DES HEURES ENTIERES AVANT L’EXIL
(STARS ALSO DIE)
Merci, merci beaucoup, merci, je… je
suis très touchée, pffouh ! c’est… je
ne sais pas quoi dire, je n’ai rien préparé,
je ne m’y attendais pas du tout… je suis très émue,
excusez-moi, c’est… c’est très impressionnant
de se retrouver ici, d’être là devant vous,
c’est beaucoup plus impressionnant que ce que j’imaginais,
c’est… excusez-moi, je, je suis vraiment très émue,
c’est… pffouh ! ça fait beaucoup d’un
seul coup… je ne sais plus ce que je dois dire, je… donc,
je, pffouh !… voilà, je reprends mes esprits, je… je
voulais tout d’abord vous remercier, vous tous, pour ce très
grand bonheur et ce très grand honneur que vous me faites,
je suis vraiment très touchée, vrai-ment… je
tenais également à remercier tous ceux avec lesquels
je souhaite partager cette distinction, c’est-à-dire
toute l’équipe du film, tous mes partenaires de jeu
mais aussi toute l’équipe technique, vraiment merci à vous
tous de votre soutien, de votre gentillesse et de votre amour,
merci pour tout, merci, je vous aime tous, vraiment, je vous adore… Je
voudrais aussi remercier, heu… je voudrais remercier ma bonne étoile
et mon ange gardien — je me suis si souvent demandée
ce qu’ils foutaient ces deux-là, que je voudrais me
faire pardonner auprès d’eux, pardon les gars, désolé d’avoir
douté de vous. Je voudrais également remercier, heu… je
ne sais pas, heu… j’ai envie de, de remercier tout
le monde, de, de remercier la terre entière, de… j’ai
envie de remercier, de remercier le monde, l’amour… et
Dieu… et… et le cinéma, de, de remercier la
vie, parce que, je crois, le cinéma, c’est la vie
et la vie, c’est… c’est le cinéma… voilà,
je, je voudrais remercier la vie, et, heu… et le rêve
aussi, parce que, je crois, sans le rêve, on n’est
rien, je veux dire, sans le rêve, y a pas de vie, heu… Et,
pour finir, je voudrais remercier ceux-là — mes amis,
mes parents, mes frères — sans lesquels je ne serais
pas là ; je voudrais remercier en particulier mon amoureux,
sans lequel rien ne serait possible, sans lequel rien ne serait
probable.
Longtemps cette habitude (c’était
un pli — était-il mauvais était-il bon —,
c’était un pli que j’avais pris), longtemps cette
habitude prise d’imaginer, lors de certains trajets — certaines
errances flâneries échappées dans la ville —,
cette habitude prise d’imaginer le discours que je ferais si
je recevais le prix de la meilleure actrice lors d’une cérémonie
de récompenses des métiers du cinéma, d’imaginer
ma réaction si l’on me remettait l’oscar de la
meilleure actrice par exemple, le discours de remerciement que je
ferais. Une habitude prise, allez savoir pourquoi, un réflexe
idiot impossible à réprimer. Chaque fois qu’il
m’arrivait, marchant dans la rue, de penser à ce genre
de cérémonie, je ne pouvais m’empêcher
d’imaginer un nouveau discours de remerciement, en fonction
de mon humeur du moment. Il fallait me voir, alors, m’emporter
sur les avenues, sur les boulevards, en plein cœur de la métropole,
me laisser emporter par mon flot de parole (intarissable source),
il fallait me voir faire abstraction de l’espace et du temps — abstraction
bientôt qui gagnait mon corps —, faire le jeu de mon
discours et me laisser dépasser par l’ivresse et le
trac ; et le décor autour déjà s’évanouissait
(toujours je m’emportais, toujours j’en oubliais la rue,
ces feux multicolores, ces panneaux d’interdictions notoires,
ces signalisations tristes, ces fantômes et ces créatures
; j’en oubliais jusqu’aux raisons mêmes de mon
déplacement, jusqu’à ma destination, j’en
oubliais jusqu’à mon destin — qui n’était
en rien celui d’une star de cinéma, et qui en prenait
de moins en mois la direction, j’oubliais tout ; au plein cœur
de la métropole, j’étais ailleurs), j’étais
seule devant un parterre de stars hollywoodiennes et je remerciais
le monde de m’avoir fait ainsi, de m’avoir élevée
jusqu’à ce rang d’étoile ; moi, je faisais
mon discours et plus rien ne comptait ; je remerciais le monde, il
fallait bien, une récompense pareille, cet honneur qu’on
me faisait, la reine que je devenais, on me célébrait
! Il fallait me voir. Je pleurais presque. Parfois je pleurais. De
joie et de douleur et de joie. Je pleurais sur le trottoir argenté d’une
métropole du monde occidental. Et dans un dernier sanglot,
dans un dernier soupir, je remerciais Dieu, mes amours, et le monde
; je remerciais la métropole infinie, et je prenais la fuite
en courant.
