Polliatis
Le jour où les Polliatis en ont eu assez de mourir, la courbe
démographique du pays bressan a hoqueté puissamment.
A Paris, l’employé H. entendit remuer dans ses registres.
C’était comme le froufrou d’une souris. La courbe
avait crevé les épaisseurs millimétrées
du cahier qui l’abritait ; elle s’étirait, cherchant
une issue. Le brave homme ouvrit en grand le vieux vasistas qui poussa
un grincement de joie ; il eut à peine le temps de poser le
document sur le toit de l’Institut Démographique National,
puis de saluer la courbe à la volée, avant qu’elle
ne s’élance dans le ciel de la capitale. Il aurait contemplé longuement
son ascension si le froid ne l’avait incité à refermer.
H. s’accorda deux minutes de silence et de réflexion.
Là-dessus, il s’avisa que son estomac grognait un peu
fort, et se mit en oeuvre d’éteindre les lumières.
De tourner la clé. De descendre l’escalier. Son pas résonna
bientôt à l’extérieur de l’immeuble.
Sur le toit, la courbe s’étirait à perdre haleine.
Simplement parce qu’à Polliat, tout soudain, on trouvait ça
compliqué de mourir. Passer l’arme à gauche entraîne
inévitablement des soucis. Il faut régler un tas de choses,
prévoir son après-mort dans le détail, pour peu
qu’on désire laisser un souvenir présentable. Sans
parler d’embêtement très concrets. Un mort, ça
ne fait pas de vieux os à la surface de la terre. Ça
remue de l’intérieur, ça infuse, ça gargouille, ça
sent et ça dérange les voisins.
Peut-être bien que les Polliatis avaient attrapé la flemme
de mourir. Alors on proliféra. Les jeunes pousses s’ajoutèrent
aux vieilles branches, et les vieilles branches aux très vieilles
branches. Il y en avait des antiques, des ceps à l’écorce
parcheminée qu’on n’osait plus poser devant la porte.
Ils s’accrochèrent. De toute la force de leurs ongles
cassants, ils agrippèrent la vie à bras le corps. L’aïeul
des Poncet, dont les joues crissaient pire qu’un vieux maïs,
reprenait du poil de la bête. Il s’égosillait tant
et plus depuis le profond de son lit qu’on décida de le
sortir au soleil, pour voir. On avait un peu peur qu’il perde
sa belle voix à cause de l’air, de la lumière,
du vent. Dès qu’il aperçut devant l’habitation
mitoyenne l’aïeul des Châtelet, fraîchement
exhibé lui aussi, il entreprit de lui chanter l’aubade.
L’autre répondit ; dès lors on ne se fit plus guère
de souci pour l’entretien des vieilles branches. Un peu de soleil,
un brin de compagnie, et l’ambiance musicale était assurée.
Finalement ce n’était pas compliqué de rester vivant.
Il suffisait d’y mettre du sien. Ne plus fumer. Ne plus boire à foie-tu-m’embêtes,
ni manger n’importe comment. Respecter quelques règles élémentaires
de vie communautaire : loi, code de la route, et autres bricoles. On
se surprit à négliger ceux qui n’y avaient pas
pensé avant, et au bout du compte on évita d’honorer
leurs tombes. Les morts étaient devenus un poids. Un monument
d’égoïsme. Pourquoi mourir si on peut se dispenser
d’embêter les autres avec ça ?
Parce qu’on n’avait pas trouvé le moyen d’endiguer
l’usure des cellules, il arrivait que l’on passe malgré tout.
Alors on prit coutume de ne valider le trépas qu’au delà d’un
certain âge. Il fallait attendre son heure, et qu’elle fut la plus
tardive possible pour mériter l’expression consacrée : “Il
a bien vécu !” Ces quatre mots seuls, prononcés par les
anciens devant la communauté au complet, ouvraient au défunt
l’accès à une concession particulière. Une concession
d’élite, éloignée du tout venant, et qui serait
fleurie de temps en temps.
L’aïeul des Poncet se gardait bien d’évoquer la concession
qui, de manière quasi assurée, lui reviendrait. Parce que penser à la
mort faisait mauvais genre. Du reste, c’est surtout à la tombe
qu’il songeait, en amateur de literie raffinée exalté à l’idée
de son prochain baldaquin. Une couche douillette installée à l’ombre
d’un chêne, protégée des intempéries par une
brave roche moussue. Rien de macabre à cet endroit de son esprit, toutefois
il préférait tenir cela au secret, de peur qu’on ne lui
déniche des pensées morbides.
