Zéno Bianu / "Rien ne va plus, faites le Grand Jeu"

conférence à la médiathèque de Reims, le 12 décembre 2003

Notre bulletin du 13 décembre annonçait le lancement de quatre mois de manifestations autour de Reims et le Grand Jeu.
Remue.net est une constellation d'amitiés. A preuve, cette exclusivité de la conférence inaugurale de Zéno Bianu, le 12 décembre à la Médiathèque-Cathédrale de Reims.
On voudrait que celle-ci puisse rejoindre le plus grand nombre de lycéens possible, tout comme l'anthologie à laquelle elle fait référence. On doit dire la même chose pour celle des Poèmes à dire, ou encore celle des Haiku en Poésie/Gallimard. Tant elle véhicule en effet, la jeunesse et la gravité de la littérature.

De Zéno Bianu, à découvrir le Ciel intérieur, ou encore l'Idiot dernière nuit au théâtre, mais aussi Suite pour Gherasim Luca (sur remue.net!)
Oui, Zéno Bianu nous est Infiniment proche.

Ronald KLAPKA

La conférence ci-dessous a été ponctuée par des lectures de textes extraits de l'anthologie par Marie-Armelle Deguy. Les références (texte, page) sont données entre [ ]. L'édition est aisément accessible, le choix effectué propre à un travail pédagogique en profondeur (connaissance du mouvement, ateliers d'écriture, récital poétique etc.).

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1. Le train ne peut partir que les paupières fermées

1922-1923. Lycée de Reims. Quatre adolescents fous de Rimbaud et fascinés par les spiritualités orientales, quatre garnements rejetant tous les dogmes inventent en classe de troisième une sorte de communauté, une fratrie initiatique : ils s’appellent Roger Gilbert-Lecomte (“Rog-Jarl”), René Daumal (“Nathaniel”), Roger Vailland (“François”) et Robert Meyrat (“La Stryge”). 
1924. Ils ont dix-sept ans et se baptisent les Simplistes. C’est le premier noyau du Grand Jeu. “Simplistes. Nul sens à chercher à ce mot, dit Daumal - pourtant, il y a peut-être là quelque analogie avec cet état d’enfance que nous recherchons - un état où tout est simple et facile.”  Les quatre lycéens se nomment “phrères simplistes” - “des Anges Frères ou peut-être un seul ange en quatre corps”. Rituels, transgressions, expériences diverses : éther, opium, roulette russe et “voyages chamaniques”
1928. Ces jeunes gens qui ont le goût de l’absolu et du vertige  sont peu à peu rejoints par d’autres alliés : André Rolland de Renéville, Georges Ribemont-Dessaignes Maurice Henry, Joseph Sima, Artür Harfaux, André Delons, Monny de Boully, Pierre Minet, Hendrik Cramer, Pierre Audard. Ils créent une revue - et un groupe - dont le titre évoque les voyantes, les séducteurs et les espions d’Orient : Le Grand Jeu.
Le Grand Jeu - ou peut-être le refus de jouer tous les petits jeux qui fondent d’ordinaire notre existence. Car ceux-là ont en tête des défis risqués - ceux dont on ne revient pas, ou alors souverainement calciné : “Le Grand Jeu est irrémédiable; il ne se joue qu’une fois, annonce Roger Gilbert-Lecomte dans l’avant-propos du premier numéro du Grand Jeu. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie.”
Aventure éphémère, parole cristallisée dans un raccourci foudroyant (1928-1932: trois numéros parus, un quatrième non publié), le Grand Jeu est, dans le siècle, l’une de ces expériences décisives qui s’éveillent à la lumière de soleils noirs, et ne se soucient que d’expéditions vers des Monts inconnus, inaccessibles au-dehors et sans pitié au-dedans :
“Pas de libre arbitre, dit rené Daumal -
Pas de caprice, pas de fantaisie
Pas de jolies choses
Le Grand Jeu est primitif, sauvage, antique, réaliste”    
Ici, aucun projet de carrière, mais une exigence inouïe. Pas le temps, vraiment pas, de faire des concessions. Les textes du Grand Jeu résonnent toujours d’une adolescence irrémédiable. Quelque chose comme la jeunesse éternelle de l’insoumission. Ce sont des textes-gisements, des textes insurgés, résolus, rétifs, émancipateurs,  marqués par le refus de toute contrainte idéologique ou esthétique, attachés à dégonfler sans relâche tous les mythes, toutes les impostures, soucieux de maintenir au plus haut la fusion entre pensée et sensibilité. Des textes en quête d’un état de l’être à hauteur de risque (et je songe ici à Yves Klein qui parlait de “la vie, la vie elle-même qui est l’art absolu”). Un ton unique, inimitable. Une écriture d’in-ten-si-té. Une couleur absolument singulière - un bleu, mais un bleu fauve, pour dire du même coup le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie.

