1980
7 février
Les photographies ne sont plus seules à pourvoir le livre en incitations
et documents : les bandes magnétiques sont entrées dans la
danse. Je retranscris de longs passages de celles où Ariane, depuis
son plus jeune âge, livre sans fard les étapes de son apprentissage
du langage et de la vie, particulièrement celles enregistrées
depuis 76 et que j’ai intitulées Ariane à la radio,
Naïmascope et Naïmarama. Travail difficile, harassant, mais qui
m’apprend à mieux écouter aussi. Je le retranscris,
mot pour mot, dans son cahier à elle. Qui résistera le mieux
au temps : la cassette ou le cahier ?
19 février
Malacca. Écrit le rêve – les rêves, consécutifs à l’hypnose
réussie par Chloé sur son père. Rêves récents,
authentiques ! C’est maintenant la promenade à l’arboricum,
l’intermède des singes, la discussion avec Iskandar sur les
maquis rebelles dans la montagne proche. Et puis… le tour de la presqu’île
?
22 février
Là, il y avait mon père, ma mère, et la question était
d’importance. J’ai oublié bien des détails,
que je me rappelais pourtant bien ce matin. La question : il s’agissait
de procéder à la « réparation » de
mon appareil sexuel. Ablation partielle, remplacement ou greffe, je
ne sais
plus. On sollicitait mon consentement. Je cherchais éperdument à m’« en
sortir », et j’en sortais, par un effort démesuré pour « faire
craquer le décor ». Le décor craquait, et je prenais
le large, bien vite.
13 mars
Essayé aujourd’hui de recomposer ce sentiment de l’Asie
en train de « foutre le camp » dans l’aéroport
de Bangkok, cette impression sidérante que j’ai eue là-bas
: on m’avait escamoté l’Extrême-Orient et, qui
plus est, juste au moment où j’y atterrissais !
11 avril
En panne depuis quelques jours, empêché de plusieurs côtés
(un travail à la radio, les « vacances », la
fatigue aussi). Tapé les 66 premières pages. Peut-être
la dernière
phrase engageait-elle à l’arrêt, ou à la
suspension : « … la suite de l’histoire ».
Cela mérite
attention. Je songe à : « La suite de l’histoire
est imprévisible », ou bien : « La suite est
imprévisible,
toutes les suites sont imprévisibles. » Mais je ne
crois pas pouvoir reprendre avant Rome, c’est-à-dire
début mai,
si j’en reviens début mai.
23 avril
Villa Médicis. La caméra de Denis Roche, à ras du
sol, nous fixe de trois quarts, têtes tournées machinalement
vers elle comme nous nous éloignons de concert dans les jardins.
24
avril
Rome dans le froid, l’humidité, la superbe diversité de
coloris des pierres après la pluie. Marché des heures par
les rues et les jardins, pour tomber impromptu sur la villa Giulia et le
musée étrusque, y entrer, et à un endroit précis
d’une galerie, m’arrêter net et me souvenir que je me
suis déjà trouvé là, voici vingt-cinq ans,
arrêté net dans ma déambulation par le même objet,
un vase de terre cuite d’une couleur extraordinaire. Je ne me rappelais
plus du tout, jusqu’à ce moment-là, cette visite ancienne.
Même lieu, même objet, même jeu de scène. C’était
l’année où nous étions revenus de Demnate à Paris,
de Casablanca plutôt, en passant par Tunis, la Sicile et Naples.
23
mai
Dans une ville marocaine (quartier européen), on croisait des jeunes
filles se promenant les seins nus. Pas du tout le style Afrique équatoriale,
poitrine nue et jupe de couleur, mais le style européen : chaussures à talon,
bas, jupe plissée, foulard. J’étais tout à fait
interloqué par cette mode, dont c’était pour moi la
première manifestation au Maroc, mais seulement comme si, la chose étant
acquise en Europe, je trouvais que son introduction dans la société marocaine était
prématurée. Curieusement d’ailleurs, les filles concernées
exhibaient toutes de très petits seins. Personne ne semblait le
remarquer. J’étais le seul à m’en étonner
franchement.
1er juin
Repris mon livre avant-hier – une très difficile reprise,
après deux mois d’éloignement. La seule chose à faire
dans ce cas (la seule qui soit dans la logique de l’entreprise) est
d’incorporer cette rupture au texte. Ce que j’ai fait, conjurant
le hiatus.
15 juin
Où j’apprenais, cette nuit, que j’étais un enfant
abandonné. Pas trouvé, abandonné. Ceux qui m’avaient
recueilli étaient là, ils m’avaient retrouvé,
je ne sais comment, par hasard sans doute. Nous dînions ensemble,
et ils m’apprenaient, comme ça, ce qu’avait été réellement
mon enfance et que je n’avais jamais soupçonné. En
fin de repas, je ne pensais qu’à une chose : leur offrir un
souvenir, pour les remercier de tout ce qu’ils avaient fait pour
moi, dépensé pour moi. Puisque je partais bientôt en
voyage, je leur rapporterais un cadeau. J’étais très ému
par ces nouvelles, mais je n’en laissais rien paraître. Ceux
qui m’avaient élevé étaient donc assis là autour
de la table, je n’avais d’eux aucun souvenir, leurs visages étaient
quelconques, ceux de petits-bourgeois cossus et bien en chair. Certes,
cette version inattendue de mon enfance et de mon adolescence était
susceptible d’expliquer bien des choses. Pourtant, vers la fin du
repas, le soupçon me venait que ce n’était pas vrai,
cette histoire, que ceux qui m’avaient élevé étaient
bien mes vrais parents. Aussitôt réveillé, je me suis
rappelé avoir lu cette phrase la veille dans un manuel sur la « méthode
naturelle de lecture » : « Untel, qui est un enfant abandonné… »
28
juin
Je traverse la Belgique en diligence, une longue berline
tirée par
des chevaux noirs. Il semble que nous nous dirigeons vers le sud. Voici
qu’on pénètre dans une ville à laquelle je ne
m’attendais pas, dont je n’avais jamais entendu parler en tout
cas. Je suis alerté d’emblée par un magnifique marché couvert,
puis par une façade d’immeuble toute en bois sculpté,
superbe. Je demande à ma voisine le nom de cette ville. Ce qu’elle
dit, en deux mots, je l’entends mal. C’est quelque chose comme « Brec-Manne ».
Mais la ville prend de l’ampleur : de splendides esplanades, des
places richement ornées, puis d’extraordinaires maisons aux
façades sculptées comme des visages, avec des nez énormes,
proéminents, un peu dans le style aztèque, et peintes (ou
vernies ?) en bleu, en violine, en jaune, en rouge aussi par endroits.
Tout un alignement ainsi en bordure d’une vaste place. Et d’autres
un peu plus loin, en retrait. Et la ville s’élargit encore.
J’aperçois, loin derrière, des perspectives taillées
dans des collines, géométriquement, comme d’immenses
palais ou tombeaux avec des entrées secrètes. Puis la route
tourne et monte à la sortie de la ville. Je me fais répéter
son nom. Et là, c’est plus précis, et plus compliqué.
Je crois qu’on me l’écrit. Ça commence ainsi
: « Ausberek… » Le deuxième mot m’échappe.
Le rêve se termine bientôt. Il me frappe beaucoup. Je n’ai
jamais entendu parler de cette ville, là, en plein centre de la
Belgique, et plusieurs heures après, je revois très nettement
les couleurs vives, magnifiques, des visages sculptés sur les façades
des maisons (peut-être une réminiscence de la scène
finale de North by Northwest, revu il y a peu à la télévision
?).
