Robin Sappe / Suite

texte en cours: "Le narrateur plonge dans sa proximité matérielle et interroge le sens qu'il attribue aux objets - des objets, un décor qui le définissent, le racontent et identifient sa trajectoire. Il scrute ce qui est là sans pouvoir être vu, des éléments emplis d'affect, et dissèque ce quotidien devenu invisible qui l'accompagne, le déborde, lui survivra. Ces objets, ce décor ne sont rien sans lui ou autre chose: il n'en a pas besoin mais n'en sort pas seul."

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ni plus ni moins qu'un flash sur ce qui nous entoure, qu'on ne voit plus et qui ne sert à rien

 

Au départ il y avait trois meubles : une table à pieds de métal, la planche recouverte de toile cirée et collée, une commode en contre-plaqué avec quatre tiroirs, une étagère en fer gris et rouillé.
Les trois meubles les uns sur les autres et des cartons fatigués sous la table. Des chaussures de randonnée, du courrier, un vieil album de photo illustré d’une image de voilier aux couleurs passées, tapis sous le dernier tiroir, cassé, de la commode. Des briques pour ranger des stylos à bille, des boites à papier en carton, verticales, posées en équilibre, l’aspirateur.
La colonne trônait dans un angle du salon depuis que chaque élément avait été trouvé dans la rue, sur le trottoir, transporté la nuit, pour être garni d’objets collectés, offerts, prêtés, déposés, ramenés, chinés, oubliés, volés. Rien n’avait été acheté comme tel et tout avait fini par atterrir dans cet angle mort.

Un dimanche on a trouvé deux étagères de boulangerie pour faire sécher le pain, longues et étroites, à roulettes, abîmées, la poussière collée sur, mêlée à la cire. Le boulanger flamand n’a pas voulu les marchander, attaché à son meuble ancien qu'il avait lui-même fabriqué, pas du genre à discuter, on est parti réfléchir pas longtemps pour revenir dire d'accord et le voir sourire une fois les images entre les mains.
Une étagère après l’autre on a poussé, du haut de la chaussée jusqu’en bas, à la place, la maison, en soulevant de peu les roulettes pour survoler trous et pavés. Bruits de clefs, traversé des portes, passage au salon, entrée dans le jardin : les nettoyer avec un chiffon, bout de drap arraché, humide et des éponges savonneuses, un long tuyau vert en caoutchouc pour rincer à grande eau claire, et laisser sécher au vent, dans l’air qui passe, une arrêtée dans la chambre, une dans la cuisine.

La pyramide est démantelée, de l’étagère en fer à la table aux pieds de métal, les cartons, la commode, tout est mis au sol, en pièces : observé, relu, trié, classé, jeté.

Des papiers : beaucoup de papier. Des feuilles, des dossiers, des brochures reliées à la main, des photocopies, des journaux jaunis pliés en quatre, des revues incluant quelques articles écrits avant, des magazines en couleurs, épais, des magazines en espagnol, des tracts, des cahiers à spirales, noircis de petit et grand formats, commencés à l’endroit et à l’envers, un vieux livre sur la santé mentale dont les pages cornées se détachent, un sac empli de papiers accumulés dans une conférence, des classeurs en plastique noir avec des intercalaires en carton numérotés, un autre classeur à la couverture usé qui ne m'appartient pas. A l’arrivée : un sac de poubelle en plastique transparent.