[Roger-Gilbert Lecomte
Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu pp. 31-33]

 

2. Je perds, tu perds, il perd,
nous gagnons, vous gagnez, ils gagnent

Le Grand Jeu, pour moi, est une sorte de moment de grâce et de “liberté libre” dans l’histoire de la poésie - comparable (toutes proportions gardées) à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Un Mai 68 qui accorderait autant d’importance à la révélation qu’à la révolution. Un moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant mental. En vue de faire sauter toutes les étiquettes pour aller à l’essentiel. Mais qu’est-ce donc que cet essentiel ? “Rien de ce qu’on peut imaginer”, répond La circulaire du Grand Jeu, destinée à présenter le n° 1 de la revue.
Il y a chez ces poètes de l’impossible une volonté d’engager l’être tout entier. Une volonté “désintégriste”qui mise à la fois sur la raison et la folie, sur l’unisson et la rupture. “Désintégriste” - car le Grand Jeu, c’est précisément le contraire de l’intégrisme et de sa démonisation de l’autre. Les adeptes du Grand Jeu veulent restituer toute la palette humaine : toute l’étendue de notre spectre; entre l’infra-rouge des instincts et le bleu du pur esprit. Là où l’identité n’est plus qu’un précipité instable. Là où le mystère humain reste en suspension. Entre harmonie et disharmonie, entre aimantation et arrachement - entre nuit des sens et rire universel. Hybrides et authentiques. Authentiques parce qu’ils vivent sur plusieurs plans, tels des creusets où peut se déclencher à chaque instant une électrocution spirituelle.
Lorsque Roger Gilbert-Lecomte parle de “l’état lyrique”, il évoque précisément cette capacité à faire rayonner l’expérience poétique au-delà du poème - cette capacité à être l’artiste de  sa vie. D’une vie vivante au-delà des réflexes moutonniers. Cette capacité à dynamiter son quotidien. En restant inlassablement fidèle à sa voix intérieure. A sa soif d’ultime.
Et lorsque Artaud commente à son tour les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte, il y décèle justement ce”vrai lyrisme qui puise sa force à la force de la vie”
Les grands joueurs adolescents sont comme des praticiens du séisme intérieur, à la recherche de toutes les techniques capables de subvertir le principe d’identité ou, comme le dit fortement Gilbert-Lecomte, “la conscience claire, horrible concierge brandissant son balai poisseux”. Il s’agit bien de se vouer à toutes les commotions, d’aller traquer la métaphysique aux frontières du coma.
Rien ne semble assez redoutable pour ceux qui voulurent être des “techniciens du désespoir” et s’ouvrir à l’absolu par l’expérience, en rejetant toutes les béquilles : “La seule délivrance, dit Daumal, est de se donner soi-même tout entier dans chaque action au lieu de faire semblant de consentir à être homme.”

[Maurice Henry
Discours du révolté p. 38]

 

 