Il chantait des gaillardises en compagnie du vieux Chatelet. Les gens riaient,
les poulets caquetaient, et la rue, la maison, la cour retentissaient de tout
cela. Un vent de gaîté soufflait. On trouvait aux grands espaces
un air de sépulcre ; on apprivoisait le confiné, le réduit.
La miniature acquérait le statut d’étalon. On partageait
logement et nourriture, vivant au milieu des poulets. Les bêtes étaient
plutôt gentilles ; elles se laissaient grignoter sans faire de manières.
La générosité s’emparait des coeurs les plus secs.
Les pas de porte s’encombraient. On sortait les aïeuls à tour
de rôle ; il arrivait que le vieux Poncet doive entonner l’aubade
avec un Bichet, ou un Cottet. Il les aimait tous, et cela n’entamait
pas sa bonne humeur, même si le duo Poncet/Chatelet rendait le mieux,
rapport à leur jeunesse écoulée sur les bancs de la chorale.
Le petit fils Poncet ramenait des voisines à la maison, parfois aussi
des voisins. En grappes gloussantes et pouffantes, ils venaient à pied
parce que la chaussée, encombrée d’une population de piétons
et de vaches grasses, ne permettait plus aux scooters de rouler. On se doutait
bien que les jeunes avaient passé l’âge de jouer au Monopoly.
On leur demandait seulement de prendre des précautions. Car leurs nouveaux
jeux les exposaient à une maladie mortelle, donc répréhensible.
Poncet Père ne tuait plus personne sur la route. Au fond du jardin,
son bolide faisait le bonheur d’une famille d’oies, qui l’avaient
disputé ferme aux mulots et aux ronces. Trop occupé à domicile
pour aller pointer en ville, l’Aigle de la Nationale avait démonté son
bec et troqué ses larges serres contre des mains douces pleines de bonnes
intentions. Sa voix rocailleuse s’était réchauffée,
comme si on avait badigeonné sa gorge avec du miel. Quand les autres
lui laissaient un peu de temps, et d’espace, il sautait sur sa femme
pour la couvrir de baisers. La bienheureuse se pendait à son cou en
lui adressant, par tradition, la désormais obsolète formule : “Dis,
tu ne roules pas trop vite au moins ?”
Sur le toit de l’Institut Démographique National, la courbe du
pays bressan poursuivait son ascension. Avec la venue des beaux jours, l’employé H.
pouvait laisser le vasistas entrebâillé. Il entendait de petits
soupirs au-dessus de sa tête : “Pfff... , pfff... “, la courbe
s’élevait en cadence, grignotait mètre après mètre
la distance qui la séparait encore de la lune. Elle avait adopté la
respiration d’un coureur de fond ; elle était têtue, on
sentait bien que rien n’entamerait sa détermination. Hormis l’employé,
qui sûrement avait une idée, même une toute vague, de ce
qui se passait, nul ne fit aucune remarque. On était trop occupé à mourir
dans la capitale pour lever les yeux vers le ciel.
Polliat prenait ses aises. Des lotissements excentrés effectuaient des
jonctions avec les villages voisins. Naturellement, on y perdit aussi l’habitude
de mourir pour un rien. On s’étonnait d’avoir été si
peu avisé. Pour glaner quelques euros, quelques minutes ou quelques
microbilles au jeu de l’honneur, on avait considéré la
vie comme une quantité négligeable. Il fallait qu’à présent
les gens s’embrassent sur les deux joues, et demandent pardon aux bêtes
avant de les passer à la casserole. Ce monde était imparfait
qui ne permettait pas aux poulets de participer à la fête ; c’était
une raison suffisante pour limiter la casse. A quoi bon transformer un lapin
en civet, aromatiser un boeuf avec des carottes ou fricasser un coq si l’on
crevait l’instant d’après, le ventre plein, réduit
en bouillie dans un fossé ou l’estomac truffé de plomb
? Rester vivant était devenu obligatoire, au moins par respect pour
la nourriture.
L’extrémité de la courbe avait disparu depuis longtemps
dans les profondeurs du ciel parisien. L’employé H. , qui approchait
de la retraite, ne détenait nulle idée satisfaisante pour l’occuper.
