permanence. Le neuf s’épuise, la source ne tarit
pas.
Allez à la source, directement à la source, semble-t-il nous
dire, et vous serez toujours modernes.
Et toujours révolutionnaires. En un siècle de génocide politiquement
acceptable, en un siècle de pathologie collective du
bouc émissaire, le Grand Jeu n’a cessé de penser ensemble
la
révélation et la révolution, en marquant l’impossibilité de
tout progrès social réel sans transformation intérieure.
En exigeant sans répit, comme le dit si lucidement Georges Ribemont-Dessaignes
(en 1929 !), “l’opposition à l’acceptation de notre
propre bureaucrate,
celui que nous nourrissons dans notre coeur... Car il apparaît de plus
en plus que la révolte contre l’oppression collective est celle
qui
renforce le plus les tendances instinctives de notre bureaucrate intérieur.”
Rien de grand, on le sait, ne se fait sans coïncidence des opposés.
Diastole/systole ; deux moments nécessaires pour que le coeur batte et
continue de battre. Assimiler plutôt qu’exorciser. Explorer les
frontières non comme des clôtures, mais comme des zones de
création partagée.
Orient-Occident, tradition-modernité, révélation-révolution
- on touche ici à l’alchimie essentielle du Grand Jeu, à son
empreinte particulière (que la spirale de Sima reproduite sur chaque
numéro de la revue traduit au mieux), la spirale, qui renvoie à une
authentique vision du monde - cette façon de faire jouer, de faire danser
tous les contraires dans une luminosité éveillante,
en quête d’un point toujours plus aigu, comme si la vie, toute la
vie,
consistait précisément à chercher un point, un seul - le
juste point de vue, pour commencer à voir vraiment le monde, pour le ponctuer
vraiment. Ce point où s’efface la distinction des mots et des significations,
ce fameux point déterminé par Breton
au début du Second manifeste du surréalisme : “Tout porte à croire
qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie
et la
mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable
et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus
contradictoirement”
Ce point-foyer, ce point porteur de tout, le Grand Jeu en est peut-être
l’accomplisseur secret.
[René Daumal
Le serment de fidélité p. 258 ]
6. Un chat n’est pas un chat
mais un morceau du grand félin primitif
Pas de démonstrations, surtout pas - mais une force d’énigme,
sans quoi la poésie n’est que littérature. Une lumière
qui s’affûte à la nuit. Une volonté de tout faire
coïncider.
La poésie comme exercice d’aimantation, encore et toujours, loin
de tous ceux que Daumal, dans La Grande Beuverie, appelle “les Logologues,
c’est-à-dire les Explicateurs d’explications, qui s’ingénient à décortiquer
les propos des autres pour en extraire une vérité inutile et sans
corps.” La poésie comme mode de pensée autre,
comme appréhension du monde dans sa totalité vibrante et
paradoxale.
Orphée, sans doute, mais avec Faust. Les Védas, oui, mais
relus par les poètes du Chat Noir. Dans un mélange de
dérision et de sublime, de fatal et de burlesque, définitivement
incompréhensible à toute pensée policée. C’est
dans tous les sens que les membres du Grand Jeu sont spirituels. (“Je sais
maintenant qu’à l’origine le Chaos fut illuminé d’un
immense éclat de rire”, note Daumal dans La pataphysique et la révolution
du rire.) Chez eux, métaphysique et pataphysique sont inséparables,
jumelles en éveil.
Le rire - un rire de fond - surgit comme un exorcisme. “Gifle d’absolu”,
il est l’outil premier de la négation. Négation, au sens
où l’esprit ne s’enchaîne jamais à une forme
particulière
de croyance. Négation-renoncement, “destruction incessante de toutes
les carapaces dont cherche à se vêtir l’individu”. Négation-source
de toute création. En perdant, on acquiert. En désapprenant,
on apprend.
Voici l’art - funambulesque, keatonien - de tirer le tapis sous les pieds
de toutes les consciences assises (“Quel foin du diable dans les sarcophages
moisis où nous achevons de nous civiliser..“), l’art de rejoindre
en éclaireur le grand vide, d’aller au coeur de l’énergie
-
de sauter les frontières.
[Maurice Henry
Pendaison innocente p. 107
René Daumal
Qui s’étrangle p. 108
Roger Gilbert-Lecomte
Le noyé noyau P. 106
7. Tant va la cruche à l’eau qu’à la
fin elle est saoule
Et les drogues, direz-vous ? Le Grand Jeu, ne serait-ce pas tout simplement
une aventure anti-académique, menée par de jeunes gens fougueux et
potaches, drogués jusqu’aux yeux ?