Longtemps, aussi, cette habitude (une autre)
de faire l’amour dans des pièces vides. Cette habitude
prise, avec moi, par mes amoureux, de ne faire l’amour que
dans des pièces vides. A chaque amoureux, la même histoire
; et sans que jamais cette idée ne vienne de moi, sans que
jamais je ne fasse référence à cette habitude
déjà prise, non, à chaque fois, cette idée
s’imposant naturellement dans la tête de mon amoureux
du moment, sans qu’il veuille en démordre. (Il fallait
se rendre à l’évidence que mon corps, pour les
hommes — mes amoureux, mes garçons —, appelait
un vide autour de lui, le vide comme écrin nécessaire à mon
corps, c’était ainsi, et je ne connus plus pendant longtemps
que cette sorte d’amour). L’amour dans des pièces
vides. Nos vêtements, nos pelures, abandonnés au sol,
relégués. Et nos corps nus sans autre appui que l’un
pour l’autre, sans nul autre secours. Aussi, un soir, une nuit,
ce désir à ce point palpable entre nous, ce désir
plus matériel à chacun de mes pas sur le carrelage
de l’appartement — cet appartement qui n’appartenait à personne
de notre connaissance mais que nous occupions certains soirs de novembre
sans raison apparente (ou alors était-ce déjà une
planque, était-ce déjà les premiers jours de
notre cabale, comment savoir ?). Cette nuit-là, nos corps
aliénés au désir — et jamais aliénation
ne fut si charmante —, nos désirs multipliés
l’un à l’autre, démul-tipliés ;
et toute perspective, tout horizon, ne pouvait être que la
projection de soi-même en l’autre et l’absorption
de l’autre par soi-même ; mais, ce contrat entre nous
(règle d’or !) de ne jamais faire l’amour que
dans des pièces vides ; et la décision alors, soudaine
et évidente (car seule solution) de vider de tous ses meubles
la chambre que nous occupions, afin de pouvoir nous jeter l’un
sur l’autre et mourir doucement (espérions-nous) de
satisfaction atteinte ; mais, il n’était en aucun cas,
et sous aucun prétexte, question de cela avant d’avoir
fait le vide — le vide absolu, j’entends — autour
de nous, et nous étions tous deux deux fortes têtes,
et nous étions tous deux forts en gueule, aucun moyen d’enfreindre
alors la règle. Alors, il faut nous imaginer, animés
d’une passion brûlante et certaine, vider (quelle idiotie à vrai
dire !) cette chambre le plus vite que nous pouvions, tout foutre
dehors avec une fièvre angoissée. (Devant cette chambre,
immense et densément meublée, nous étions deux étrangers,
deux exilés ; nous relevions ce défi que cette pièce
semblait nous lancer, celui de l’habiter ; notre penchant à nous
réapproprier les espaces). Alors, tout a volé au-dehors.
Tout a fait place nette. Sans nul autre besoin, tel était
notre appétit sexuel l’un de l’autre, sans nul
autre besoin que le corps adverse. Tout a dégagé. Tout
nous était inutile. Par brassées nous prenions les
livres et nous débarrassions sans honte des plus belles littératures,
quelle importance vraiment !, quelle importance aussi que ce vieux
canapé en cuir pelé (on l’aurait cru atteint
de quelque maladie), qu’il dégage !, il valsait donc
dans la pièce à côté, aussi les collections
irréelles de papillons tropicaux (il y en avait des caisses
entières), et toute une artillerie de chaussures de femmes
(où était donc passée cette armée aux
pieds nus ?), aussi les dizaines de cartons remplis de courriers
internationaux, de dossiers aux contenus classés « secret »,
d’affiches de spectacles d’autres temps, de vieilles
lettres d’amour, d’armes automatiques ; on se débarrassait
de tout ; et les colonnes de disques rares de groupes de vieux rock étranger
? et les colonnes de disques rares de groupes de vieux rock étranger
! et les albums de photographies d’anciennes générations
? et les albums de photographies d’anciennes générations
! et le lit en bois de rose, le bureau d’un autre âge
? et le lit en bois de rose, le bureau d’un autre âge
! ils ne passent pas ? qu’à cela ne tienne, on les démonte
! car il faut bien démonter l’un des deux camps (notre
amour ou la chambre), il faut que l’un des deux succombe, et
notre amour ne souffrira pas d’être démonté (ou
alors démonté comme on dit d’un océan
qu’il est démonté, c’est-à-dire
hors de lui, auquel cas notre amour d’alors avait bien ce pouvoir
de nous mettre hors de nous) ; donc, dévisseuse à la
main, à une heure improbable de la nuit, la lutte était
celle-ci, il fallait nous voir, épuisant nos corps moins par
ce déménagement improvisé que par cette rétention
insupportable du désir, et la sueur, qu’on aurait préférée
celle de nos corps chavirés, arrimés l’un à l’autre
au cœur de la houle d’un désir puissant et amer,
ruisselait au ralenti sur nos peaux, étrangement nous glaçait
(mais peut-être la peur à chaque instant qu’on
nous retrouve dans cette planque, peut-être aussi la peur),
et nous tenions bon, nous tenions, et nous réduisîmes
en pièces bureau et lit (à ce moment rien ne nous résistait),
nous encourageant au passage d’un baiser que nous ne faisions
pas durer par peur qu’il nous fasse chavirer plus avant ; cependant,
nous étions au bord du rire, cette situation invraisemblable
nous effondrait de rire au moindre regard lancé l’un à l’autre,
mais nous nous retenions, autant que faire ce pouvait, nous nous
retenions afin de ne pas perdre de temps, de ne pas reculer davantage
encore l’assaut final, notre corps à corps, et nous étions
bêtes et heureux de voir se matérialiser devant nos
yeux notre désir l’un de l’autre, et notre désir
augmenter — nous nous dévorions du regard, nous étions
en lambeaux ; mais l’étagère se révéla
fatale, une étagère immense, invraisemblable, qu’à défaut
de parvenir à démonter nous nous résolûmes — ayant
mis la main sur une sorte de scie — à découper
en morceaux, pour lui faire passer la porte de la chambre, et bientôt
la fatigue ravageait, sciait nos membres, bientôt nous n’en
pouvions déjà plus, souffle à bout, divagations
des paupières et triceps, que dire, que faire, la bataille
fait rage, et la lame de la scie se brise, nous pleurons, chaudes
larmes, tout espoir évaporé, désagréments
multiples, coup fatal du sort, allons-nous sitôt mourir, eh
bien oui, fatalement oui, dernier sursaut avant l’abandon,
galerie de crampes et bâillements, puis nos rires se fondirent
dans le ronronnement ambiant des machines domestiques au repos, nos
visages durcirent un instant leurs traits avant de les relâcher
ultimement, et le sommeil fit rage et nous envahit, la fatigue eut
raison de nous, et nous tombions d’un même sommeil profond,
nous sommes morts, nos corps reposent sur cet amas d’objets
arrachés à la chambre et entassés, nos corps
trop lourds pour se déplacer plus loin et donc ainsi déposés
sur ce qui reste du lit, n’ayant plus la force de le reconstituer,
dormant sur les pièces détachées, soupirant
au milieu de cet empilement hétéroclite et imbécile,
un trésor amassé, nos seules richesses, caverne d’Ali
Baba, éreintés, nous sommes tombés morts et
le trop plein de choses, le trop plein, a eu raison de nous, nous
n’en sommes pas venus à bout, nous avons échoué (échec
autant qu’échouage !) sur cet amas de biens, de possessions,
et la fatigue nous retira même le courage d’un dernier
baiser, exilés l’un de l’autre nous sombrions
du juste sommeil, pour un temps incertain, et le jour arrivant devait
nous réserver bien d’étranges surprises.