29 juin
J’avais réussi à colmater la « brèche » dans
les premiers jours de juin. Je n’ai pu continuer, à cause
du départ proche, et de pas mal de questions pratiques à régler.
Je pense que c’est néanmoins un bon « tremplin » pour
la suite. Il faut « avaliser » ce changement de personne narrative
(il pour je) survenu sans que je m’en rende compte dans le cours
de la phrase (parodique d’un titre de film italien lui-même
parodique) : « Paul et Chloé retrouveront-ils leurs amis… » Bel
exemple d’échéance imprévue. Accueillir ce qui échoit… Je
pense qu’il faudra revenir rapidement au je.
8 juillet
Marrakech, la bonne chaleur. De retour après cinq ans. Retrouvé la
maison si belle de Cécile et Henri. Un petit âne autour de
la piscine enchante Ariane. J’enregistre leur duo sur le minuscule
magnéto rouillé. Et les crapauds le soir entre les nénuphars,
criant si fort qu’on ne peut dormir. Les chiens dans la palmeraie
au loin donnent la troisième dimension de la nuit.
10 juillet
Promenade en calèche à la Menara. Le grelot du cheval lui « dit » quelque
chose. Peut-être le seul objet qui ait laissé trace en son
corps de ce qui fut presque sa ville natale.
Incursion assez longue en médina par le souk Smarine, jusqu’à la
Madrassa, magnétophone en main. Un marchandage de babouches s’est
gravé sur la bande.
15 juillet
La Madrague, dans la petite maison sur la plage.
On est en plein ramadan. À huit
heures du soir, la grande route d’Agadir se fait soudain déserte.
Plus un camion, plus un vélo, plus personne. La plage, déserte.
La terre s’arrête, et le phare de Tahrazout entre en scène.
16
juillet
Brouillard ce matin, on ne voit pas la mer, à vingt mètres
de la maison. Mais on entend des voix, et quand il se lève, vers
onze heures, on a la surprise de voir la mer couverte de barques de pêcheurs.
Ariane, par une lubie, décide : « Aujourd’hui, on fait
le ramadan ! » Je crois à une boutade. Mais non, c’est
sérieux. Et on ne boira pas, on ne mangera pas de toute la journée.
Je pense m’en tirer en fumant la pipe : elle confisque ma pipe.
17
juillet
Elle a inventé une histoire, l’autre jour, que je recopierai
dans son cahier, suivie de commentaires expliquant comment elle l’a écrite.
Parmi ses explications, ceci : « J’ai employé le passé simple
parce que ce n’est pas souvent employé. Ça choque,
comme ça, ça fait peur. Le passé simple, ça
fait plus peur que le présent. »
20 juillet
Passant au pied du piton rocheux sur le
tronçon de route « western » avant
Chichaoua, elle m’oblige à l’escalader en dépit
de la chaleur, elle que j’ai toujours du mal à faire marcher.
C’était en plein midi, on commençait à sentir
la grande touffeur d’été du Haouz. Et elle m’a
précédé, courant, me réprimandant, enchantée
de me voir souffler et peiner dans les cailloux.
22 juillet
El Harhoura, ce soir, chez Abdelkebir.
De Marrakech à Rabat par
le Tadla. Entre 45 et 47 degrés avant Oued Zem, et après.
Ramadan : toutes les boutiques sont closes, tous les cafés. Plus
rien à boire de tout l’après-midi. On roulait à 40,
50, impossible de baisser les vitres, on suffoquait. Et, en vue de la côte,
soudain 25°, une petite brise, la fraîcheur.23 juillet
Rencontre surprise hier, d’Abdellatif Laâbi, qui vient d’être
libéré, après huit années d’enfermement
pour… délit d’opinion. Ariane est le premier enfant
qu’il voit, dans l’émotion, la soif de parole. Les siens
ne sont pas là encore.
26 juillet
Hamid Bensaïd – son film de Lodz, d’après le conte
de Cortazar, Bons et loyaux services. Très beau, la caméra
proche des visages, des matières, on sent le grain de la peau, des étoffes.
Me parle de La Mise en scène, qu’il veut « tourner »,
absolument.
29 juillet
Ronda. Troublants retours d’itinéraire, effet démultiplié de
quelques répétitions. Combien de fois je suis venu le soir
autour de minuit dans ce jardin public, jusqu’aux grilles en consoles
au bord du gouffre, l’œil entre les barreaux fixant les lumières
de l’usine en bas… Comme si, toutes ces années passées,
je venais là tous les soirs.
2 août
Le Pradié. Bernard, Martine, Aufur, l’atelier, la petite maison
de Philippe, la pièce d’eau, tout est là, intact. Loin
là-bas déjà l’autre monde, le torride, le sec,
dont j’ai du mal à parler.
4 août
Je recopie ces rêves de là-bas, des 18 et 19 juillet :
- un bébé « enceint ». Un bébé,
garçon ou fille, attendant un enfant, ventre énorme. Il avait
cinq ou six mois, et à la fin du rêve, commençait à parler.
Je le comprenais, en plus. C’était le bébé de
quelqu’un qui était présent, mais qui ?
- cette femme un peu monstrueuse,
qui se promenait avec moi.
Puis Claude R. Après quelques pas, je lui prenais la main, l’arrêtais,
l’enlaçais. Longue étreinte, elle ne se dérobait
pas.
- ma mère emplissait de linge les valises. Elle disait : « Les
quelques robes qui me restent. » Ça se passait sûrement
rue de Chéroy, car, un peu auparavant, étant sorti faire
une course, j’avais eu du mal à retrouver la rue, le quartier
ne ressemblait plus du tout à ce qu’il est, je regardais les
plaques des rues, deux d’entre elles étaient intitulées « impasses».
- quantité d’épisodes très mouvementés,
au cours desquels apparaissaient çà et là des amis,
souvent très lointains, perdus de vue depuis longtemps, et au milieu
de catastrophes, d’alertes,
de grands mouvements de foule.
7 août
Un gamin m’a dit un jour, comme je gagnais l’intérieur
d’un quartier : « Le Place, c’est ici ! Où vas-tu,
par là ? Par là, il n’y a que le soleil ! » C’était
comme je descendais de voiture, au parking face Dar Moulay Ali, et me dirigeais
vers Bab Jdid.
15 août
Ce qu’il fallait noter dès le premier jour à Marrakech
: la maison, apparaissant image par image dans les interstices des lattes
de la clôture en bambou, par l’effet de la vitesse faible de
la voiture. Le déroulement du film au ralenti, le film souvenir
qu’on repasse après des années, laissant revoir les
choses retenues, et les autres, celles qui ont été « laissées
pour compte ». Le plus curieux est que j’avais oublié l’existence
de ce treillis de clôture isolant autant que faire se pouvait le
jardin et la maison, que j’avais fait poser tout au début,
en août ou septembre 73.25 août
Repris Mon double au
début du mois, sur la phrase où une
association d’idées m’avait fait remonter à Damas,
au palais Azem et à ses tableaux d’époque, mannequins
anonymes à tête d’œuf remplie de bourre. Écrit
une page ou deux, pour retomber sur la première personne, après
ce « pont » de transition à la troisième. Pont
qui aura enjambé la période creuse, d’empêchement – comme
il est dit maintenant dans le texte – d’avril à juillet.
Seulement, je n’ai pas pu continuer, la présence des traces
récentes, marocaines, brouillait tout : l’effort de reprise
s’est bloqué sur la fin de la scène et cette phrase,
que j’avais notée sur un bout de papier juste avant de partir,
début juillet, incorporée là à présent,
in fine : « Air à remous que les mains tournent, moulant objets
qui ne se voient. »
8 septembre
La « Stimmung » malaise est revenue peu à peu, fin août,
effaçant, ou atténuant, les images du voyage récent.