3. L’entrée du royaume souterrain est ici
Pour saisir le degré d’intensité d’un poème ou d’une vie, il nous faudrait autre chose qu’une échelle de Richter - quelque chose comme une échelle d’Artaud ou d’Hölderlin, qui puisse dire au plus juste les glissements de terrain intérieurs, révéler les vrais séismes.
Dire l’irréductibilité de la vie poétique face à toute emprise explicative ou englobante.
Dans la perspective dévoilante du Grand Jeu, l’art se vit et s’expérimente sans fin comme une mystique de la plongée, plus proche du sacrifice que de l’artifice. Du côté de ceux qui explorent  - pas du côté de ceux qui décorent. Leurs oeuvres sont comme les signes d’une formidable irréductibilité, qui nous fait tout à coup mesurer a contrario l’invraisemblable absence de panache du monde contemporain.
Et je pense ici à la fameuse injonction rimbaldienne: «Départ dans l’affection et le bruit neufs!» que le Grand Jeu porte  à son incandescence. Bruit neuf dans lequel toute la modernité n’aura cessé de se consumer - en oubliant parfois l’affection qui, elle aussi, se doit d’être neuve selon les propres termes de Rimbaud.
 Rimbaud, ne l’oublions pas, est ici l’essentiel point commun, celui qui incarne au plus extrême ce “besoin imminent de changer de plan”, celui qui “montre la limite de tout individu parce qu’il vécut lui-même à la limite de l’individu”. Le Grand Jeu, qui s’inscrit - distinctement - dans le sillage du “cuivre [qui] s’éveille clairon” cher à Rimbaud, se manifeste précisément comme un retour de la voyance dans l’art du XXe siècle. 
Gilbert-Lecomte, encore:
“Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre ‘Révélation-Révolution’, des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’il cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain”
Si la poésie excède ici le poème, si elle respire comme un double chant - où s’intensifient à la fois la langue et la vie -, elle entend également déborder de toutes parts le seul individu dans ses identifications, ses repères, ses plis et replis de pensée. “Vaincre l’aveugle esprit d’individu et les ténèbres du cachot séparé”, martèle le Grand Jeu, qui ne manque jamais de fustiger “l’imbécillité de l’individualisme”, et tout particulièrement celle de l’individu prétendument rationnel, maître de lui comme du monde - disons, l’idéal moderne de l’ego-baudruche - pour mettre l’accent, au contraire, sur une individualité collective, une sorte d’identité créatrice intersubjective. Au plus lumineux de sa trajectoire, le Grand Jeu s’est pensé, s’est rêvé comme un Rimbaud collectif.

[Roger Gilbert-Lecomte
L’horrible révélation... la seule p. 127]

 

4. Seule importe la recherche de notre moi transcendantal

Tradition ? Modernité ? Parmi les mouvements d’avant-garde du XXe siècle, le Grand Jeu est le seul qui ait cherché à faire table rase tout en s’appuyant sur la tradition (particulièrement celle de l’Inde): “La vraie tradition n’est pas classique mais immémoriale”, rappelle l’un des aphorismes-slogans du premier numéro de la revue. Les métaphysiques orientales, notamment, sont perçues par les membres du groupe comme une voie de résistance majeure à la science occidentale, qualifiée  de “colosse à tête de crétin” dans le Casse-dogme. Cet Orient-là désigne un art de voir et d’écouter, ou mieux, le souci de doter chaque instant d’une présence authentique.
Si le Grand Jeu revendique explicitement un ancrage spirituel, c’est toujours sous le signe du vivant.  “Au diable le pittoresque de la magie”, rappelle Daumal dans sa lettre ouverte à André Breton.
Dans un seul et même mouvement, la part rebelle du casse-dogme accompagne le rejaillissement des traditions spirituelles. Des traditions qui se vivent comme une exploration radicale de notre désespoir, à des années-lumière de toute rêverie douillette ou de tout glacis intellectuel, Quant au Dieu dont parle le Grand Jeu, Daumal et Gilbert-Lecomte l’approchent comme “l’état-limite de toute conscience”: dieu sans visage, dieu inconnu, dieu intérieur. Dieu comme éternité de l’instant, comme accélération du vivant, comme expérience de l’énergie qui nous rend complets. Ce Dieu-là n’a rien à voir, bien sûr, avec une projection anthropomorphique de l’ego, projection dont on ne cesse de mesurer les dégâts à l’échelle de la planète.  - ce que Daumal nomme DIEU - d i e u - ou le “Désir Imbécile d’Éclairage Universel”

[René Daumal
Poème à Dieu et à l’Homme p. 67]