Je parle ici d’autres temps, d’autres ères de ma vie.
Maintenant, nous sommes passés à d’autres contentions,
nous en sommes à d’autres procédés d’immobilisation
des âmes, nous avons vu les nôtres contraints à d’autres
abandons, d’autres exils. Maintenant dans quels déserts,
quelles demeures, sont ces espaces vides où je tente inlassablement
de faire l’amour, où j’épuise ma langue à des
remerciements imaginaires ? Maintenant la reddition et le mystère.
Maintenant la clandestinité. Maintenant la cigarette sur laquelle
on n’en finit plus de tirer. Inlassablement. Jusqu’au prochain
hiver de l’âme.
Maintenant, ce soir, cette nuit, il ne faut pas dormir. Le sommeil est
mon ennemi, le sommeil est ma mort. Il ne faut pas céder aux ombres.
Les heures qui me séparent du jour tiennent dans ma main ; je
peux les compter sur mes doigts. Il ne faut pas que je m’endorme.
Je voudrais remercier, je… je crois
que, je… non, vraiment, je tiens vraiment à remercier
très chaleureu-sement… tous ceux qui, qui, d’une
façon ou d’une autre, à leur manière… tous
ceux qui, évidemment, chacun selon ses moyens, ses facultés,
chacun selon son potentiel… tous ceux qui ont pu d’une
quelconque manière, et peut-être de manière
inconsciente, peut-être à leur insu — tant de
choses nous échappent de nos jours, et tant d’actes
(de gestes, de petits mots, tant de réactions spontanées)
que nous pensons insignifiants ont souvent au contraire des répercutions
aussi spectaculaires qu’inattendues… donc, je tiens à adresser
mes plus chaleureux remerciements à tous ceux qui… mais
peut-être aussi de manière délibérée,
de façon tout à fait intentionnelle — je ne
veux ôter à personne sa part de responsabilité —, à tous
ceux qui… (et j’en profite pour signaler qu’ils
se reconnaîtront très facilement tout seuls, que je
leur laisse le soin de se dire « tiens, mais c’est
de moi qu’elle parle, là, non ? »)… donc,
je disais, je tiens à remercier, je… je voudrais remercier… tous
ceux qui sont venus foutre la merde dans ma vie, voilà,
tous ceux qui sont venus un jour ou l’autre, alors que je
ne leur avais rien demandé — je ne suis pas du tout
le genre à réclamer —, et qui ont foutu leur
merde dans mon petit parcours d’individu qui essaye tant
bien que mal de s’en sortir, à tous ceux — et
je répète qu’ils se reconnaîtront bien
assez tôt, et je précise qu’ils sont nombreux —, à tous
ceux qui sont venus me faire copieusement chier, je dis : merci,
non mais, vraiment : merci, bravo.
Longtemps cette habitude de me donner des noms d’actrices, des
noms de stars de cinéma, de ne plus m’appeler par mon prénom
usuel, mais d’utiliser à la place les noms qui s’affichaient
aux génériques de films prestigieux de l’âge
d’or du cinéma américain. Alors j’étais
Lauren Bacall, Caroll Baker, Ann Baxter, Ingrid Bergman, Cyd Charisse,
Claudette Colbert, Jeanne Crain, Joan Crawford, Linda Darnell, Bette
Davis, j’étais Marlène Dietrich, Ann Dvorak, Joan
Fontaine, Greta Garbo, Ava Gardner, Paulette Goddard, Gloria Grahame,
Olivia de Havilland, Rita Hayworth, j’étais Audrey Hepburn,
Katherine Hepburn, Grace Kelly, Jennifer Jones, Janet Leigh, Vivian Leigh,
Carole Lombard, Marilyn Monroe, j’étais Maureen O’Hara,
Ginger Rogers, Ann Sothern, Barbara Stanwick, Lana Turner, Elisabeth
Taylor, Gene Tierney, Teresa Wright, Loretta Young. Longtemps, cette
habitude, donc, de m’appeler par ces illustres noms plus ou moins évanouis,
plus ou moins perdus (ainsi j’étais leur fantôme)
; une habitude venue de je ne sais où — j’ignore vraiment
comment elle est apparue, qui en a eu pour la première fois l’idée,
quelle situation première l’a mise au goût du jour.