Aussi, les choses du livre ont repris corps, se sont liées à nouveau,
fragilement, et j’ai pu écrire (composer, improviser) une
dizaine de pages, par tâtonnements, dans l’incertitude, car
je ne savais plus du tout où j’en étais. J’avais
oublié bien des acquis, j’ai même dû constituer
une sorte de répertoire pour classer les éléments
et tenter de les faire progresser. Je ne répugne pas absolument à l’incohérence,
encore voudrais-je savoir pourquoi elle apparaît, et à tel
ou tel moment, elle et son tissu défait. Et puis, j’ai tendance à oublier
que, dans cette histoire, Chloé n’a que cinq ans (j’ai
tapé au propre tout ce qui existe jusqu’ici, soit 78 pages).
13
novembre
On voyage en Amérique, contrée très sauvage encore
: rares sont les espaces habités et cultivés, tout le reste
est vierge ou presque, mais sans conteste « indien » : il n’y
a pas de terre rebelle, c’est simplement que le pays est trop grand
pour être totalement cultivé et habité. Des cartes à échelle
satisfaisante signalent les localités, les routes, les sentiers
parfois, les rivières, les curiosités naturelles. Je ne sais
plus trop si on se déplace à moto, à vélo ou à pied.
Un jour, on arrive dans une grande prairie en lisière des bois,
où débouche une rivière abondante, toute en largeur, étalée,
irriguant cent ou deux cents mètres d’herbe et de pierres.
Une vingtaine de personnes sont là, discutent, j’en connais
plusieurs, mais j’ai oublié leur nom. Une action se développe,
toute une histoire, oubliée aussi. Ce qui reste tient à l’eau
: à certains moments de la journée, la rivière s’écoule à peu
près horizontale, pente très peu sensible ; à d’autres,
elle coule de haut, se ramifiant en multiples cascades entre des rochers,
comme elle ferait en montagne. Mais c’est toujours la même
rivière. À un instant précis, quelqu’un me montre,
sur une carte à grande échelle, un endroit distant d’une
cinquantaine de milles, où il y a une production très intéressante
de… (il s’agit d’un légume très rare, son
nom est inscrit en majuscules).
Ce rêve noté parmi des dizaines d’autres, l’affabulation
nocturne n’a jamais failli tous ces temps-ci, mais si peu en survit
au réveil…
15 novembre
Bonne ambiance malaise
tout septembre
et octobre. Comme ça, sans
forcer, au hasard des souvenirs, enchaînements, lectures, regards
sur les cartes, listes… Aux environs de la page 95. Paul et Chloé vivent
leurs derniers jours à Pinang. Bientôt, un petit tour sur
la côte est.
16 novembre
Enregistré les enfants la semaine dernière à l’école
d’Aulnay, pour cette petite composition sonore illustrant le thème « réalité et
fiction », comme on dit. Les gosses m’ont fait une belle surprise,
au bout d’une demi-heure, se mettant soudain, sans que rien n’ait été concerté, à fredonner
une berceuse à eux sur « coucou », pendant quelques
minutes. J’espère que c’est bon sur la bande.
23 novembre
Passant place
Clichy avant-hier,
devant
l’entrée du lycée
Jules-Ferry, exactement telle que voici cinquante ans quand j’y étais
conduit tous les matins : la lourde porte à grille noire. Un souvenir
m’est venu : si j’arrivais en retard, la porte était
fermée, il fallait appuyer sur le bouton à droite, pousser
la porte et pénétrer dans le hall au pied de l’escalier
de quatre ou cinq larges marches en demi-cercle, puis dans le second hall
devant le bureau de la directrice. Tout était vide, ils étaient
déjà tous entrés dans les classes : effroi, panique,
grand sentiment de culpabilité, affolement, terreur d’enfant.
C’était en 29 ou 30. La sensation est revenue tout de suite,
aiguë, du trait de catastrophe qu’impliquaient la vision du
hall vide et le bruit des pas claquant sur le faux marbre, précipités,
se hâtant vers la classe où il fallait frapper et entrer en
retardataire honteux, sous les regards de tous.
5 décembre
Montage, à la Maison de la Radio, du petit objet sonore avec ambiance
d’école et lectures d’enfants. Il s’intitulera
Détour et durera environ vingt minutes.
15 décembre
Repris l’histoire malaise après cinq ou six semaines d’inter-ruption
dues au travail sur les enregistrements à l’école, à la
rédaction des « prières d’insérer » des
deux livres à paraître en avril, à la frappe de ce
Journal, etc. Aucun problème, cette fois-ci. Écrit hier la
suite de la promenade à travers la ville, interrompue après
Nirvana Lane, le passage par le « décor réaliste » et,
aujourd’hui, le paragraphe sur la chaleur, plus terrible que jamais
(c’était l’impression de chaque jour, là-bas,
et chaque jour on repartait en promenade).
30 décembre
Rêve dénotant quand même une grande confusion au royaume
des traces : il y avait Charlotte (actuellement au royaume de la présence
: cinq mois) et sa mère, laquelle lui enlevait et remettait les
dents, de temps en temps, sans autre problème que de ne pas les
perdre, groupées, sans réceptacle, sur le drap du lit ou
la couverture. Je lui faisais remarquer que c’était risqué,
qu’elles pouvaient tomber à tout moment, glisser sous le lit… Je
les gardais dans le creux de la main. Pour les remettre, on les posait
sur la gencive et elles tenaient toutes seules. Il y avait une raison de
les enlever, que j’ai oubliée, ou alors la chose allait si
bien de soi – enlever les dents d’un bébé et
les remettre à tout bout de champ – que je ne cherchais même
pas laquelle. Un peu plus tard, comme sa mère était sortie
de la pièce, Charlotte se mettait à pleurer, et comme je
lui demandais pourquoi : « Je ne veux pas qu’on me lave les
cheveux ! », criait-elle très fort, couchée dans le
grand lit. Cela se passait à Boissy, évidemment, dans la
chambre autrefois de mes parents, donc dans le lit où mon père
est mort, et qui a eu toute une histoire depuis sa mort.
Ce n’était là qu’une infime partie de l’immense
fresque onirique bâtarde qui m’est dispensée chaque
nuit, et dont il ne reste que quelques bribes au matin, si répétitives,
si mornes… Cela ressemble le plus souvent à un « cartoon » raté,
minable ; il y a bien longtemps que le fameux « travail » n’a
rien produit d’excitant, je ne dis pas de novateur, seulement d’un
peu excitant, d’inattendu. Ce n’est que ressassement saugrenu,
balourd, une suite de « bides » en gris, vaguement colorés
parfois, mais la couleur pâlit au plus vite.
31 décembre
Revu
ces
temps derniers
tout
le
texte de l’opus malais. Le plan de
Pinang que m’a envoyé Iskandar m’a permis de préciser
certaines localisations, et de laisser totalement erroné – en
pleine connaissance de cause, cette fois-ci – le passage par Nirvava
Lane, qui est une impasse en réalité, ne longe pas du tout
le terrain de golf et ne se jette absolument pas dans Merikan Street. L’histoire
a donc maintenant sa forme définitive jusqu’au point où je
l’ai menée à la mi-décembre, soit à la
description de la mosquée Kapitan Kling. Restent deux jours à Pinang,
avec les visites au temple bouddhiste thaï et à l’arboricum,
avec retour à Pinang Hill pour finir. Puis ce sera l’envol
vers la côte est. Je ne sais encore si je ferai apparaître
la division en « parties » (Pinang – East Coast – Singapour – Malacca),
sans doute trop ostentatoire.