Du sommet impérieux de sa toute jeunesse (vingt-quatre ans), Roger Gilbert-Lecomte
répond dans Monsieur Morphée : “Enlevez-leur
l’alcool, ils boiront du pétrole; l’éther, ils s’asphyxieront
de benzène ou de tétrachlorure de carbone; leurs couteaux à mutiler,
ils feront de leurs regards des lames”
Ce que le Grand Jeu cherche, au fond, c’est une réforme haletante de
l’entendement. Plus la vie est inguérissable (Artaud parlait de “guérir
la vie”), plus abrupte est l’interrogation de la mort. A quinze ans,
Roger Gilbert-Lecomte apprend l’opium, à seize, il prophétise
sa mort par le tétanos. Tout au long de son destin en apnée foudroyante,
il se reconnaîtra dans “ceux qu’un fatal accrochage, un jour
blanc de leur vie, a arraché aux tapis roulants d’un monde dont
leurs mains soudain de feu ont incendié les celluloïds et les
cartons-pâtes”.
Mais ce vertige douloureux ne va pas sans la plus vive conscience. Écoutons
encore Monsieur Morphée : “Et maintenant admettez ce principe qui
est la seule justification du goût des stupéfiants: ce que tous
les drogués demandent consciemment ou inconsciemment aux drogues, ce ne
sont jamais ces voluptés équivoques, ce foisonnement hallucinatoire
d’images fantastiques, cette hyperacuité sensuelle, cette excitation
et autres balivernes dont rêvent tous ceux qui ignorent
les ‘paradis artificiels’. C’est uniquement et tout simplement
un changement
d’état, un nouveau climat où leur conscience d’être
soit
moins douloureuse.”
L’homme ne peut vivre sans feu, comme le soulignent les Upanishads, et
l’on
ne fait pas de feu sans brûler quelque chose. Certains êtres ne cessent
de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi
d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées,
ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous
noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même
la lumière.
Il y a, chez Roger Gilbert-Lecomte qui s’était promis “de
n’écrire
que l’essentiel”, les pages les plus aiguës qui soient sur l’expérience
inconditionnelle de la souffrance - des pages qui nous concernent tous (“j’ai
froid jusqu’aux os, froid jusqu’à la moelle, froid jusqu’aux
yeux,
froid jusqu’au bout du monde”). Des pages nerveuses, à la
fois juvéniles
et crépusculaires, sur cette sensation abyssale de la Mort-dans-la-Vie,.
On peut se tenir ainsi, funambule, en exil de l’existence, congédier
celle-ci, céder de toutes parts, chroniquement, basculer en soi-même
devant un monde devenu soudain précaire - suicider l’existence
pour faire de sa vie un passionnaire.
[Roger Gilbert-Lecomte
Testament p. 281]
8. Mort aux rats vive l’amidon
[René Daumal
Quelques poètes français du XXVe siècle p.
96]
Il y a quelque soixante-dix ans, des jeunes gens se sont interrogés :
comment faire entrer l’éternité dans la vie? Question de
vie ou de mort, au fond, question inactuelle, et en cela même parfaitement
contemporaine. Allez, prenons date. Consentons à l’éblouissement.
Des multiples pantins qui amusent la galerie médiatique planétaire,
il ne restera rien. Mais l’énergie du Grand Jeu ne pourra que perdurer.
Le Grand Jeu ne cessera de se jouer - comme une utopie opérante. L’utopie,
cet “ailleurs absolu” que nous portons tous et qui magnifie notre
singularité, face à l’hégémonie du
clonage, de la surface et
de l’apparence
Entre extrême désenchantement et parfait réenchantement,
entre fureur de vivre et fureur de mourir. Brèche sur un monde autre,
qui tiendrait vraiment debout - un monde débarrassé de son
inhumanité expansionnelle, un monde irrigué, repassionné.
Je vois là non pas un modèle, ce qui n’aurait aucun sens.
Les
vrais poètes, les vrais artistes, les vrais vivants, on ne le dira jamais
assez, ne ressemblent à personne - pas un modèle, donc, mais une
inspiration, une façon de placer la barre de la vie à une certaine
hauteur.
Quitte à tomber, autant tomber de haut. Ce qui ne manque jamais d’élégance.
Rien ne va plus, faites le Grand Jeu.
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