Toujours est-il que parents, amis, amants, se donnaient le mot et multipliaient
ces appellations. Ce qui n’était jamais sans me faire rire
ou sourire, ce qui me séduisait, ce qui me délestait parfois
de mes peines et chagrins — mais jamais sans une discrète
amertume. Or, ce qui me transportait, ce qui me faisait rire, dans cette
habitude, c’était moins le plaisir de me confondre avec
une célébrité, que celui — plus obscur — de
me sentir multiple et autre. Ce que personne n’a jamais su, ce
dont personne ne s’est jamais douté ; chacun persuadé que
seul me réjouissait le rapprochement avec telle ou telle étoile
du cinéma alors que moi-même je peinais — dans mes
prétentions à faire la vedette — à décrocher
le moindre rôle dans la plus petite production. Ce que j’affectionnais
particulièrement, aussi, dans ce petit rituel, c’était
qu’on aurait dit qu’il était là pour me rappeler
que mon prénom, celui que ma mère avait insisté pour
me donner, lui avait été inspiré par une de ces
stars du cinéma américain, une star qui passa comme passent
les grandes étoiles de cinéma, en filant ; cette étoile
qui devait finir sa vie recluse dans sa demeure, et refuser de se montrer à la
lumière du jour, et refuser toute interview ; une étoile
noire disait ma mère, un astre sombre.
Ce n’est que plus tard, lorsqu’à mon tour il m’arriva
de ne plus vouloir sortir de chez moi, de rester dans l’ombre,
seule, enfermée et muette, lorsque je décidai de ne plus
rencontrer personne, de ne plus adresser la parole à personne,
par peur d’être identifiée et retrouvée, par
peur du sinistre à venir, par peur des décisions multiples à prendre
sans trembler, par peur de la peur, ce n’est que bien plus tard
que prit fin ce petit jeu, qu’il me fallut réinvestir mon
prénom véritable et passer momentanément à la
trappe tous les autres surnoms, les autres pseudo-nymes, toutes ces plaisanteries
délicieuses — mais peut-être n’était-ce
là encore qu’une mesure de précaution, qu’une
simple prudence. Cette époque où je restais recluse et
vigilante, où il fallait bien se préserver de l’extérieur,
se prémunir des menaces réelles, et ne pas prendre le risque
de se montrer (je savais que là, dehors, quelqu’un me cherchait,
suivait ma trace, qui n’attendait que moi), où des heures
entières je regardais ces classiques du cinéma et regardais
encore, passant les films en boucle, repassant les scènes au ralenti,
mémorisant les répliques afin (on ne sait jamais) qu’elle
resservent plus tard, où je m’identifiais à tous
ces visages que j’étais — toutes ces figures de noir
et blanc, toutes ces apparitions —, où je prenais des notes
et répertoriais les attitudes, les expressions, les tics, classais
les gestes et les façons particulières de poser son regard
sur le héros masculin — l’amoureux, le tueur, le traître,
le fuyard, l’amnésique, l’assassin, l’innocent — ou
de le détourner, où j’imitais les poses et les soupirs
et les évanouissements, apprenais les mensonges et les cris, les
manipulations et les traîtrises, les baisers et les sanglots, les
poursuites et les atermoiements, où j’apprivoisais, enfin,
les plus belles paniques et les plus familières angoisses. Et
le monde, alors, commençait à changer.
Ce furent des jours de canicule. Des jours d’air impossible à trouver.
Des jours de souffles chauds et poisseux. Des jours marqués par
de longues absences à soi tant nous étions broyés
par la chaleur et la suffocation, tant nous étions malades, c’est à dire
amoureux, c’est à dire nous vivions à nos risques
et périls. Alors nous ralentissions nos gestes à l’infini
afin de ne pas nous épuiser, alors il nous fallait des heures
pour nous allonger sur un matelas au sol, des heures entières
pour aller prendre un verre d’eau, des heures entières aussi
pour nous embrasser (quel était cet homme qui partageait alors
ma vie ? était-il ce frère que je réclamais à grands
cris ? et qu’est-il devenu ?), alors nos gestes devenaient lourds,
lourds de signification, lourds de sens, lourds de conséquences,
et, sachant à quoi s’en tenir, déterminés évidents
limpides, ils occupaient le temps et l’espace, occupaient l’air,
prenaient soudain l’envol que nous n’avions jamais su leur
donner. Et bientôt nous cessions de parler, économisant
nos muscles et notre salive, communi-quant par de simples regards — échanges
infinis durant lesquels nous nous déversions à ce point
dans le regard de l’autre, qu’il se peut que nous ayons,
sans nous en rendre compte, investi chacun le corps adverse, tombant
dedans à force de nous y pencher. Le silence pesait de tout son
poids. La menace se faisait plus grande, et la moindre déclaration,
le moindre refrain de chanson fredonné, aurait suffi à nous
faire repérer. Alors, je ne regardais plus que des films muets
où j’étais tour à tour Renée Adorée,
Theda Bara, Clara Bow, Louise Brooks, Bebe Daniels, Marion Davies, Janet
Gaynor, Lilian Gish, Dorothy Gish, j’étais Jean Harlow,
Barbara La Marr, Alla Nazimova, Mabel Normand, Mae Murray, Mary Pickford,
ZaSu Pitts, J’étais Edna Purviance, Gloria Swanson, Norma
Talmadge, Constance Talmadge, Lupe Velez, Pearl White.