Les cartons s’arrachent en les soulevant. Un comporte du matériel de bureau, l’autre des documents divers.
Le matériel de bureau, à écrire, coller, souligner, mesurer, gommer, agrafer, découper, colorier, trouer, accrocher, blanchir, compter, épingler, atterrit dans un bac à glace et des trousses, réunis dans un cageot en bois ramassé après un marché à l’angle de la rue. Des feuilles, blanches, blanc cassé, vertes, brillantes, collantes, découpées, froissées, des enveloppes, petites, très petites avec des cartes, longues, avec et sans fenêtre en papier blanc, ou moyennes et grandes en kraft, parfois pliées forment deux tas : les feuilles, les enveloppes. Des chemises pour emmagasiner des papiers, avec élastique, rabat, aux angles élimés, à fenêtre, une détenant du calque dedans et du papier à dessin, une série aux couleurs criardes, forment un nouveau tas glissé sous celui des feuilles. Sur le dessus reposent un classeur en plastique transparent et un bloc de correspondance. Une dernière pile rassemble le papier à lettre : crème, enveloppes assorties, papier recyclé, carré de couleurs vives, avec lignes ou avec points ou avec rien, papier mâché et feuilles épaisses – des cadeaux - des carnets et surtout des carnets à spirales, des petits qui ne serviront jamais ou à presque rien écrire, des formats qui se glissent dans ma besace et me suivent, des trop grands qui attendront à la maison. Au fond du carton, traînent : un cadre en papier noir et mat, des trombones éparses, des élastiques, un badge avec mon prénom et mon nom inscrits en caractère d’imprimerie, une ampoule halogène neuve pour lampe frontale, un briquet jetable blanc sans publicité, des épinglettes de militants, une poignée de timbres – ce qui fait beaucoup - un étui en acier à lunettes, l’adresse d’une avocate griffonnée en rouge sur un bout de papier, une page arrachée à un magazine, un rouleau de gros scotch marron, des étiquettes autocollantes, deux bandes de bois plates coloré pour marquer les pages, un bout de ficelle tressée blanche avec des nœuds, un porte-clefs. Le rabiot n’est pas facile à ranger : l’essentiel passe dans un sac de poubelle noir, les plaquettes de timbres accrochées au mur.
Du carton de documents, rien ne dépasse. Tout est aligné dans un désordre aléatoire : diplômes universitaires, fascicules d’exposition et de musée recueillis au hasard de visites, cours de secourisme, papiers administratifs vierges sur l’immigration, attestation de sécurité sociale périmée, écrits, relevés de comptes, billets de spectacles, papiers de banque, programmes de théâtre, brochure de présentation d’un artiste malien, diplôme de secouriste, lettres de recommandation, revue artistique - numéro spécial gonflables – mémoire, curriculum vitae d’amies, garanties du grille-pain, de l’objectif de l’appareil photo, certificat de fréquentation d’établissements scolaires, fiche individuelle d’état civil, attestation de stages, jeu de cartes postales, courriers échangés pour un litige avec une société de transport ferroviaire, cours de muséologie. Les documents sont séparés en deux catégories floues : les administratifs et ceux qui ne le sont pas. Deux tas. Plus un pour les écrits. Plus un pour un même plan de ville en plusieurs exemplaires avec la photographie aérienne d’un parc sur la couverture. Quatre en totalité.
Derrière les cartons : un autre carton, plat, large et ficelé. Il renferme une peinture à l’huile rustique. Au-dessus : l’aspirateur, des cassettes vidéo prêtées par des amis, d’autres cassettes offertes par un artiste au nom à consonance nordique, des feuilles qui se sont égarées, un avis de décès épinglé à un article d’hommage, une photo d’identité récente en noir et gris et blanc, des manches et un col en vison décousus sur une veste abandonnée, un étui à lunettes en plastique orangé, une boite en métal brossé avec des disquettes, un coffret trouvé dans une brocante comportant douze vieilles gommes, rondes, rectangulaires, unies, bicolores, translucides, certaines ornées d’un tigre ou d’un cerf. Le tout est trié et trouve une nouvelle place.

Restent deux boites à chaussures et un plateau de cartes postales, lettres et petits mots. Cela fera sept paquets liés avec de la ficelle à rôti selon les tailles : trois formats en tout sur une même étagère, tout en bas.