1981
21 janvier
Sous un déluge de scènes de rêve qui semblent rejoindre,
en leur apparente futilité, l’authentique futilité des
millions d’images télévisuelles qui submergent quotidiennement
l’entendement du spectateur, tout coule de tous bords, je ne note
rien. Sauf ceci, voici deux nuits, qui m’a frappé davantage
que le reste : ça se passait en Algérie, sur les hauts
plateaux, M.O. et moi y voyagions dans je ne sais plus quelles circonstances.
Oublié tout le « début ». Demeure nettement
cette étape en chemin de fer, dans un train aux wagons très
vastes, très confortables. On était bien huit de front,
et ça allait très vite dans la rocaille et la pierraille,
en ligne droite, comme si une voie nouvelle venait d’être
inaugurée – pour les touristes ? La vitesse était
bien trop grande pour des touristes. Vallonnements nombreux, tantôt
de longues étendues caillouteuses, tantôt des versants rocheux
couverts d’arbustes rabougris avec, de ci de là, de la verdure
dans les creux. Un paysage très plausible, donc. On se dirigeait
vers « Nemours », qui existe certes en Algérie, mais
pas du tout sur les hauts plateaux. Ou bien nous étions partis
de Nemours le matin, c’était possible avec ce train rapide
(le choix de l’Algérie dans le rêve tient sans doute à ce
que, tous ces jours derniers, on a beaucoup parlé de ce pays en
liaison avec l’affaire des otages américains d’Iran). À un
moment, je disais à M.O. : « Tu vois, c’est comme
il y a dix ans », ou bien : « Tu te rappelles, on est venu
ici il y a dix ans », ce qui est exact, pour les hauts plateaux,
le jour où, remontant la route de Bechar, on a passé la
nuit à Mecheria (c’était en avril 70). Et ça
continuait comme ça, toujours aussi vite, très à l’aise,
jusqu’au moment où le train a ralenti, puis s’est
engagé sur ce qui semblait être une déviation, en
fait une piste en terre où il n’y avait pas de rails. Et
il s’est mis à rouler sans difficulté sur cette piste
(la voie ferrée continuait pourtant en ligne droite). Alors, on
s’est approché d’une vallée entre des falaises,
descendant rapidement vers un oued qu’on a traversé sur
un radier. Et là, surprise : la radier était constitué d’énormes
poissons morts entassés dans le sens de la longueur, perpendiculaires
au torrent, leur taille faisant exactement la largeur du lit du torrent.
On est passé tranquillement sur ces poissons inertes, je revois
leurs yeux grands ouverts. Remontant sur la rive adverse, j’ai
confié à M.O. une chose que je savais très importante,
me réveillant, mais qui s’est perdue presque aussitôt.
J’étais très impressionné, et cette impression
a persisté jusqu’au soir.
24 janvier
Ces temps-ci, chez Ariane, pas mal d’excitation du côté du
calcul et de la logique. Elle me demande à tout moment de lui
poser des opérations algébriques simples, et s’y
montre fort habile. Elle calcule assez bien de tête aussi, et le
système tonal l’intéresse. Tout ce qui s’affiche
systématique à l’évidence, elle l’assimile
vite et le retient bien.
5 février
Composition musicale : sur le cahier de solfège, plutôt
qu’une nouvelle dictée, elle écrit un morceau. L’invente
sur le clavier et simultanément l’écrit. Elle avait
déjà quatre mesures la semaine dernière, à trois
temps. Avant de poursuivre, elle décide d’une reprise, ce
qui fait huit mesures, et, encouragée par cette prolifération
aisée, poursuit, inscrivant trois nouvelles mesures en mouvement
parallèle des deux mains décalées d’une tierce
(influence des exercices du second cahier des Micro-cosmos). Le rythme
est inattendu : une noire, une noire, deux croches.
15 février
Il était question d’une facilité de voyage en Amérique
du Sud. Des circuits bon marché étaient organisés
: on atterrissait ici, puis on se rendait là, tant de kilomètres,
tant d’heures de route, tout cela extrêmement précis,
bien conçu. J’essayais de me repérer sur une grande
carte du continent, mais l’itinéraire ne semblait pas pouvoir
s’appliquer correctement aux territoires. L’Amérique
du Sud était, dans cette histoire, le pays de la touffeur, des étendues
sauvages impénétrables, des fauves dangereux. À un
moment, Noël Burch apparaissait pour en témoigner : il s’était fait piquer par un serpent.
Plus tard, je me trouvais effectivement en Amérique du Sud, dans
une ville d’aspect outrageusement exotique, en bois, percluse de
végétation envahissante, et par la fenêtre, je voyais
dans le lointain une immense forêt en altitude, aux couleurs extraordinaires,
vert et rouille, ou feu. C’était cela, cette atmosphère
incroyablement belle, chamarrée, l’« Amérique
du Sud ». Je demandais où nous nous trouvions précisément.
Réponse : « Ici, c’est le Paraguay, la montagne là-bas,
c’est… » Le nom de la montagne est oublié, mais
il figurait sûrement dans l’émission écoutée
hier soir sur la poésie brésilienne.
1er mars
Nouvelle reprise de Mon double, voici deux semaines, après bien
des tracas et deux mois d’interruption (montage, mixage de Détour,
correction des épreuves de Souvenirs écran et de Nébules,
lectures pour la radio). Reprise épanouie : quelque quinze pages
vouées aux singes des Waterfalls Gardens, à l’opuscule
de Paul, à la visite du temple bouddhiste thaï, achevée
ce jour même. Puis la montée à Pinang Hill (préfigurant
d’une certaine manière, je pense, la fin du livre) : on
y retrouvera les trois bonshommes que Chloé affectionne, et Iskandar,
Parker-l’homme-de-Bangkok. Finalement, une ultime section à Pinang,
de nuit sans doute, et ce sera la conclusion de la première partie.
12
mars
Du rêve de cette nuit demeure encore, très forte, l’image
d’Ariane menottes aux poignets dans une succession d’événements
très étranges, liés à la séparation
et sans doute aussi au divorce imminent. Je retrouvais ma fille, avec
sa mère, et menottes aux mains. Elle portait son manteau bleu
marine de l’année dernière. Sa mère, un peu
embarrassée, m’expliquait qu’elle l’avait emmenée
dans un restaurant connu où « circulait beaucoup d’argent »,
et là s’était déroulé un événement
trouble (dispute ? action répréhensible ?) à la
suite duquel on avait passé les menottes à Ariane qui,
dans le temps de cette explication d’ailleurs, disparaissait, ou
s’éclipsait. La scène se situait dans des lieux couverts,
plutôt obscurs, et dans une bizarre atmosphère de cachotterie
et de non-dit, comme si cette histoire allait être le révélateur
de tout un « pot aux roses » qui aurait dû rester enfoui.
En tout cas, sa mère, quelque ennui quelle ait visiblement à relater
l’épisode du restaurant, n’avait pas l’air de
trouver extraordinaire qu’on y ait menotté sa fille. Ariane,
elle, ne pleurait pas, ne se plaignait pas, elle baissait la tête
et avait une mine triste, les bras pendant sur le ventre, attachés
l’un à l’autre. En attendant, elle n’était
plus là, je voulais absolument la rejoindre, je demandais à sa
mère où elle était maintenant et j’obtenais
une réponse du genre : « Elle travaille chez Untel, le soir,
dans une boutique. » Je me précipitais en direction du quartier
commerçant, je ne savais pas de quelle boutique il était
question, j’étais moins furieux qu’angoissé,
désorienté, j’arrivais dans ce quartier mais il était
très tard, la plupart des boutiques avaient déjà fermé.