Puis, les orages éclatèrent ; des jours entiers de ruissellements
interminables, d’humidité infiltrant chaque tissu, chaque
meuble, chaque recoin, infiltrant chaque geste, chaque regard, chaque
impression ; et, alors que les objets ne pouvaient pas lutter contre
les moisissures, qu’en était-il des corps ? C’est
là, dans ce silence, sous cette pluie diluvienne, qu’interviennent
les hommes qu’il faut fuir à tout prix ; des hommes, de
parfaits inconnus, des hommes qui apparaissent et qu’il faudrait
suivre, aimer, ou tuer, auxquels il faudrait obéir, mentir, ou à la
rigueur arracher des aveux ; certains d’entre eux ont-ils été mes
amoureux, mes amants de passage, mes pires ennemis ? l’histoire
ne le dit pas, l’histoire est parfois regardante, l’histoire
est parcellaire. C’est là que le sentiment de panique n’est
plus seulement une intuition mais une sensation véritable, sensée,
saine. C’est là qu’on ne demande rien, simplement
qu’on nous laisse en paix, qu’on ne nous emmerde pas, qu’on
ne nous fasse pas chier, c’est tout, vraiment, on ne demande pas
grand-chose. C’est là qu’on n’a pas le choix.
C’est là qu’interviennent les hommes qu’il faut
fuir à tout prix.
Quelles ne furent pas nos aventures ; quels ne furent pas nos départs
précipités sous l’averse, nos devance-ments, nos
anticipations sur le pire ; quelles ne furent pas nos courses éperdues
dans la ville, nos courses sans destination aucune — sinon celles
incertaines hasardeuses aveugles de la meilleure planque à dénicher
; quels ne furent pas les visages à retrouver — les préférés,
les précieux —, ceux de nos frères et sœurs éparpillés
aux quatre coins de la ville interdite, des quartiers maudits, des zones
temporairement désertées ; quelles ne furent pas nos amitiés
nombreuses, nos camaraderies fabuleuses fraudu-leuses et guerrières,
nos maquillages de bataille, nos scarifications de frères de sang,
nos chants de ralliements et nos réunions secrètes où ne
se fomentaient au bout du compte que nos propres dissolutions dans le
rêve ; quelles ne furent pas nos vies sauves, vies souterraines,
vies ventre à terre, vies d’iguanes et de coléoptères,
vies marécageuses de rats d’égout et d’insectes
rampants, quelles ne furent pas nos vies sauvages et solitaires ; quels
ne furent pas les premiers troubles, les premiers évanouissements,
les premiers malaises, auxquels par pure fierté nous n’avons
d’abord pas voulu prêter attention ; quelles ne furent pas
nos pirateries et nos improvisations de festins et de fêtes, quels
ne furent pas ces bateaux prestigieux dont nous allions avec impatience
attendre l’escale au port, que nous rebaptisions de nos propres
prénoms, quelles ne furent pas les enfances que nous nous inventions,
dont nous nous dérobions des bribes les uns aux autres, nos enfances
recomposées, quelles ne furent pas, à leur tour, les amours
après coup revisitées ré-enchantées transformées
en tragédies sublimes en mélodrames à deux sous
en conte populaire à la naïveté affreuse et délicieuse
; quelles ne furent pas nos drames iconoclastes et nos bonheurs intermédiaires
; quelles ne furent pas nos aventures.
Je voudrais remercier… la répétition infinie des
gestes les plus simples (ce sont eux qui me gardèrent en vie certains
jours, alors que je sous-estimais ce qu’il faut bien appeler la
portée de leur insignifiance) ; je voudrais remercier le manque
retrouvé après avoir fait l’amour (même s’il
impliquait le passage par le plus grand isolement des âmes, même
s’il ne pouvait surgir qu’au cœur d’une forme
de déception soudaine après la jouissance, c’était
le plaisir de sentir que l’autre, même s’il se tenait
là à côté de nous en silence — donc,
si loin, si fâcheusement loin — recommençait à nous
manquer, le plaisir du désir re-naissant) ; je voudrais remercier
tes façons si particulières de me mentir, tes « arrangements
avec le réel », comme tu disais (ceux-là, du moins,
qui nous sauvèrent des décisions funestes, qui nous sauvèrent
des situations de non-retour) ; je voudrais remercier mes affolements
pathétiques pour le moindre sentiment de séparation et
de différence, mes parodies de crises à la moindre sensation
de mon amour me glissant entre les mains — je mis du temps à comprendre
qu’il fallait pourtant qu’il m’échappe pour
ne pas l’épuiser (et ce réflexe de panique, c’était
un des rares symptômes persistant de mes amours adolescentes) ;
je voudrais remercier enfin les heures passées dans la plus grande
immobilité, dans l’apparente absolue inertie de toutes mes
facultés — ce n’était pas qu’une paresse
accordée — (de là devaient naître nombre de
bienveillantes orientations futures).