Sur le bord de la table, une boîte en plastique translucide transformée en vide-poches : des cartes de visite - à moi, à nous et surtout des pas à nous - une paire de lunettes, un bracelet avec des boules en bois sombres enfilées sur un ruban brésilien bleu électrique, un dé, des bouts de papier avec numéros de téléphone mais sans nom, des trombones égarés, des cartes postales, un livret international de vaccination, des billes, des photos d’identité de tous les deux seuls, une gomme servant à coller les affiches, une clef de commode dont nous nous sommes débarrassés, un chiffon pour nettoyer sans rayer les surfaces vitrées, une carte de téléphone publicitaire pour un jeu de la loterie nationale, des briquets jetables en plastique verts, une épingle à nourrice, une invitation pour une soirée où nous ne sommes pas allés, quatre piles, un papier avec l’adresse du syndicat des locataires, une carte de fidélité ne mentionnant qu’un seul achat, deux fausses cartes d’étudiants, un dé de poker, un timbre oblitéré figurant de gros bonhommes dessinés par Botero, un ticket de bus, une clef de cadenas. La boite est éparpillée au sol et son contenu rejoint d’autres placards ou le sac de poubelle. Ce qui n’a de place ailleurs ou dans la poubelle rejoint un tiroir d’une table roulante servant à abandonner les objets inutiles, peu esthétiques et difficiles à jeter.
Chaque tiroir de la commode, pleins, s’ouvre avec difficulté.
Le premier et le deuxième tiroir contiennent : un cadre avec une photographie de mon frère et de sa femme qui ne l’était pas encore au fond d’une piscine vide et abandonnée dans le désert du Namib, de nombreuses cassettes qui ont servi à enregistrer des entretiens, des cassettes vierges qui auront sans doute un destin similaire, une boite de pastels, une boite de pastels de petite taille, un appareil photo numérique qui n’a jamais servi, une série de vieux clichés trouvés parterre avec une frise en guise de cadre d’une femme avec une frange sous diverses coutures, une minuscule bourse en daim beige contenant quelques dirhams, un flacon de khôl pour une amie que j’ai oublié de lui remettre, de vieux appareils de téléphones portables cassés ou bloqués, un portefeuille vide en cuir marron offert pour mes dix-huit ans, un portefeuille noir qui n’est pas à moi, un carnet de voyages, un chronomètre à aiguilles, un sac contenant des badges pour entrer et sortir un peu partout - valable une journée et avec photographie d’identité - une montre à gousset, une montre dont on pensait le bracelet cassé car j’avais marché dessus mais qui ne l’est plus, une invitation dans une brasserie du centre ville, des élastiques, un étui recouvert de papier cadeaux brillant abritant des bagues en argent – quatre, informes – un paquet de feuilles pour rouler des cigarettes, un anneau de porte-clefs, deux piles, un tube de mastique, un poisson décoratif en bois clair qui décorait jusqu’à présent l’intérieur du tiroir, un baladeur, des cartes de visite que j’avais fabriquées - illisibles - une statuette en bronze de petite taille - une girafe - un tube de colle forte, une pochette avec des médailles miraculeuses sur fond turquoise, des rubans rouges fixés sur une épinglette, un mètre, une carte postale de Sousse, des négatifs, un morceau de bougie en cire blanche, une planchette de conférence avec un nom inscrit dessus qui n’est pas le mien, la boite d’allumettes graphique verte et noire d’un restaurant sis plus au sud, des boutons en corne, un autocollant avec un braque de Weimar. Le contenu des deux tiroirs est éparpillé parterre. Un sac est ouvert réunissant les affaires que l’on va donner – on ne sait pas à qui.
Le troisième tiroir n’est pas à moi. Je survole l’intérieur - des pochettes en couleurs plus ou moins épaisses, des tas de photographies anciennes, un carnet, deux cahiers, des sous-verre, un porte-cartes – que j’aperçois maintenant aligné sur une même étagère. Le carnet est rouge, la tranche jaune, un ruban qui sort entre les pages, réuni avec les deux cahiers – un noir, un beige – les sous-verre et le porte-cartes en tas aux côtés des pochettes.
Photographies et négatifs traînent dans le quatrième tiroir, en attente de rejoindre les albums qui étaient dans le carton mais n’y sont pas encore : Helsinki, Toubab Diallao, Juan-les-Pins, une péniche sur la Tamise, Les Andelys, Essaouira, le jardin, Lisbonne, la rue et les routes, nous, des inconnus, notre famille d’amis et de familles, des gens qu’on ne voit pas, plus qu’en photo, des chemins et des bassins, des voyages d’avant, du flou, des expositions, de la pluie, des pochettes de photographies appartenant à d’autres, des photocopies de photographies, les mêmes en négatifs, se mélangent dans et à côté de boites à chaussures sans couvercle.
Sous le tiroir deux paires de chaussures de randonnée : données. Un vieil album : jeté

A la nuit, la commode a rejoint une benne sur un chantier, la table et l’étagère installées devant la maison ont disparus au petit matin et le dedans est disposé sur les nouvelles étagères en bois de boulanger ou jeté, brûlé, recyclé, donné.

