Robin Sappe / Suite | |
texte en cours: "Le narrateur plonge dans sa proximité matérielle et interroge le sens qu'il attribue aux objets - des objets, un décor qui le définissent, le racontent et identifient sa trajectoire. Il scrute ce qui est là sans pouvoir être vu, des éléments emplis d'affect, et dissèque ce quotidien devenu invisible qui l'accompagne, le déborde, lui survivra. Ces objets, ce décor ne sont rien sans lui ou autre chose: il n'en a pas besoin mais n'en sort pas seul." |
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ni plus ni moins qu'un flash sur
ce qui nous entoure, qu'on ne voit plus et qui ne sert à rien |
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Au départ il y avait trois meubles : une table à pieds
de métal, la planche recouverte de toile cirée et collée,
une commode en contre-plaqué avec quatre tiroirs, une étagère
en fer gris et rouillé. Un dimanche
on a trouvé deux étagères de boulangerie
pour faire sécher le pain, longues et étroites, à roulettes,
abîmées, la poussière collée sur, mêlée à la
cire. Le boulanger flamand n’a pas voulu les marchander, attaché à son
meuble ancien qu'il avait lui-même fabriqué, pas du genre à discuter,
on est parti réfléchir pas longtemps pour revenir dire
d'accord et le voir sourire une fois les images entre les mains. La pyramide est démantelée, de l’étagère en fer à la table aux pieds de métal, les cartons, la commode, tout est mis au sol, en pièces : observé, relu, trié, classé, jeté. Des papiers : beaucoup de papier. Des feuilles, des dossiers, des brochures reliées à la main, des photocopies, des journaux jaunis pliés en quatre, des revues incluant quelques articles écrits avant, des magazines en couleurs, épais, des magazines en espagnol, des tracts, des cahiers à spirales, noircis de petit et grand formats, commencés à l’endroit et à l’envers, un vieux livre sur la santé mentale dont les pages cornées se détachent, un sac empli de papiers accumulés dans une conférence, des classeurs en plastique noir avec des intercalaires en carton numérotés, un autre classeur à la couverture usé qui ne m'appartient pas. A l’arrivée : un sac de poubelle en plastique transparent. Les cartons s’arrachent en les soulevant. Un comporte
du matériel
de bureau, l’autre des documents divers. Restent deux boites à chaussures et un plateau de cartes postales, lettres et petits mots. Cela fera sept paquets liés avec de la ficelle à rôti selon les tailles : trois formats en tout sur une même étagère, tout en bas. Sur le
bord de la table, une boîte en plastique translucide transformée
en vide-poches : des cartes de visite - à moi, à nous
et surtout des pas à nous - une paire de lunettes, un bracelet
avec des boules en bois sombres enfilées sur un ruban brésilien
bleu électrique, un dé, des bouts de papier avec numéros
de téléphone mais sans nom, des trombones égarés,
des cartes postales, un livret international de vaccination, des billes,
des photos d’identité de tous les deux seuls, une gomme
servant à coller les affiches, une clef de commode dont nous
nous sommes débarrassés, un chiffon pour nettoyer sans
rayer les surfaces vitrées, une carte de téléphone
publicitaire pour un jeu de la loterie nationale, des briquets jetables
en plastique verts, une épingle à nourrice, une invitation
pour une soirée où nous ne sommes pas allés, quatre
piles, un papier avec l’adresse du syndicat des locataires, une
carte de fidélité ne mentionnant qu’un seul achat,
deux fausses cartes d’étudiants, un dé de poker,
un timbre oblitéré figurant de gros bonhommes dessinés
par Botero, un ticket de bus, une clef de cadenas. La boite est éparpillée
au sol et son contenu rejoint d’autres placards ou le sac de
poubelle. Ce qui n’a de place ailleurs ou dans la poubelle rejoint
un tiroir d’une table roulante servant à abandonner les
objets inutiles, peu esthétiques et difficiles à jeter. A la nuit, la commode a rejoint une benne sur un chantier, la table et l’étagère installées devant la maison ont disparus au petit matin et le dedans est disposé sur les nouvelles étagères en bois de boulanger ou jeté, brûlé, recyclé, donné. Le décor Ganesh orné de loupiotes est déposé sur une table basse, caisse en plastique retournée, recouverte d’un poster avec de l'herbe et de la terre ocre, et la boite en carton du décor, d’Inde, a trouvé de nouveaux occupants : ses photographies. Des portraits sur le dessus où j’ausculte,
curieux et avec méticulosité sa tête et son corps
et ses détails
d’avant. Ses yeux rougis par le flash, la nuit le long d’une
jetée à la barrière en bois enduite de peinture
blanche et craquelée par le sel. Mince, à genoux devant
une table rustique, un gâteau d’anniversaire crémeux
entre les mains, des inconnus autour : sa fête ou celle
de son ancien amoureux dans ce salon pénétré une
fois, spacieux et sombre, de longs voilages obstruant chaque ouverture