Le ciel orange, comme infiltré de sang — le ciel du crépuscule —,
embrumé d’une fine pellicule de poussière, incitant à rien
moins d’autre qu’à de vertigineuses chevauchées
hollywoodiennes, sans halte, sans répit, investissant l’horizon,
renvoyant par vagues mes percep-tions à des agencements totalement
inédits, jusqu’à ce que le trop-plein de cette répétition
ramène à la surface les événements anciens
récemment enterrés, alors qu’il nous était
apparu nécessaire de reprendre de la distance avec eux, de ne
plus s’y mesurer si fréquemment (par exemple, chaque matin
en prenant son café), et ces événements, ces blessures
aiguës acharnées cruelles — je parle ici de temps pourtant évacués —,
celles qui ramènent à la surface le suicide de Jim, longtemps
passé sous silence, longtemps inavoué, celles qui remettent
sur le tapis les disparitions inexpliquées de Jenny et de Pierre,
des histoires simples bien qu’incomplètes, racontant les
désillusions et hontes accumulées et les déceptions
d’eux-mêmes, le commence-ment de tout abandon et la dérive
programmée, les premiers dérapages les perditions la chute,
histoires dont le cours tragique s’acheva peu de temps avant mes
premières tentatives (était-ce ces drames qui m’en
avaient fait éprouver la nécessité ? je ne sais
toujours pas) de renouer avec mon frère, mon « enfant turbulent »,
mais bien après les premiers découragements et les premières
prises de médicaments, après l’épuisement
sur la plage et l’impossibilité de prendre ce bateau tant
nous étions malades, cloués au sol, plaqués par
une faiblesse étrange et malsaine — quasi fantastique, réellement
aveuglante —, attribuée aux effets pervers de nourritures
douteuses engrangées en prévision du pire, bien des semaines
après cette destination prise au hasard sur une carte postale
et qui avait revêtu à nos yeux la séduction ravageuse
des espoirs les plus inconsidérés, la fascination réconfortante
des désirs concrets et probables, la douceur hypnotique des aspirations
ressassées dans tous les coins du crâne, toutes choses qui,
loin de susciter en nous d’infinis prétextes à des
exaltations soudaines — comme nous l’avions espéré —,
nous avaient alors longtemps décou-ragés, ennuyés,
chagrinés, plongés dans de profondes torpeurs, dans des
mélancolies auxquelles nous étions mal préparées,
contre lesquelles nous n’étions pas armées — ou
si piteusement que, lorsqu’il nous arrivait de nous en extraire,
ce n’était au mieux qu’après-midi passées à composer
des chansons interminables, aux paroles pourtant laconiques (l’essentiel étant
contenu dans un maigre refrain : You’re just the love I need ou
When you cry I don’t mind ou Don’t disturb a fat monkey… — Don’t
disturb a fat monkey devait d’ailleurs connaître bien plus
tard un certain engouement de la part d’une masse obscure de fans,
et faire l’objet d’un certain succès critique), ou
alors (pas beaucoup mieux) ce n’était que soirées épuisées à rechercher éternellement
dans les magazines la trace de l’un des nôtres, et c’était
peut-être un double langage employé dans un slogan publicitaire,
peut-être une fausse lettre de réclamations ordurières
glissée dans le courrier des lecteurs, peut-être un message
codé dans une petite annonce nous donnant rendez-vous pour une
de ces fêtes improvisées, la nuit venue, dans l’un
de ces hôpitaux abandonnés du quartier de la gare marchande,
bâtiments en ruines que des collectifs et groupuscules anonymes
occupaient dans le plus grand mystère, c’est là que
nous pouvions passer de longues heures à écouter les concerts
d’immigrés clandestins aux sonorités inouïes,
où de longs riffs de guitares électriques mal accordées
le disputaient à des cuivres à bout de souffle, c’est
là, dans ce demi-sommeil, dans cette quasi-hypnose, que nous avons
souvent appris la disparition de l’un des nôtres, cette musique
entêtante devenant à jamais pour moi la partition mélodique
des premiers « glissements de terrain », des premières
erreurs commises, des virages empruntés à des vitesses
défiant toute logique, mais c’était déjà là un
autre temps — j’avais déjà l’âge
de ma mère quand elle m’avait mise au monde et je trouvais ça
dingue, je me sentais incapable alors d’enfanter, et je m’y
refusais catégorique-ment avant une bonne décennie, l’avenir
devait me prouver qu’il ne faut jamais se projeter trop avant —,
période douloureuse et sublime, période trouble et lumineuse,
que celle des premières ruptures, des premiers passages sous silence, époque « glorieuse » dirons-nous
plus tard, époque où l’on me retrouve, hésitante,
multipliant les figurations dans des pièces à grands succès
sur les Grands Boulevards de la métropole, spécialisée
dans les rôles des petites amies délaissées souvent
droguées ou dépressives — toutes hystériques
ou autistes, « ne pas exclure la part dégénérée
de la jeunesse » était l’explication donnée
par les auteurs (la mode était alors dans cette partie-ci du monde
occidental d’où je parle, aux pièces néo-réalistes — ces
pièces très en vogue en ces jours de tentative de ré-appropriation
du réel par la fiction échouaient lamentablement dans leur
entreprise) —, je jouais donc les jeunes filles ravagées
dans de pitoyables mélodrames à grand spectacle (la mode
des pièces néo-réalistes s’avéra fort
brève et me laissa rapidement sur le carreau, privée de
ces figurations qui n’étaient de toute façon, je
le savais, que des couvertures (mon réel destin ne devant pas
se trouver là), c’est là — à cette époque
relativement incertaine — que prit forme l’élaboration
de ma vie double, élaboration provoquée par la rencontre
de cet amoureux, qui devait se révéler le plus triste des
amoureux en même temps que le plus amoureux (et je passais tant