5. Ce qui fut au commencement sera encore à la fin

Le Grand Jeu se veut immémorial et parfaitement moderne. Sans cesse renouvelé, mais à l’intérieur d’une mémoire, au sein d’une permanence. Le neuf s’épuise, la source ne tarit pas. Allez à la source, directement à la source, semble-t-il nous dire, et vous serez toujours modernes.
Et toujours révolutionnaires. En un siècle de génocide politiquement acceptable, en un siècle de pathologie collective du bouc émissaire, le Grand Jeu n’a cessé de penser ensemble la révélation et la révolution, en marquant l’impossibilité de tout progrès social réel sans transformation intérieure. En exigeant sans répit, comme le dit si lucidement Georges Ribemont-Dessaignes (en 1929 !), “l’opposition à l’acceptation de notre propre bureaucrate, celui que nous nourrissons dans notre coeur... Car il apparaît de plus en plus que la révolte contre l’oppression collective est celle qui renforce le plus les tendances instinctives de notre bureaucrate intérieur.”
Rien de grand, on le sait, ne se fait sans coïncidence des opposés. Diastole/systole ; deux moments nécessaires pour que le coeur batte et continue de battre. Assimiler plutôt qu’exorciser. Explorer les frontières  non comme des clôtures, mais comme des zones de création partagée.
Orient-Occident, tradition-modernité, révélation-révolution - on touche ici à l’alchimie essentielle du Grand Jeu, à son empreinte particulière (que la spirale de Sima reproduite sur chaque numéro de la revue traduit au mieux), la spirale, qui renvoie à une authentique vision du monde - cette façon de faire jouer, de faire danser tous les contraires dans une luminosité éveillante, en quête d’un point toujours plus aigu, comme si la vie, toute la vie, consistait précisément à chercher un point, un seul - le juste point de vue, pour commencer à voir vraiment le monde, pour le ponctuer vraiment. Ce point où s’efface la distinction des mots et des significations, ce fameux point déterminé par Breton au début du Second manifeste du surréalisme : “Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement”
Ce point-foyer, ce point porteur de tout, le Grand Jeu en est peut-être l’accomplisseur secret.

[René Daumal
Le serment de fidélité p. 258 ]

6. Un chat n’est pas un chat
mais un morceau du grand félin primitif

Pas de démonstrations, surtout pas - mais une force d’énigme, sans quoi la poésie n’est que littérature. Une lumière qui s’affûte à la nuit. Une volonté de tout  faire coïncider.
La poésie comme exercice d’aimantation, encore et toujours,  loin de tous ceux que Daumal, dans La Grande Beuverie, appelle “les Logologues, c’est-à-dire les Explicateurs d’explications, qui s’ingénient à décortiquer les propos des autres pour en extraire une vérité inutile et sans corps.” La poésie comme mode de pensée autre, comme appréhension du monde dans sa totalité vibrante et paradoxale.
Orphée, sans doute, mais avec Faust. Les Védas,  oui, mais relus par les poètes du Chat Noir. Dans un mélange de dérision et de sublime, de fatal et de burlesque, définitivement incompréhensible à toute pensée policée. C’est dans tous les sens que les membres du Grand Jeu sont spirituels. (“Je sais maintenant qu’à l’origine le Chaos fut illuminé d’un immense éclat de rire”, note Daumal dans La pataphysique et la révolution du rire.) Chez eux, métaphysique et pataphysique sont inséparables, jumelles en éveil.
Le rire - un rire de fond - surgit comme un exorcisme. “Gifle d’absolu”, il est l’outil premier de la négation. Négation, au sens où l’esprit ne s’enchaîne jamais à une forme particulière de croyance. Négation-renoncement, “destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l’individu”. Négation-source de toute création. En perdant, on acquiert. En désapprenant, on apprend.
Voici l’art - funambulesque, keatonien - de tirer le tapis sous les pieds de toutes les consciences assises (“Quel foin du diable dans les sarcophages moisis où nous achevons de nous civiliser..“), l’art de rejoindre en éclaireur le grand vide, d’aller au coeur de l’énergie - de sauter les frontières.