Le décor Ganesh orné de loupiotes est déposé sur une table basse, caisse en plastique retournée, recouverte d’un poster avec de l'herbe et de la terre ocre, et la boite en carton du décor, d’Inde, a trouvé de nouveaux occupants : ses photographies.

Des portraits sur le dessus où j’ausculte, curieux et avec méticulosité sa tête et son corps et ses détails d’avant. Ses yeux rougis par le flash, la nuit le long d’une jetée à la barrière en bois enduite de peinture blanche et craquelée par le sel. Mince, à genoux devant une table rustique, un gâteau d’anniversaire crémeux entre les mains, des inconnus autour : sa fête ou celle de son ancien amoureux dans ce salon pénétré une fois, spacieux et sombre, de longs voilages obstruant chaque ouverture dans cet appartement si ordonné que dérangeant. Quelques tirages de sa jeunesse, posés, son visage dur à identifier, la chevelure alors ébouriffée, dense, hirsute : son regard est brillant, dirigé vers l’objectif, la bouche ouverte, criant quelque chose au beau milieu d’une fête, des jeunes qui rigolent, la nappe couverte de victuailles et de bouteilles bientôt vides. Ils apparaissent un peu plus tard, après une bataille de farine, la tignasse et les chemises aux couleurs foncées maculées de poudre. Trois clichés au réveil. Un premier, le visage qui émerge d’un sac de couchage bleu, ses mains perdues dans un bosquet de fleurs portant l’étiquette aubretia, nonchalamment, une bague à l’auriculaire aujourd’hui disparue. Le second en contre-plongée, affublé d’un peignoir à l’éponge élimée, les yeux mi-clos, lourds de sommeil. Le dernier, la nuit, les yeux fermés, le corps recroquevillé sur un canapé de velours orange sanguine, lèvres et paupières sombres et gonflées.
Des images posées, nombreuses, ramenées de voyages ou de visites, assis sur une fontaine, devant un massif de buis, taupière taillée en canard, aux côtés d’un jet d’eau. Des images différentes de celles faites ensemble – il n’y s’en trouve qu’une : un tirage sépia, le visage clair grâce à la réverbération du soleil sur le capot d’une voiture qui n’apparaît pas, sur les bords d’une route, saisi à un retour de vacances. Sur ces vieux clichés, un portrait de pieds devant Tower Bridge et un cliché aux côtés d’une cage vide, hilare. Vide de sens comme ça. Une photographie, faisant le clown avec des jumelles et un chapeau de feutre noir. Une image dans son bain, de la mousse sur la poitrine laissant apparaître ses petits tétons fermes et bruns. Un tirage, au flash, de trop près, la peau blanchie et les yeux plissés. Le dernier portrait, en noir et blanc, préféré, au ski, sans doute composé par un photographe des pistes, les yeux en amande, plissés, et un bandeau d’où jaillit sa chevelure noire et épaisse.