de nuits blanches à inventer des blagues idiotes, telles que celle
de la brebis à cinq pattes ou de l’enculeur de mouches,
afin de décocher ne serait-ce qu’un sourire sur sa face
tandis qu’il restait plongé des heures entières dans
l’étude scrupuleuse d’œuvres littéraires
d’autres siècles et d’autres continents), temps béni — mais
dont le malheur est que nous ne devions comprendre que bien plus tard
qu’il était alors béni —, lui, cet amoureux,
l’amoureux véritable, jouant (rétrospectivement je
compris que ce n’était peut-être pas qu’un jeu) à changer
régulièrement d’identité, se distribuant avec
une réelle précision des personnages nouveaux à figurer,
davantage que des masques, des identités véritables, qu’il
me présenta dans un premier temps comme inventées de toutes
pièces, issues de son imagination, moi, lui emboîtant le
pas, et nous étions dès lors de multiples figures, lui
Barry Kane, moi Patricia Martin, lui Stephen Neale, moi Carla Hilfe,
lui Roger Tornhill, moi Eve Kendall, lui Huntley Haverstock ou Johnny
Jones, moi Carol Fisher, nous deux, donc, déjouant les processus
de contrôle systèmes de surveillances dispositifs de filtrage,
nous déguisant sans cesse, changeant de langue et de profession,
modifiant à volonté notre allure et notre grammaire de
gestes, collectionnant chacun divers passés personnels — et
je ne comprenais pas encore l’utilité véritable de
cette mascarade, moi je jouais mes rôles et je me trouvais plus
convaincante dans la vie que sur scène —, tandis que notre
amour se déclinait selon les multiples combinatoires de nos identités
respectives et prenait dés lors des tournures inattendues, que
notre amour s’inventait sous des formes toutes plus surprenantes
les unes que les autres, temps béni où nous pleurions pourtant
presque tous les jours, où le déplaisir était un
quotidien, mais nous chantions vraiment à la moindre seconde à la
moindre menace, à la moindre peur nous saisissant, nous chantions
des chansons de cul ou d’amour triste, — et quelquefois à la
fois de cul et d’amour triste (exemple, cette rengaine : Cynthia
a sucé trop de bites pour aimer plus d’un soir, rengaine
non dépourvue d’une certaine empathie) —, d’autres
chansons aussi qui évoquaient des métropoles lointaines
métropoles abandonnées, aux couplets qui nous promettaient
d’y revoir et retrouver notre propre enfance — enfance que
nous savions morte depuis des lustres —, nous chantions d’un
bout à l’autre du jour, et il nous arrivait souvent de chanter
les yeux pleins de larmes et la bouche pleine d’une nourriture
dont nous savions que la date de péremption était depuis
longtemps passée, nous chantions donc, il fallait nous voir, la
bouche pleine de plats avariés et le regard embué par des
sentiments malheureux, et le bonheur parfois était au rendez-vous,
lui, donc, mon amour véritable, comme je l’appelais, puisqu’aucun
autre amour avant lui ne méritait ce nom — d’autres
viendront bien sûr, plus tard, avec le même air triste, qui
me rappelleront à lui, mais sans la grâce, sans la grâce… —,
notre amour véritable que nous gâchions souvent à force
de mauvaises interprétations des signes, que nous menacions sans
cesse davantage à force de jeux avec le feu ou de trahisons miniatures,
jusqu’à ces semaines de paralysie volontaire, ces semaines
de décomposition des songes, où nous apprenions les échecs
cuisants de nos dernières collaborations, lui, alors, ne quittant
plus son lit pendant des jours, moi répétant éternellement
devant lui des scènes de dispute, de querelle de couples (je préparais
alors de nombreuses auditions pour des rôles de femmes au bord
de la rupture) que j’empruntais à des films étrangers
surévalués des années soixante, à de très
mauvaises pièces sitôt écrites sitôt enterrées,
ou à des séries télévisuelles au vocabulaire
lamentablement restreint, moi, donc, répétant mes scènes
devant lui jusqu’à l’en écœurer, et jusqu’à, évidemment,
que nos échanges verbaux finissent par emprunter leur phrases
aux répliques des scènes que je préparais, et, inévitablement,
jusqu’à notre lassitude grandissante l’un de l’autre,
notre fatigue, jusqu’à ce qu’éclatent nos pires
mesquineries, jusqu’à ce que s’avouent nos pires faiblesses,
(j’ignorais encore combien d’erreurs répandues et
de fausses rumeurs sur ma personne il me faudrait essuyer, combien de
longues journées d’indétermination il me faudrait
connaître, combien de temps il me faudrait côtoyer une mort
qui rôderait derrière chaque geste, et pourtant de façon
bien moins intimidante que des années plus tôt alors qu’elle
m’était étrangère), jusqu’à ces
jours de séparations provisoires, ces jours de disparitions progressives,
ces jours de quarantaine observée, jusqu’à ce jour
de malchance, ce jour, un jour que j’étais Eve Kendall,
alors que j’apprenais l’art de raconter des histoires afin
de détourner l’attention, histoires inventées de
toutes pièces, à chaud, façon d’esquiver les
coups lancés, de manipuler habilement l’adversaire, le conduire
sur des pistes factices et nuisibles, l’éloigner des centres
moteurs, façon de préparer activement ma fuite, tromper
l’ennemi, (c’était dans cette période où nous
disparaissions sans cesse pour sans cesse refaire surface sous d’autres
formes, d’autres figures, cette période où ce que
je croyais encore à l’époque être une lubie,
mais qui se révéla bientôt ne pas en être une,
fut poussé à son comble, à sa plus intense et pertinente
expérimentation, devenant à mes yeux une sorte de jeu de
rôles néo-réaliste à grande échelle),
ce jour où l’on me fit faire la rencontre de l’homme
au complet blanc, mon ennemi, mon frère, et très vite mon
amant de passage, très vite ma supplication, très vite