dans cet appartement si ordonné que dérangeant. Quelques
tirages de sa jeunesse, posés, son visage dur à identifier,
la chevelure alors ébouriffée, dense, hirsute :
son regard est brillant, dirigé vers l’objectif, la bouche
ouverte, criant quelque chose au beau milieu d’une fête,
des jeunes qui rigolent, la nappe couverte de victuailles et de bouteilles
bientôt vides. Ils apparaissent un peu plus tard, après
une bataille de farine, la tignasse et les chemises aux couleurs foncées
maculées de poudre. Trois clichés au réveil. Un
premier, le visage qui émerge d’un sac de couchage bleu,
ses mains perdues dans un bosquet de fleurs portant l’étiquette
aubretia, nonchalamment, une bague à l’auriculaire aujourd’hui
disparue. Le second en contre-plongée, affublé d’un
peignoir à l’éponge élimée, les yeux
mi-clos, lourds de sommeil. Le dernier, la nuit, les yeux fermés,
le corps recroquevillé sur un canapé de velours orange
sanguine, lèvres et paupières sombres et gonflées. Sa famille, photographies les plus nombreuses, éparpillées dans la boîte et dans les âges, surtout ses neveux et nièces. Déclinaison en images naïves innombrables composées en début d’année scolaire, maternelle, cours primaires et élémentaires, collège, ou sautillant dans des champs en vacances. Des images de sourires béats bien avant que certains se composent des têtes de durs pour faire grand et que certaines tartinent leurs lèvres de rouges rouges. Au milieu, l’un des neveux avec une perruque de longues boucles blondes, adolescent, moulé dans une robe courte et bleu clair qui fait ressortir sa peau mate. Cambré et souriant. Un seul grand tirage dépasse de la boîte : un portrait de sa marraine en noir et blanc. Jamais revue : disparue dans une montagne. Quelques épreuves avec ses parents : toute une série lors d’une visite il y a longtemps, immortalisée sur la Grand Place ou le balcon gothique d’une maison communale. Une visite avant nous, son père portait déjà des blousons de toile aux couleurs pales. Son père qui apparaît aussi dans un potager, l’air bonhomme, au milieu de vignes et de lauriers roses qu'il a plantés. Son père également à ses côtés qui lui met derrière la tête la grille d'un barbecue en guise d’auréole. Sur l’image suivante, la mère : la mère expose son malaise assise au pied d’un arbre, les yeux peu ouverts, ses minces lèvres tordues. Un cliché figeant le visage dur de sa grande sœur avec un rare sourire lumineux, l’air soudain canaille. Sur un autre, elle apparaît dans la pénombre, en arrière-fond, derrière deux femmes plus âgées qui blaguent. L’une d’entre elle a le pull de grosse laine qui est dans un sac sur l’armoire, pour la neige, le ski et les grands froids. Un pull qui a habité un temps nos placards. Elle est sur une seconde image entrain de chahuter avec la sœur, la même, déguisées avec de gros nœuds de tulle accrochés dans les cheveux. De son autre sœur, un portait très classique composé par un photographe professionnel à l’image de l’époque où elle vénérait le système. Un vieux cliché de son frère, ses enfants, tellement vieux que les tenues pourraient être actuelles. Sur un autre, son petit frère est assis de dos et sur le côté, son ancien ami, celui qui était tout juste quitté lorsque je l’ai rencontré. La première image sur laquelle il apparaît. Pas très souriant. Il y a aussi ce cliché d’un image de mariage d’une autre époque : l’homme a des cheveux bouclés, longs jusque dans la nuque, et la femme un diadème de perles. Les couleurs sont fanées. Sur une dernière photographie, toute la tribu autour d’une table, un apéritif dans un jardin, comme quand ils se retrouvent, curieux mélange de pastis et de champagne. Quelques clichés de ses boulots d’avant. Tirages avec des adolescents de son travail d’animation dans un centre pour orphelins, les enfants saisis par grappe se poussent pour entrer dans le cadre, juste du noir et blanc. Sur l’une, en grand format, sept gamins, jovials, forment une ligne, une coupe à la main, le sourire fier, satisfait. Et puis toute une série datant du restaurant : c’est le déjeuner de fin d’année, l’équipe est réunie dans une cour lumineuse sous des platanes et des parasols, ça sent l’été et la détente, l’ambiance tranquille mais pas folle. Des tables sont jonchées de gobelets en plastique avec des pailles de couleur. Les visages creusés, fatigués, s’animent calmement. Un peu partout, égarés, des paysages et des panoramas, sans légende. L’origine parfois devinée en fouillant la mémoire et les récits de voyage entendus. Beaucoup de verdure, des champs, une cabane au milieu d’un pré cerclé de brumes, la cabane des vacances en Suisse, en pleine nature, l’été. Sous-exposée. Un rare paysage urbain, une place pavée et traversée par un bus orange, entourée d’arcades. Comme dans les villes d’Italie du Nord. Aussi deux images prises d’embarcation. Une première d’une automobile découvre un bout