Sa famille, photographies les plus nombreuses, éparpillées dans la boîte et dans les âges, surtout ses neveux et nièces. Déclinaison en images naïves innombrables composées en début d’année scolaire, maternelle, cours primaires et élémentaires, collège, ou sautillant dans des champs en vacances. Des images de sourires béats bien avant que certains se composent des têtes de durs pour faire grand et que certaines tartinent leurs lèvres de rouges rouges. Au milieu, l’un des neveux avec une perruque de longues boucles blondes, adolescent, moulé dans une robe courte et bleu clair qui fait ressortir sa peau mate. Cambré et souriant. Un seul grand tirage dépasse de la boîte : un portrait de sa marraine en noir et blanc. Jamais revue : disparue dans une montagne. Quelques épreuves avec ses parents : toute une série lors d’une visite il y a longtemps, immortalisée sur la Grand Place ou le balcon gothique d’une maison communale. Une visite avant nous, son père portait déjà des blousons de toile aux couleurs pales. Son père qui apparaît aussi dans un potager, l’air bonhomme, au milieu de vignes et de lauriers roses qu'il a plantés. Son père également à ses côtés qui lui met derrière la tête la grille d'un barbecue en guise d’auréole. Sur l’image suivante, la mère : la mère expose son malaise assise au pied d’un arbre, les yeux peu ouverts, ses minces lèvres tordues. Un cliché figeant le visage dur de sa grande sœur avec un rare sourire lumineux, l’air soudain canaille. Sur un autre, elle apparaît dans la pénombre, en arrière-fond, derrière deux femmes plus âgées qui blaguent. L’une d’entre elle a le pull de grosse laine qui est dans un sac sur l’armoire, pour la neige, le ski et les grands froids. Un pull qui a habité un temps nos placards. Elle est sur une seconde image entrain de chahuter avec la sœur, la même, déguisées avec de gros nœuds de tulle accrochés dans les cheveux. De son autre sœur, un portait très classique composé par un photographe professionnel à l’image de l’époque où elle vénérait le système. Un vieux cliché de son frère, ses enfants, tellement vieux que les tenues pourraient être actuelles. Sur un autre, son petit frère est assis de dos et sur le côté, son ancien ami, celui qui était tout juste quitté lorsque je l’ai rencontré. La première image sur laquelle il apparaît. Pas très souriant. Il y a aussi ce cliché d’un image de mariage d’une autre époque : l’homme a des cheveux bouclés, longs jusque dans la nuque, et la femme un diadème de perles. Les couleurs sont fanées. Sur une dernière photographie, toute la tribu autour d’une table, un apéritif dans un jardin, comme quand ils se retrouvent, curieux mélange de pastis et de champagne.

Quelques clichés de ses boulots d’avant. Tirages avec des adolescents de son travail d’animation dans un centre pour orphelins, les enfants saisis par grappe se poussent pour entrer dans le cadre, juste du noir et blanc. Sur l’une, en grand format, sept gamins, jovials, forment une ligne, une coupe à la main, le sourire fier, satisfait. Et puis toute une série datant du restaurant : c’est le déjeuner de fin d’année, l’équipe est réunie dans une cour lumineuse sous des platanes et des parasols, ça sent l’été et la détente, l’ambiance tranquille mais pas folle. Des tables sont jonchées de gobelets en plastique avec des pailles de couleur. Les visages creusés, fatigués, s’animent calmement.

Un peu partout, égarés, des paysages et des panoramas, sans légende. L’origine parfois devinée en fouillant la mémoire et les récits de voyage entendus. Beaucoup de verdure, des champs, une cabane au milieu d’un pré cerclé de brumes, la cabane des vacances en Suisse, en pleine nature, l’été. Sous-exposée. Un rare paysage urbain, une place pavée et traversée par un bus orange, entourée d’arcades. Comme dans les villes d’Italie du Nord. Aussi deux images prises d’embarcation. Une première d’une automobile découvre un bout d’autoroute, deux panneaux et un pont tout au fond, le long pont de Normandie. Une seconde prise d’une barque glissant sur un cours d’eau : on ne voit que l’eau verte et la proue s’enfilant sous un vieux pont en pierre, enduit de lierre. L’Alsace, Bruges, Annecy ? De sa région natale, un grand nombre de maisons à colombages et toute une série sur le Mont Saint-Michel : des photographies dans les ruelles du Mont, des toits minéraux du Mont, des remparts du Mont, des jardins du Mont vus du ciel, des vues sur le Mont. Il y a surtout le désert de sable pal et lumineux qui encercle la bâtisse, à perte de vue, à l’infini, à se perdre, paysage lunaire. Des images de montagnes ont été légendées Ascension de la Pointe Percée et Ascension de la Tournette 2950. Une avec un bonhomme assis en haut d’un col, torse nu et casquette, sur le bord d’une falaise, deux oiseaux noirs planant et des nuages derrière lui. Quelques panoramas, un lac, un barrage bleu turquoise lové entre prairies de vert saturé et pentes rocheuses. Une aussi d’un feu à la tombée de la nuit, sur le versant ombragé d’une montagne, des mélèzes qui se découpent au fond, peut être autour de la cabane suisse. Puis ce curieux cliché à contre-jour qui semble avoir été pris au fond d’une grotte dont ne distingue qu’une ouverture sertie de buissons. Images de la campagne : un champ d’oies avec quelques barbelés et dans le fond un vieux château sur un promontoire, une autre avec juste les oies et les barbelés et une dernière du château, seul. Les vacances dans le Sud-Ouest, souvent racontées, joyeuses et festives.