Je courais de l’une à l’autre, éperdu, bousculant
les gens, traversais un magasin de tissus, cherchais partout Ariane,
la « voyais » cousant ou reprisant dans un coin, accablée,
si triste, pénétrais dans deux ou trois autres magasins,
mais il n’y avait personne, tout le quartier était fermé à présent,
je ne la retrouvais pas, et à plusieurs reprises je me disais
: « C’est ce soir qu’on se retrouve chez le juge, il
va prononcer le divorce, moi qui lui ai fait confiance pour les arrangements… » Je
songeais à tout rompre, mais me disais que ce serait encore pire.
Je ne sais plus comment ma course s’est achevée, si le rêve
s’est terminé comme j’errais encore dans ce quartier
désert, mais je me suis réveillé en sursaut, affolé,
très ému, et il m’a fallu beaucoup de temps pour
reprendre mes esprits, me rappeler que tout allait bien « en réalité » pour
Ariane, et que si le divorce devait être prononcé demain,
ce serait au moins dans la paix. Mais ce midi encore, l’image revient
d’Ariane vêtue de son vieux manteau bleu, tête baissée,
bras noués sur le ventre (peut-être est intervenu dans ce
rêve le souvenir d’une séquence montrant hier à la
télévision des enfants brutalisés, séquence
affreuse, où l’on déployait de grandes photographies
de visages d’enfants déformés par les coups). Après
quoi, il y a eu quantité d’autres rêves la nuit passée,
dont deux au moins m’ont à nouveau conduit au sursaut. Il
y était question de neige, d’une gare et de bagages une
fois de plus éparpillés.
13 mars
Le retour sur Pinang Hill s’est effectué, et les rencontres
fortuites (l’espion, la jeune femme, Iskandar flanqué de
Parker). Manquent encore l’épisode bref sur la terrasse
devant le panorama de Georgetown (nommer la ville, cette fois ?), le
départ discret, un peu ironique, de Parker et la conversation
avec Iskandar. Cette première partie sera intitulée, mais
seulement pour la table des matières, Pinang. La seconde s’appellera
East Coast, la troisième Singapore, la quatrième et dernière
Melakka. Peut-être en sera-t-il ici comme il en fut de Nolan, où les
parties se faisaient de plus en plus courtes (au contraire de la Symphonie
de psaumes). Content d’avoir progressé si vite ces derniers
temps, je croyais ne jamais devoir sortir de cette ville. Mais je m’y
trouvais très bien. Et du même coup j’arrive à la
fin de ce cahier, inauguré à l’arrivée dans
Pinang, voici cinq ans bientôt. Par ces jours de chaleur intense,
c’était comme héroïque de prendre des notes.
Eh bien, elles se sont révélées utiles, pour succinctes
et lacunaires qu’elles aient été, tracées
dans la touffeur.
17 mars
Athènes. Jean-Paul m’emmène à Marathon, grosse
bourgade plate qui laisse peu filtrer de la légende. Plus tard,
on grimpe dans la montagne, jusqu’à Grammatikon, et je retrouve,
dans un café, le tintement oublié des pions sur les damiers.
2
avril
Souvenir de paniques brèves, au sixième étage de
l’hôtel, nourries de rumeurs de toutes ces secousses et de
l’impossibilité de se rassurer. Le choc de la première
secousse est dans tous les corps, les Athéniens sont nombreux à passer
la nuit dans leur voiture. Ils s’invitent à voir les lézardes
dans leurs murs. Un ébranlement mineur toutes les deux heures,
quelques jours après. L’un d’eux au moins m’a été sensible,
un soir, qui m’a fait chavirer de mon lit. Souvenir aussi d’un
orage fantastique, une nuit où les éclairs se succédaient
sans répit, et qui projeta sur les rues et les terrasses de la
ville une boue rougeâtre, venue de Libye, disait-on au matin. Une
automobile est passée devant moi le surlendemain, couverte de
poussière rouge, comme revenant du désert.
4 avril
Repris Mon double hier, pour en finir avec la première partie.
Et je l’ai finie, sur un petit intermède de théâtre
d’ombres, à peine suggéré. Morceau final sur
le « temps » de Pinang et l’observation au travers
de la paroi gazeuse. Intituler les parties en malais ?
15 avril
Pour me rappeler un jour cette scène, brève, dans la petite église,
vieille église, au centre d’Athènes, où l’homme
de vingt-cinq à trente ans, costaud, cheveux bouclés, baise
très vite les vitrines à idoles – trois ou quatre à la
file –, marmonnant quelques mots, les yeux chaque fois collés à la
vitre qui, renvoyant la lumière, ne lui laisse rien voir de la
Vierge ni des saints, puis, arrivé au bout de l’allée,
se dirige du même pas vers le petit escalier donnant sur la place,
franchit rapidement les marches et, se plantant sur le trottoir, aperçoit
tout de suite un ami qu’il hèle, poings sur les hanches,
et la voiture s’arrêtant pile, monte, volubile, entraîné dans
le siècle.
16 avril
«
Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais
uniquement son Ariane » (Nietzsche).
26 avril
«
Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une
seconde ma phrase qui n’est pas mûre » (Flaubert).
27
avril
Pour la fin : rencontre avec le « double ». Entrevue, conversation
peut-être. Perspective historique, liée à l’aventure
des Européens devant Malacca, butoir de l’orgueil et de
la futilité. Cette scène aura lieu tout en haut de la colline,
dans les ruines du cimetière, un réduit sombre qui ne sera
pas sans rappeler le couloir d’ombre en haut de la pyramide du
Devin, au début d’Été indien. Puis un corps émergera
de l’ombre, l’autre restant parmi les pierres, et on ne saura
pas lequel est ressorti. Tout le monde sera là ce jour-là,
pour réjouir l’imaginaire de Chloé : les trois Chinois à filatures,
Iskandar et la Princesse, leurs enfants, et bien entendu Parker. Sans
oublier Marilyn. Peut-être Marilyn prendra-t-elle soin de Chloé pendant
que son père affrontera le « monstre » là-haut
?
Dans les premières pages d’East Coast ces jours-ci : l’avion
s’envole, mais atterrit prématurément.
3 mai
D’une conversation récente avec la pédagogue amie
de madame de Keyser, et qui pourrait nourrir les scènes avec Chloé,
dans le prolongement du jeu sur la plage :
- ce qui se passe quand l’enfant voit écrite la phrase qu’il
vient de prononcer (dans la perspective d’une analyse de la « Méthode
naturelle de lecture »). En fait, ce n’est pas le premier
système d’écriture que rencontre l’enfant,
la phrase prononcée s’est déjà inscrite dans
sa mémoire et il s’est passé beaucoup de choses entre
l’instant de l’énonciation et celui de l’inscription
au tableau noir, où un tout autre système d’écriture
prend alors en charge, ou en écho, sa phrase ;
- le principe de cette méthode est de faire que l’enfant
trouve lui-même, devine, invente, le système de la langue
et de l’écriture, découvre par lui-même l’existence
et la fonction des différences minimales entre les signes, saisisse
ainsi que c’est autant l’absence des signes qui importe que
leur présence : reports, retardements, avances, réserves,
etc. Le sens de ce qui est là dépend essentiellement de
ce qui n’est plus là ou pas encore là, et du temps
nécessaire à ces déplacements, remplacements, substitutions.