[Maurice Henry
Pendaison innocente p. 107
René Daumal
Qui s’étrangle p. 108
Roger Gilbert-Lecomte
Le noyé noyau P. 106

7. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle est saoule

Et les drogues, direz-vous ? Le Grand Jeu, ne serait-ce pas tout simplement une aventure anti-académique, menée par de jeunes gens fougueux et potaches, drogués jusqu’aux yeux ?
Du sommet impérieux de sa toute jeunesse (vingt-quatre ans), Roger Gilbert-Lecomte répond dans Monsieur Morphée : “Enlevez-leur l’alcool, ils boiront du pétrole; l’éther, ils s’asphyxieront de benzène ou de tétrachlorure de carbone; leurs couteaux à mutiler, ils feront de leurs regards des lames”
Ce que le Grand Jeu cherche, au fond, c’est une réforme haletante  de l’entendement. Plus la vie est inguérissable (Artaud parlait de “guérir la vie”), plus abrupte est l’interrogation de la mort. A quinze ans, Roger Gilbert-Lecomte apprend l’opium, à seize, il prophétise sa mort par le tétanos. Tout au long de son destin en apnée foudroyante, il se reconnaîtra dans “ceux qu’un fatal accrochage, un jour blanc de leur vie, a arraché aux tapis roulants d’un monde dont leurs mains soudain de feu ont incendié les celluloïds et les cartons-pâtes”.
Mais ce vertige douloureux ne va pas sans la plus vive conscience. Écoutons encore Monsieur Morphée : “Et maintenant admettez ce principe qui est la seule justification du goût des stupéfiants: ce que tous les drogués demandent consciemment ou inconsciemment aux drogues, ce ne sont jamais ces voluptés équivoques, ce foisonnement hallucinatoire d’images fantastiques, cette hyperacuité sensuelle, cette excitation et autres balivernes dont rêvent tous ceux qui ignorent les ‘paradis artificiels’. C’est uniquement et tout simplement un changement d’état, un nouveau climat où leur conscience d’être soit moins douloureuse.”
L’homme ne peut vivre sans feu, comme le soulignent les Upanishads, et l’on ne fait pas de feu sans brûler quelque chose. Certains êtres ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière.
Il y a, chez Roger Gilbert-Lecomte qui s’était promis “de n’écrire que l’essentiel”, les pages les plus aiguës qui soient sur l’expérience inconditionnelle de la souffrance - des pages qui nous concernent tous (“j’ai froid jusqu’aux os, froid jusqu’à la moelle, froid jusqu’aux yeux, froid jusqu’au bout du monde”). Des pages nerveuses, à la fois juvéniles et crépusculaires, sur cette sensation abyssale de la Mort-dans-la-Vie,. On peut se tenir ainsi, funambule, en exil de l’existence, congédier celle-ci, céder de toutes parts, chroniquement, basculer en soi-même devant un monde devenu soudain précaire - suicider l’existence pour faire de sa vie un passionnaire.

[Roger Gilbert-Lecomte
Testament p. 281]

8. Mort aux rats vive l’amidon
[René Daumal
Quelques poètes français du XXVe siècle p. 96]
 
Il y a quelque soixante-dix ans, des jeunes gens se sont interrogés : comment faire entrer l’éternité dans la vie? Question de vie ou de mort, au fond, question inactuelle, et en cela même parfaitement contemporaine. Allez, prenons date. Consentons à l’éblouissement. Des multiples pantins qui amusent la galerie médiatique planétaire, il ne restera rien. Mais l’énergie du Grand Jeu ne pourra que perdurer. Le Grand Jeu ne cessera de se jouer - comme une utopie opérante. L’utopie, cet “ailleurs absolu” que nous portons tous et qui magnifie notre singularité,   face à l’hégémonie  du clonage, de la surface et de l’apparence
Entre extrême désenchantement et parfait réenchantement, entre fureur de vivre et fureur de mourir. Brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout - un monde débarrassé de son inhumanité expansionnelle, un monde irrigué, repassionné.
Je vois là non pas un modèle, ce qui n’aurait aucun sens. Les vrais poètes, les vrais artistes, les vrais vivants, on ne le dira jamais assez, ne ressemblent à personne - pas un modèle, donc, mais une inspiration, une façon de placer la barre de la vie à une certaine hauteur.
Quitte à tomber, autant tomber de haut. Ce qui ne manque jamais d’élégance.
Rien ne va plus, faites le Grand Jeu.