d’autoroute, deux panneaux et un pont tout au fond, le long pont de Normandie. Une seconde prise d’une barque glissant sur un cours d’eau : on ne voit que l’eau verte et la proue s’enfilant sous un vieux pont en pierre, enduit de lierre. L’Alsace, Bruges, Annecy ? De sa région natale, un grand nombre de maisons à colombages et toute une série sur le Mont Saint-Michel : des photographies dans les ruelles du Mont, des toits minéraux du Mont, des remparts du Mont, des jardins du Mont vus du ciel, des vues sur le Mont. Il y a surtout le désert de sable pal et lumineux qui encercle la bâtisse, à perte de vue, à l’infini, à se perdre, paysage lunaire. Des images de montagnes ont été légendées Ascension de la Pointe Percée et Ascension de la Tournette 2950. Une avec un bonhomme assis en haut d’un col, torse nu et casquette, sur le bord d’une falaise, deux oiseaux noirs planant et des nuages derrière lui. Quelques panoramas, un lac, un barrage bleu turquoise lové entre prairies de vert saturé et pentes rocheuses. Une aussi d’un feu à la tombée de la nuit, sur le versant ombragé d’une montagne, des mélèzes qui se découpent au fond, peut être autour de la cabane suisse. Puis ce curieux cliché à contre-jour qui semble avoir été pris au fond d’une grotte dont ne distingue qu’une ouverture sertie de buissons. Images de la campagne : un champ d’oies avec quelques barbelés et dans le fond un vieux château sur un promontoire, une autre avec juste les oies et les barbelés et une dernière du château, seul. Les vacances dans le Sud-Ouest, souvent racontées, joyeuses et festives. Son voyage solitaire aux Canaries, dans une pochette
en papier déchirée :
trente et un clichés d’une île, en couleurs avec
un cadre blanc. La plupart de paysages arides sous un ciel bleu dégagé,
des vallées, des plages à perte de vue, des déserts
de sable. Beaucoup d’épineux, là un lac, au loin,
des cactées fleuris, ici une ligne téléphonique
et puis quelques images d’une station neuve et bétonnée
regorgeant de palmiers et un immeuble à la couleur jaune vif
surprenant. Des dunes aussi, des traces de pas, des hommes et des femmes
marchant qu’on devine nus. Les seuls humains visibles hormis
quelques anonymes, touristes de rougeur, casquettes et maillots publicitaires,
de capacité à rester en grappe, assis dans des voitures
qui se suivent en soulevant des nuages de sable. La photographie de
la piscine de l’hôtel avec un bassin dans l’ombre,
déserté. Au beau
milieu, une épaisse enveloppe vierge renferme de nouveaux
tirages, comme une sélection aléatoire. Toute la famille
repasse avec des photographies de fête ou de nouveaux portraits
de ses nièces et neveux envoyés pour Noël. Le photomaton
noir et blanc d’un autre garçon que je ne connais pas :
le menton lancé en avant et l’œil brillant, l’allure
arrogante d’un gentil loubard. L’image est maculée
de taches brunes. Un autre portrait de la fille du jardin parisien.
On a voulu la prendre devant la tour Eiffel mais il n’y a que
la pointe qui dépasse au-dessus de sa tête. Cette fois,
elle sourit et laisse apparaître une rangée de dents blanches
et serrées, regardant encore ailleurs. Une large série
d’images a été prise dans les églises. D’abord
des romanes dans tout leur dépouillement, sombres avec quelques
fidèles dans les rangs. Et de nombreux clichés dans un
décor surchargé de dorures, de lustres, de tabernacles
et de tapisseries. Il y a beaucoup de monde, des musiciens, assis parterre :
les photographies de son baptême, son grand sursaut mystique, à vingt-sept
ans. Sa tête est bénite par un curé à la
barbe noire et drue derrière des lunettes teintées aux
montures métalliques. Les couleurs sont automnales. Son unique
croyance actuelle va vers Sainte-Thérèse, le reste a été oublié.
Une photographie avec son ancien copain, la seule dans cette boite
où ils apparaissent tous les deux. La taille des polos témoignent
de l’époque. L’amoureux apparaît également,
seul, sur un tirage où le doigt du photographe mord sur le bord
de l’image comme une grosse masse sombre et rosée. Il
ne sourit pas. Puis la photo d’un portrait de Guy Lecointre,
nom inscrit en bas du cadre blanc, de dos, gilet et chapeau noirs.
Après explications, il est décédé. Et dans
l’enveloppe une enveloppe encore plus petite comportant huit
photos d’identité. Quatre fois la même, une écharpe
ocre autour du cou, format digital, le grain et les couleurs floues
et blanchies. Puis trois photos où ses yeux bleu sombres ressortent,
comme exorbités sur ces clichés que l’on peut faire
dans un hall de gare ou un grand magasin. Sur la dernière il
y a son copain, la peau blanche, presque laiteuse, et des yeux également
très bleus mais moins foncés. En dessous, quelques cartes
postales que je lui ai envoyées et un ticket d’entrée
pour le palais princier de Monaco, datée 21 Juillet 2000
n° 1
002 593. Horrible.
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