La difficulté d’expliquer cette méthode tient évidemment à ce
que le vocabulaire disponible ressortit à un ensemble conceptuel
qui fonctionne comme occultation de ces phénomènes ;
- l’enfant, comme plus tard l’écrivain, est aux prises
avec cette donnée fondamentale que l’important, dans cette
affaire de signes, de sens et de jeu, tourne autant autour des présences
que des absences. Peut-être l’enfant, dès les premiers
temps de la perception, comprend-il que rien n’existe hors des
figures et de leur jeu, ce qu’on s’applique de toutes parts
par la suite à lui faire oublier. Expérience de base que
l’écrivain, bien plus tard, a beaucoup de mal à revivre
: elle n’est jamais totalement effacée, en fait, mais resurgit
par éclairs, par élans, par élancements. Des vertiges.
12
mai
É
crit hier une brève section dont l’idée m’était
venue, quelques jours plus tôt, alors que j’étais
secoué de frissons et perclus d’une forte fièvre.
J’avais composé la veille le passage où l’avion
survole la zone des combats dans la jungle, avec l’échappée à la
verticale sur la clairière et les engins de guerre. Et j’ai
envisagé soudain deux développements possibles : une sorte
d’« envoi » aux combattants oubliés des rébellions
de par le monde, et singulièrement des rébellions islamiques
; et une scène d’apparition fantastique durant l’orage
tropical sur la plage de la côte est. Sur le moment, et surtout
une fois la fièvre tombée, je ne pensais pas vraiment écrire
la première section. Mais je devais y tenir, car je l’ai
fait le dimanche dans l’après-midi, et je me disais en l’écrivant
que c’était bien de le faire ce jour-là.
15 mai
Relu notes et passages sur le double, son attente, sa présence
depuis le début du livre, afin de renouer avec cette idée,
une fois de plus, maintenant que nos voyageurs sont arrivés – enfin
! – sur la côte de la mer de Chine.
17 mai
Comme nous approchons de la maison en pleins champs de Jean-Claude et
Danièle dans le Perche, où nous sommes allés pour
la première fois l’année dernière à même époque,
sous le même vent et la même pluie, Ariane se souvient spontanément
de nos difficultés de localisation passées, les trois chemins
fermiers que nous avions essayés avant de trouver le bon, et comme
je lui dis que nous allons arriver par un autre côté, elle
me rappelle que, pour reconnaître la maison, il y a, sur le toit,
des « pirouettes » (les deux « pirouettes » en
question représentent, découpés dans le fer, en
silhouette, un chasseur, son chien et, je crois, deux lièvres).
20
mai
Maintenant, ici, à Kota Bahru, « Beach of passionate love »,
dans le bungalow près de la plage, ces idées-ci :
- Paul et Chloé n’iront pas à Singapour, mais, après
la côte est (Kuala Trengganu et Kuantan), fileront directement
sur Melakka, par Kuala-Lumpur ;
- troisième pressentiment et troisième tentation, en bout
de plage, sur une éminence où s’élève
un bloc de pierre. Sentiment d’une rencontre imminente, attendue
de part et d’autre. Vision d’un homme (d’un pêcheur
?) dans une barque sur un lagon ;
- désir de rester là, de ne pas revenir (en arrière
?), sentiment que l’Autre (les Autres ?) vont lui révéler
son identité (la nouvelle, et l’ancienne : le Blanc, l’oppresseur
vaincu) ;
- description d’un simulacre de rencontre et de substitution ;
- le séjour à Kota Bahru se prolonge. Apparition de Marilyn
en plein orage tropical. Fantôme d’idylle ;
- Paul se sent « mourir » là, et simultanément,
c’est son double qui va mourir, dans la chambre d’écriture
(symétriquement) ;
- celui qui redescendra de la colline à Melakka sera « issu » d’un
mort, fantôme de celui qui a hanté Pinang, renaissance après
dissipation. Chloé le sentira-t-elle ?
20 mai
Elle est venue me voir vers trois heures dans mon bureau, voir ce que
j’écrivais, je le lui ai montré, mon travail du jour,
l’arrivée sur la plage de Kota Bahru, le bungalow. Alors,
soudain, elle a eu un souvenir, le premier souvenir de ce voyage depuis
quatre ans : le déclenchement de l’orage le soir quand on était
en train de dîner ; on n’avait eu que le temps de revenir
en courant, cent mètres, et déjà la tornade, des éclairs
fantastiques. Dans la foulée, elle s’est rappelée
que j’étais allé m’installer sur la véranda
une heure plus tard, croyant l’orage terminé, et là,
j’avais été « cueilli » par le plus formidable
coup de tonnerre de toute la nuit, la foudre était tombée
tout près. S’est rappelée aussi le bungalow, son
lit, la plage… Ça m’a étonné, ce souvenir,
maintenant, le jour où je retrace ces journées dans mon
livre, sur le voyage et sur elle. Puis elle a voulu lire quelques pages.
Elle y est arrivée, à peu près, la page que je venais
d’écrire (au restaurant du motel), mais ce ne lui était
quand même pas si facile de déchiffrer mes jambages, alors
je lui ai montré la première page de la frappe de travail,
sur les pelures jaunes. Elle a donc lu la première phrase du livre,
qui l’a fait rire aux éclats. Puis je lui ai fait lire plusieurs
dialogues écrits d’après les cassettes d’il
y a trois ou quatre ans. Elle était très étonnée,
se rappelait certaines choses, d’autres pas. Je lui ai dit que
j’avais projeté un long dialogue sur la plage, à partir
d’une cassette enregistrée au Pradié, où elle
m’avait interrogé sur les origines de l’homme, les
singes, etc. Dans l’ensemble, très intéressée
par le livre, son titre et les extraits qu’elle en a lus. Ravie
que King Kong y figure.
31 mai
Jeu sur « direct » et « différé ».
Chloé entendant une de ses répliques (cassette, sur la
plage ou ailleurs), Paul lui explique le sens de ces deux termes. Depuis
lors, je tiens la dernière phrase du livre (après la rencontre
avec le double et la substitution, une scène enjouée, gaie,
comme la fin de To have and have not, le film). Chloé demandera
: « Là, on est en direct ? »
C’est la première fois que je tiens – retiens – à l’avance
la dernière phrase d’un livre. Pour Marrakch Medine,
je tenais la dernière scène, mais pas exactement la dernière
phrase.
14 juin
Si j’étais Maurice Leblanc, je ne manquerais pas, au cas
où mon histoire malaysienne aurait du succès, de lui donner
une suite. Cette suite trouverait sa source dans ce qui fut la poursuite
du voyage, c’est-à-dire la Thaïlande. Je ferais donc, à ce
moment-là, un livre avec Paul et Chloé qui se passerait à Chiang
Mai. 8 juillet
«
Aspect plastique de la littérature : incarner un caractère,
une pensée ou une émotion dans un acte ou une attitude
qui sera remarquablement frappant pour l’œil de l’esprit. » (Stevenson,
A Gossip in Romance.)
19 juillet
Avec Gérard, lundi dernier, deux « rencontres » curieuses
touchant à la mémoire et à ses consignations :
- sur ce qui reste des films, plusieurs années après. Je
lui disais que, souvent, je regarde un film à la télévision « innocemment »,
jusqu’au moment où une réplique, un geste, un paysage,
me disent que j’ai déjà vu ce film autrefois. Parfois,
seul est resté ce geste, ou cette réplique, cet objet,
de tout le film. Je lui donne un exemple : voyant la veille au soir Kiss
of Death comme si c’était la première fois, soudain
la scène où Widmark balance la pauvre vieille dans l’escalier
m’assure que c’est au moins une seconde vision. Et Gérard
de m’assurer qu’il a eu, regardant le film hier aussi, exactement
la même réaction : aucun autre souvenir du film que celui-là,
la voiture de la paralytique lui remémorant d’un coup toute
l’intrigue et la vision passée ;
- un peu plus tard, parlant de journaux « intimes », je lui
dis combien je me félicite d’avoir tenu cette sorte de journal
de travail que sont mes cahiers, quelle surprise j’ai à y
redécouvrir des choses oubliées… Il pense que ce
serait intéressant de comparer deux journaux simultanés,
tenus par mari et femme, par exemple. Et je lui dis que j’ai passé l’après-midi à composer
une page de mon livre actuel avec, à gauche, mon cahier de Malaisie,
et à droite celui de M.O., ce bloc-notes qu’elle a tenu
là-bas épisodiquement.