Son voyage solitaire aux Canaries, dans une pochette en papier déchirée : trente et un clichés d’une île, en couleurs avec un cadre blanc. La plupart de paysages arides sous un ciel bleu dégagé, des vallées, des plages à perte de vue, des déserts de sable. Beaucoup d’épineux, là un lac, au loin, des cactées fleuris, ici une ligne téléphonique et puis quelques images d’une station neuve et bétonnée regorgeant de palmiers et un immeuble à la couleur jaune vif surprenant. Des dunes aussi, des traces de pas, des hommes et des femmes marchant qu’on devine nus. Les seuls humains visibles hormis quelques anonymes, touristes de rougeur, casquettes et maillots publicitaires, de capacité à rester en grappe, assis dans des voitures qui se suivent en soulevant des nuages de sable. La photographie de la piscine de l’hôtel avec un bassin dans l’ombre, déserté.
Son voyage en Algérie : ces images de petit format au grain imprécis, légèrement floues, commentées une seule fois, jamais oubliées. Cette expédition pour passer des voitures. Des photographies qui raisonnent étrangement, emplies d’essence nostalgique. Une série avec un singe dans un arbre feuillu, un petit singe sur le dos qui regarde le photographe. Un singe croisé sur le bord de la route saisi à contre-jour et à distance variable, pas trop cadré, attrapé dans l’urgence et la surprise. Un autre cliché aux côtés de deux arabes et d’une 405 bâchée, une boucle de cheveux collée sur le front. Le plus vieux qui est aussi le plus petit est emmitouflé dans une djellaba et un foulard blancs noué autour de la tête. Quelques tirages de la côte, avec un enfant et un ami de son âge qui se baignent. Une côte aux rochers polis, déserte et abrupte. La plage n’est que gros galets. Une dernière dans une chambre d’hôtel avec son ami et un camarade rencontré sur place, un dessus de lit en bouclette orange criard assorti aux rideaux, tous trois fixant l’objectif, l’air heureux. Puis il y a celles d'avant, sur le bateau, avec le type qui les employait pour ramener la voiture et de l’argent là bas. Les billets sont dans une pochette qu’il garde contre lui et ne quittera pas. Des Polaroïd jaunis pris sans doute avant l’embarquement : le monument aux morts de Marseille dressé devant la mer et sur une seconde, un portrait sur des rochers avec un maillot sportif sans manche, un short taillé dans un jeans et des lunettes écran. Surexposée, lumière blanche.
Des images de personnes, d’une autre époque dans leur grain et dans leur tenue. Le portrait d’une femme à Paris. A Paris car elle est assise dans un grand jardin public bordant un ancien bâtiment à l’architecture classique, les Tuileries, le Palais Royal ou le Luxembourg. Il y a des chaises éparpillées, des chaises basses en bois blanc. C’est peut être là. Elle, a des cheveux longs et sombres sur un visage aux traits irréguliers, un peu bouffi, qui regarde ailleurs. Son blouson noir est trop brillant et trop lisse pour que ce soit du cuir. A bien y regarder, son pantalon est assorti. Elle a un peu la tête de la fille qui en a bavé. Parterre une photo d’identité qui a du échapper en ouvrant la boite : un garçon qui regarde en bas, les cheveux longs debout sur la tête, un anneau à chaque oreille, une veste en jeans avec un col de velours. Derrière, d’une écriture maladroite, presque tremblante, est inscrit christophe. clermont. f. le 4Juillet 92. J’imagine un ancien amant, jamais entendu parlé. Il y a aussi photographiées deux personnes que je connais, les seules, un couple qui maintenant n’est plus ensemble.