Métropolitain jusqu’au bout des ongles, il n’aspirait pas à larguer
Paname pour dorer ses vieux os sur les rivages de la Grande Bleue, encore moins
de finir en ermite dans une cabane au fond de l’Auvergne. C’est à Paris
qu’il atteindrait l’âge canonique, et ce qui s’étirait
sur le toit de l’institut en poussant des soupirs de marathonien hoquetait
parfois, lui semblait-il, à son intention : “Il ne tient qu’à toi
que tes vieux jours soient le plus nombreux possible !” Pour la première
fois depuis des lustres, l’employé envisageait de quitter la capitale.
Pas longtemps. Juste ce qu’il faudrait. Le temps de comprendre.
Il était passé par la fenêtre de la salle de bains parce
que la porte d’entrée se trouvait encombrée par des dos,
des fesses, des bras, des hanches. A la vue de la dame émergeant d’un
bain moussant, il s’était confondu en excuses, et, une main pudiquement
jetée devant ses yeux, tâtonnant du côté du lavabo
pour atteindre la sortie, il avait délogé Poncet Père
et Poncet Mère qui avaient cru s’octroyer un royaume d’intimité à l’ombre
des serviettes. Le visage en feu, il s’était jeté sur la
porte, et il avait dû s’arc-bouter ferme pour l’ouvrir, jusqu’à entendre
là-derrière un craquement. Dans le couloir, un enfant agitait
malicieusement son doigt déjà bleui, tandis qu’une tante
lui confectionnait une compresse, en tremblant un peu parce qu’elle riait
beaucoup.
L’employé H. parvint au salon. La foule y était plus dense.
On marchait sur des ventres, sur des mains, sur des cous. Leurs gloussants
propriétaires s’assenaient des claques sur les cuisses, comme
après une bonne blague. Un jour habituel dans la maison Poncet. Une
demeure que l’employé avait choisie au hasard, et qui devait offrir
le même spectacle que les demeures alentours. Il y faisait chaud. Ça
sentait le graillon et la sueur. De vieux bonshommes chantaient la sérénade à des
couples d’adolescents énamourés. Une vache, que l’on
n’avait pas eu le coeur de mettre à la porte, se grattait l’épaule
contre un vaisselier. Au milieu de ce monde en joie et en petite chemise, l’employé seul
conservait ses vêtements chauds, et le silence. Nul ne le faisait remarquer.
Il était là. Il avait gardé son manteau. Il ne disait
rien. Bon. On lui offrit un verre. Un épi de maïs braisé.
Une serviette en papier. Un deuxième verre et un bout de fauteuil. Lorsque
cette agitation lui donna sommeil, on lui proposa la moitié d’un
accoudoir pour qu’il dorme à son aise.
Il avait compris.
Des paysages terrifiants défilaient derrière la vitre du train.
Sur cette route en bordure de la voie, un chauffard mourrait bientôt,
entraînant avec lui un père et ses enfants. Dans le bois sombre,
au loin, quelqu’un fomentait un meurtre crapuleux. En queue du convoi,
une main désespérée s’apprêtait à ouvrir
la portière.
Mais lui, il avait compris.
Il remettrait le paysage à l’endroit, sauverait le père
et les enfants. Il fermerait la portière du train. Il embrasserait la
main. Il fermerait la portière de tous les trains, des métros,
des RER, des bus. Il avait compris, il rentrait chez lui et il entendait bien
que même à Paris on arrête de mourir pour un rien.
Sans doute est-ce plus difficile de convaincre une capitale qu’un village
de deux mille âmes. Mais il possédait la foi. Il fallait envisager
les choses modestement, sans brûler les étapes. Il commencerait
par sa voisine de palier. Avec elle, il recréerait Polliat dans leur
cinquième étage. Un petit coin de Bresse sans maïs, sans
poulets, sans vaches, mais où il ferait bon vivre en se disant que c’est
pour longtemps. Et puis, tous deux se lanceraient à la conquête
des autres étages. Ce serait long, difficile, pourtant on en sortirait
vainqueur. Quartier après quartier, avec ses boulevards combles, avec
ses avenues dégorgeant une multitude de piétons ébahis
de se trouver encore là, Paris vivrait. Le temps était venu.
Parce qu’à tant mourir, on avait oublié de vivre. |