21 juillet
Une scène m’a ému, l’avant-dernière
nuit, bien plus que l’ensemble des éléments que j’y
retrouve ne le laisserait penser. Il y avait Ariane à ma gauche,
et sa mère, à ma droite. Ariane était « face
au public », sa mère « dos au public » (je viens
d’utiliser ces expressions sans raison, on ne sentait aucune présence
d’un « public » dans le rêve). Je tenais sa mère
enlacée, bras droit derrière sa nuque, main sur son épaule
droite. Je ne voyais pas son visage, légèrement détourné.
Je voyais celui d’Ariane, qui était dans l’attente,
dans le désir que quelque chose se produise, qu’elle souhaitait à l’évidence
de tout son cœur. Mais je sentais que je ne pouvais pas, que je
ne pourrais pas, plus jamais, aller au-delà. C’était
ce que je pouvais faire de plus (d’ailleurs je ne me rappelle pas
l’instant de l’accomplissement de ce geste, la scène
me semblait commencer là, dans cette position-là, après
le geste d’enlacement, voire même sans que le geste ait été accompli,
c’est-à-dire décrit dans l’espace). L’au-delà de
ce geste était impraticable. Elle (sa mère) le sentait
sans doute aussi à ce moment-là, mais Ariane ne le comprenait
pas encore, ses yeux essayaient de me transmettre la force d’aller
au-delà, ils étaient « pleins d’ardeur »,
ils me soutenaient, me poussaient. Mais nous deux, à droite, nous étions
figés, immobiles.
30 juillet
É
crit une trentaine de pages depuis la note du 12 mai :
l’arrivée à Kota Bahru, la plage, le motel, l’épisode « hallucinatoire » des
cerfs-volants et du pêcheur témoin, la scène des
enfants tueurs, le dîner au kampong, les prémices de l’orage,
la tempête et l’apparition blanche à la fin. J’arrive
aux scènes avec Marilyn, le fantôme blond, et je ne vois
pas du tout comment je vais m’y prendre.
1er août
Retravaillé hier le texte de l’orage tropical, modifiant
quelques phrases et y adjoignant un passage de transition à la
fin. Comme je finissais, vers cinq heures, un coup de tonnerre a fait
trembler le village et ses environs, prélude à plusieurs
heures de déflagrations, luisances du ciel et averses diluviennes.
13
août
Aubussargues, Gard. On a retrouvé Denise et Georges dans une robuste
maison de pierre sur une garrigue plus sèche encore que celle
du Vaucluse. Dans les gorges du Gardon, quelques naturistes hasardent
leur sexe entre épines et guêpes.17 août
Joyeuse, Ardèche. Louis me tend une phrase brève en caractères
arabes, qui signifie : « Le rêve l’emporte sur le savoir. » Une
lettre sépare le rêve du savoir.
21 août
Nous étions debout sur le rivage, rescapés sans doute,
et regardions les autres qui tentaient d’aborder – leurs
mains s’agitant dans l’eau au travers des vagues, s’agitant
désespérément, « à vide », émergeant
peut-être une dernière fois de l’eau, des centaines
de mains, des milliers, reprises par les vagues et resurgissant. L’étrange était
qu’on ne voyait jamais personne sortir de l’eau et prendre
pied sur le rivage. Rien que ces milliers de mains, dans les vagues très
grosses. Il y avait un abri à quelques mètres au-dessus
du rivage, des poutres, des poutrelles, un abri rectangulaire précaire,
et là, un jeune homme me mettait une sorte de lyre entre les mains
pour que je joue avec lui et ses compagnons. Et, sans tâtonner,
je jouais avec eux.
24 août
Le Pradié. Feux de joie, on brûle des branchages, des herbes.
Je « prends » Bernard, Martine, Ariane, derrière l’écran
de fumée.
25 août
Je fais partie de l’armée d’insurrection. Pays montagneux,
plutôt exigu, en bordure de mer, un peu comme l’Albanie.
On nous dispose en rangs de bataille, alignés dans des tranchées
peu profondes, accroupis derrière de petits arbres. On nous distribue
des armes : des couverts ! Couteaux, mais aussi fourchettes. J’hérite
de trois fourchettes mal aiguisées, inutilisables, réussis
cependant à en trouver une petite très pointue, redoutable.
Et alors, j’ai peur, je réalise soudain que mon corps peut être
transpercé, tranché par ce genre d’ustensile. Je
comprends qu’il me va falloir « en découdre »,
ma chair peut être déchirée, je vais devoir déchirer
celle des autres, je ressens cela comme une horreur, un scandale. Je
n’ai aucune envie de frapper, ni d’être frappé,
bien sûr. Qu’est-ce que je fais là ? Quel est ce piège
? Mais on donne l’ordre de l’assaut et on s’ébranle
tous à gauche, parallèlement aux tranchées, qui
sont tracées comme des courbes de niveau. On balaie ainsi tout
le versant. L’ennemi est invisible, on nous dit qu’il fuit,
qu’il est en pleine débandade, on se met à courir,
on va conquérir tout le pays ! C’est bientôt l’entrée
dans la capitale, par une large avenue. J’aperçois un cinéma
au bout de l’avenue, avec un grand panneau annonçant le
film. Sur le panneau, la tête de Lénine – me souffle
ma voisine : le pays est marxiste depuis deux ans. Puis c’est une
station de métro, on est là trois combattants en uniforme.
Un gendarme m’interpelle, me demande mes papiers, mais il me « reconnaît »,
me laisse passer. Voilà qu’on n’a pas de monnaie pour
payer le métro, on ne sait trop comment faire, « tout » indique
cependant que ça va s’arranger.
27 août
Dispositif scénique pour les « tableaux » sur la plage
; Paul sous un arbre, Marilyn sous un autre arbre plus loin avec ses
amis, mais de telle façon qu’ils ne s’aperçoivent
pas, masqués qu’ils sont par un coude du rivage. Chloé va
de l’un à l’autre, apparaît, vient vers Paul,
repart, va vers Marilyn, disparaît, revient, donne des nouvelles
de l’« autre lieu », et réciproquement sans
doute.
Informations à laisser filtrer : c’est bien Marilyn que
Paul a vue sous l’orage, toute vêtue de blanc. C’est
elle, aussi, qui s’est trouvée « prise » à Pinang
Hill sur la photo à côté de Chloé. D’où,
peut-être, un brusque recul narratif, au temps « présent » de
la narration, du genre : « Chaque fois que je regarde cette photographie… »
17
septembre
Repris la scène du réveil après l’orage, l’« introduction » de
Marilyn. Écrit, depuis, celle du breakfast au motel et le début
de la longue séquence de « séparation » sur
la plage.
2 octobre
Continué, irrégulièrement, le chassé-croisé sur
la plage, sur lequel se greffe la naissance de Chloé. Utilisé mes
notes sur le premier cahier d’Ariane, mes dessins, ainsi que les
notes, sur ce même cahier, de... Marilyn. Navettes de Chloé.
Adieux. Très difficile à faire, mais je pense que c’est
réussi.