Au beau milieu, une épaisse enveloppe vierge renferme de nouveaux tirages, comme une sélection aléatoire. Toute la famille repasse avec des photographies de fête ou de nouveaux portraits de ses nièces et neveux envoyés pour Noël. Le photomaton noir et blanc d’un autre garçon que je ne connais pas : le menton lancé en avant et l’œil brillant, l’allure arrogante d’un gentil loubard. L’image est maculée de taches brunes. Un autre portrait de la fille du jardin parisien. On a voulu la prendre devant la tour Eiffel mais il n’y a que la pointe qui dépasse au-dessus de sa tête. Cette fois, elle sourit et laisse apparaître une rangée de dents blanches et serrées, regardant encore ailleurs. Une large série d’images a été prise dans les églises. D’abord des romanes dans tout leur dépouillement, sombres avec quelques fidèles dans les rangs. Et de nombreux clichés dans un décor surchargé de dorures, de lustres, de tabernacles et de tapisseries. Il y a beaucoup de monde, des musiciens, assis parterre : les photographies de son baptême, son grand sursaut mystique, à vingt-sept ans. Sa tête est bénite par un curé à la barbe noire et drue derrière des lunettes teintées aux montures métalliques. Les couleurs sont automnales. Son unique croyance actuelle va vers Sainte-Thérèse, le reste a été oublié. Une photographie avec son ancien copain, la seule dans cette boite où ils apparaissent tous les deux. La taille des polos témoignent de l’époque. L’amoureux apparaît également, seul, sur un tirage où le doigt du photographe mord sur le bord de l’image comme une grosse masse sombre et rosée. Il ne sourit pas. Puis la photo d’un portrait de Guy Lecointre, nom inscrit en bas du cadre blanc, de dos, gilet et chapeau noirs. Après explications, il est décédé. Et dans l’enveloppe une enveloppe encore plus petite comportant huit photos d’identité. Quatre fois la même, une écharpe ocre autour du cou, format digital, le grain et les couleurs floues et blanchies. Puis trois photos où ses yeux bleu sombres ressortent, comme exorbités sur ces clichés que l’on peut faire dans un hall de gare ou un grand magasin. Sur la dernière il y a son copain, la peau blanche, presque laiteuse, et des yeux également très bleus mais moins foncés. En dessous, quelques cartes postales que je lui ai envoyées et un ticket d’entrée pour le palais princier de Monaco, datée 21 Juillet 2000 n° 1 002 593. Horrible.
Dans la boîte, aussi, quelques objets et papiers qui ont atterri au milieu des images : un portefeuille très plat en cuir noir qui devait lui servir dans les restaurants, des poches différentes pour chaque billet, mentionnant 100, 200, 500, 1000 et 2000 gravés en lettres d’or. Sur un bout de papier est inscrit l’adresse d’un Monsieur Sintes, habitant la région lyonnaise d’après le code postal griffonné à l’encre bleu. Le genre de papiers qui traîne ici, le plus souvent sans nom, avant de s’en débarrasser sans avoir résolu l’énigme du propriétaire. Quelques mots que je lui ai laissés dont l’un sous forme de rébus au dos d’une enveloppe. Un message de bonne semaine répondant à ses mots de bienvenue inscrits de l’autre côté. Des cartes postales signées par des expéditeurs inconnus. Le livret de l’Orfeo de Monteverdi, mystérieusement disparu il y a fort longtemps et dont on s’est habitués à l’absence. Il reste là. Une récente invitation pour un week-end champêtre à la Brumence, au fin fond des Ardennes, où je ne suis pas allé. Plein de choses s’y sont passées sans vraiment savoir quoi. Il reste le menu d’un mariage, un mariage qui date d’il y a moins d’un an et qui semble déjà se déliter, la carte de visite d’un bon restaurant pas bien loin de la maison où nous nous rendons à des occasions festives et la carte de rendez-vous d’un médecin où je suis allé il y a quelques années et avec qui je me suis violemment disputé. J’ignore ce qu’elle fait là. Tout au fond se trouve une vieille paire de lunettes de soleil rayées et aplaties ainsi qu’un autre billet de visite du temple des Grimaldi avec la même date et le numéro suivant. Deux brochures se sont égarées : les Jardin Majorelle et Musée d’Art Islamique découverts à Marrakech et la Modern Tate, What’s on ? écrit en en lettres rondes, violettes et floues, visités après une pluvieuse traversée de la Manche en bateau.
Les cartes postales reçues depuis trois ans forment deux paquets ficelés et rangés sur l’étagère la plus basse. A côté des lettres. Les voyages des uns, les petits mots des autres.