Enchaîné avec… la suite : on va quitter cette plage
et descendre vers le sud en autocar.3 octobre
Ne pas confondre discontinuité et interruption. Très important
pour le récit : fondre le discontinu dans le continuum narratif
(l’y inscrire en le masquant et démasquant). 10 octobre
Travail sur les sous-titres du film de Souleymane Cissé, Le
Vent.
C’est la première fois que je me livre à un tel exercice.
Les contraintes formelles (le nombre de signes par ligne) sont très
difficiles à respecter. Grosse activité de condensation
et transposition. Sans cesse à la recherche d’équivalents,
parfois lointains en apparence, mais bien plus exacts que le mot à mot.
15
octobre
Vendredi dernier, comme je sors à la nuit du village pour gagner
Aulnay où Ariane doit revenir après sa classe de mer, voyageant
de nuit, attendue entre six heures et six heures et demie, je descends
la rue d’Orléans déserte, approche de la route nationale,
ralentis (j’y avais pensé, la veille, évoquant dans
un éclair la possibilité – une chance sur mille ? – d’un
recoupement des itinéraires, moi arrivant sur la nationale au
moment exact où passe le car qui a roulé toute la nuit,
car il ne peut passer que par là, la petite route sur la rive
gauche de la Mauldre est coupée depuis quelque temps), m’arrête
au signal de priorité, un peu endormi encore, me demandant si
je suis bien là, par ce silence, cette obscurité, me remémorant
cette éventualité de recoupement, je vais repartir, tourner à gauche
vers Aulnay, et voici que passe sans bruit devant moi le car qui a roulé toute
la nuit, passe comme un train fantôme, aucun signe de vie, aucune
tête aux vitres, les enfants dorment, je mets un moment à réagir,
plus exactement je vois le car passer, défiler lentement, je sais
que c’est lui, mais simultanément je vois passer un car,
simplement, et il me faut plusieurs secondes pour que la seconde perception
s’élimine. Je tourne à gauche et accélère
pour rattraper l’engin. Je suis certain que c’est lui, mais
j’ai plaisir aussi à lire, sur la plaque arrière,
l’adresse : Port-Manech. Alors, les deux véhicules parcourent
de concert le dernier kilomètre, dans le noir, sans bruit. 20 octobre
Il y a les agressions contre les personnes, et il y a les agressions
contre les livres. C’est un peu une règle pour moi – une
règle implicite – de ne pas consigner ce genre de choses
dans mes cahiers. Pour une fois, j’y dérogerai : indigné par
l’utilisation qui a été faite l’autre dimanche
de Marrakch Medine sur France Culture par l’Atelier de création
radiophonique, où, sans mon autorisation et à mon insu,
plusieurs extraits de ce livre ont été mixés avec
des propos tendancieux, partisans, et à deux reprises au moins
de nature raciste, en totale contradiction avec la teneur de mon texte,
j’ai aussitôt adressé à la direction de la
chaîne une protestation écrite, lui demandant de la faire
lire en préalable à la prochaine émission de cet « atelier ».
Elle a été lue, dimanche dernier, mais par l’auteur
lui-même de la malversation, ce qui n’est déjà pas
très fair-play, et suivie d’un commentaire de son cru qui,
loin d’exprimer quelque excuse ou regret, s’est employé à la
noyer dans une justification générale des procédés
employés à l’encontre de mon livre, attribuant à l’« auteur » de
ce genre de bricolage une sorte de droit absolu et permanent de « création » au
second degré, autrement dit le droit de s’emparer d’autorité de
tout texte pour en faire tout ce qui lui passe par la tête, le
découpant à sa guise et le mélangeant avec n’importe
quoi. Cette prétention extravagante s’articule en des termes
où le ridicule pourrait l’emporter, si ce n’était
le détestable : « La table de montage-mixage est une table
d’opération, de greffe, où il arrive que le sang
gicle et que le sens vole momentanément en éclats. » Si
le pénible « auteur » de cette phrase avait réussi à faire
voler en éclats, ne fût-ce qu’un instant, le « sens » de
mon livre, quitte à se couvrir de « sang » les mains,
sa blouse et sa feuille de présence, je lui en aurais voué peut-être
une certaine admiration. Mais il n’a fait, par indigence de lecture
ou malveillance, que rabattre ce sens le plus platement du monde et le
réduire à un épisode de querelles entre communautés
qui n’ont certes pas besoin d’être revivifiées
de nos jours, surtout de façon aussi unilatérale et odieuse.
Monsieur le Directeur de la station m’a aimablement promis d’écouter
la bande et de décider de l’éventuel droit de réponse
circonstancié que je lui ai formellement réclamé.
15
novembre
Nous communiquions avec nos voisins par-dessus le grillage de clôture,
dans le haut des jardins. C’était à Boissy, où effectivement
les deux propriétés montent parallèlement sur la
colline jusque dans le bois, et en haut, là où elles arrivent
en limite de la route de Puiseux ; on peut se parler, éventuellement
abattre un mètre ou deux de grillage pour passer de l’un
chez l’autre. Ce qu’on a dû faire – parler – avec
les voisins Brasseur avant la guerre, mais rarement, dans mon souvenir,
ils montaient peu souvent dans le haut de leur jardin. Mais ce qui arrive
fréquemment ici, avec nos voisins actuels qui, montant dans le
haut de leur jardin, passent à hauteur de notre façade,
et il nous arrive ainsi de bavarder de part et d’autre du mur.
Dans le rêve, je pensais que nous échangions aussi quelques
objets ; les lieux, toujours les mêmes aujourd’hui d’ailleurs, étaient
exactement représentés : des arbres de notre côté,
pas d’arbres chez les voisins, et cette sorte de fossé chez
nous juste avant la grimpette vers la route de Puiseux. Mais je comprends
maintenant que le rêve se déroulait simultanément à Maule.
Il a fallu cette scène onirique du passé pour que l’analogie
topographique entre les quatre propriétés me saute enfin
aux yeux : elle ne m’avait jamais sauté aux yeux auparavant.
19
novembre
Passant tout à l’heure devant la cabane d’Ariane au
bout du jardin, je jette un coup d’œil à l’intérieur,
comme toujours (un jour, j’y ai vu un chat mort, roide et gonflé),
je vois le nid de guêpes que j’ai laissé là depuis
septembre et cette grosse pierre blanche remisée depuis des années,
pensant qu’elle pourrait servir à compléter une bordure
(elle est travaillée, comporte notamment une belle rainure longitudinale).
L’apercevant, me revient en tête que j’ai justement à l’utiliser
quelque part dans le jardin pour remplacer un élément manquant,
mais… dans le rêve que j’ai fait cette nuit ! où,
manquant d’une pierre, je me disais que c’était le
moment d’utiliser celle de la cabane d’Ariane.24 novembre
Le livre est arrivé jusqu’à Kuantan, tant bien que
mal. Voyage heurté. Tous les deux jours, quelque événement
imprévu m’empêche de continuer. Et puis, il y a ces
lectures pour le comité de la radio, le travail sur les sous-titres
du film malien… En somme, on a mis un mois et demi pour aller de
Kota Bahru à Kuantan ! Le plus étonnant est que je ne perde
pas complètement le fil de l’histoire.26 novembre
La Direction de France Culture reste muette. Faire le mort se révèle
d’une efficacité remarquable en l’objet : quel sens
peut bien prendre un droit de réponse après plusieurs semaines,
voire plusieurs mois ? Alors, laissons ces choses « entre nous »,
n’est-ce pas ?
28 décembre
Départ de Kuantan, décollage, et fin de la seconde partie,
East Coast. Demander à Paul s’il n’existe pas une
expression en malais pour qualifier ce rivage. |