ma plus grande erreur commise, très vite les hôtels luxueux
accueillirent nos confidences, nos errances — j’obéissais
alors à des ordres aux significations confuses quant à l’objectif
réel de cette manœuvre de séduction —, moi,
abandonnant provisoirement mon amour véritable au profit de cette
relation improbable et imposée, jusqu’à ce jour de
larmes, cet autre jour, ce jour du déshonneur, où l’on
me retrouve, moi, offerte et lasse et idiote et abîmée,
reposant dans les bras de cet amant de fortune — amant de pacotille —,
lorsque j’appris la mort de mon amoureux véritable (accident
suicide assassinat, aucune piste n’était écartée),
comme un cauchemar s’infiltrant dans les replis d’un sommeil,
l’irréalité faite parole, la nouvelle faisant l’effet
d’une éruption immédiate — le silence même
envahit tout en moi pendant de longues heures —, également
les broyages inexpliqués dans ma tête, tous faits et gestes
se superposant, se dédoublant, se détruisant partiellement,
une avalanche que rien n’arrête (je l’imaginais ainsi),
mon cerveau déchiqueté, éreinté, ravagé,
perdu, feuilletant notre histoire comme un film héroïque,
une aventure épique encore vive se prolongeant éternellement
dans l’instant même de sa mort, aventure qui ne devait jamais
cesser de s’arrêter, une fin infinie, les amants mourant
en boucle d’un long baiser, reprenant ce baiser ad nauseam, mon
cerveau comme un bug de dysfonctionnement interne incapable de projeter
autre chose que cette répétition sempiternelle, ce sample
du cliché hollywoodien, « the end » palpitant toujours
tout en refusant à jamais de s’inscrire, et, presque nue,
il faut m’imaginer, errant alors dans les rues argentées
de ce quartier riche de cette métropole du monde occidental, veuve
fantôme, dans un trottinement aussi désespéré qu’imbécile,
hurlant aux astres et aux devantures des magasins de luxe, d’un
hurlement qui se serait voulu animal mais dont ne semblait sortir aucun
son, donc sans doute pas un hurlement mais la confrontation implacable
et déchirante du réel et de la fiction, une découverte
soudaine des frontières infiniment fluides entre eux, de leurs
flottements et de leurs enchevêtrements obscurs, de leurs chevauchements
inévitables et imprévisibles, jusqu’à certaines
nuits d’insomnie où il m’arriva de prendre encore
ce drame pour une histoire inventée de toutes pièces, certaines
nuits qui furent le berceau de cette maladie curieuse, bien étrange
maladie, qui ne devait d’abord opéré aucune transformation
en moi, qui me tenait à distance, semblait m’évaluer,
me jauger, maladie dont il fallut bien se résoudre à admettre
la provenance, qu’il fallut bien attribuer à l’ennemi,
au traître, au fantôme — le corps était atteint,
il avait bien fallu qu’un autre corps ait servi de vecteur —,
maladie qui pouvait se reconnaître comme une arme déployée
contre ma personne à des fins d’immobilisation plénière,
mais bientôt la fièvre réveillait en moi des images
et des mondes enfouis, réactivait des mémoires volontairement éteintes,
des pans entiers de vies que j’aurais juré appartenant à d’autres,
des monstres surgissaient de moi par de multiples ouvertures et se disputaient
mon corps, je me voyais dévorée de toutes parts, ensanglantée
par cette mise en lambeaux, les monstres ne lâchaient pas facilement
prise (leurs griffes et leurs crocs lacéraient mon ventre), alors,
je criais alors, je criais, à moitié ouverte, je criais,
une maladie me dévorait et ma raison et ma mémoire n’étaient
pas à l’abri, il fallait s’y attendre, il fallait
s’y préparer, je vous parle ici de temps qui n’ont
pas fui bien loin, et mes blessures, mes blessures, jusqu’à retrouver
enfin ce cri que je ne pus pousser dans cette rue déserte, jusqu’à maudire
les hommes et leur destiné, jusqu’à ne plus savoir
articuler des phrases sans hurler, jusqu’à ne plus savoir
où mettre les pieds, où aboutir, jusqu’à ce
que ma phrase elle-même ne sache plus où aller, vers où se
diriger, vers où tendre, son horizon, sa perspective, que ma phrase
perde toute perspective et se perde en elle-même et ne sache plus
qu’elle doit être sa fin, ma phrase interminable, comme cette
nuit, ma phrase qui refuse de finir, qui ne se finit plus, qui ne veut
pas mourir et s’éternise, car il ne faut certes pas cesser
de parler ce soir, il ne faut pas abréger les souffrances.
Je voudrais remercier mon amoureux, celui qui m’a toujours soutenu,
celui qui m’a toujours encouragé dans les moments les plus
difficiles, celui qui a toujours cru en moi, et qui y croyait doublement,
qui y croyait pour deux lorsque moi-même je n’y croyais plus
; celui qui ne doutait jamais. Je voudrais également rendre hommage à tous
les amoureux précédents (c’est la moindre des choses), à tous
les garçons qui m’ont réclamée, qui m’ont
obtenue, qui m’ont demandé de partir. Je voudrais remercier
tous ceux qui m’ont pris dans leurs bras, particulièrement
ceux qui m’ont pris maladroitement dans leurs bras, ceux qui ne
savaient pas comment me consoler et qui bégayaient, ceux qui ne
savaient pas comment s’y prendre avec mon désarroi, qui
en pleuraient presque de maladresse ; c’est moi qui finissais par
les consoler. Je voudrais remercier tout particulièrement mon
dernier amoureux en date, remercier ses yeux, remercier sa bouche et
ses dents, remercier son torse et ses mains, et ses bras, et ses jambes,
remercier son cou, remercier le lobe de ses oreilles, et ses genoux,
et ses chevilles, et ses doigts, je voudrais remercier le corps entier
de mon amoureux. Je voudrais remercier les premières étreintes
et les premiers appétits de toi ; je voudrais remercier les premiers
bonheurs (on ne les baptisera ainsi que bien plus tard, lorsqu’on
saura ce qu’on aura perdu) ; je voudrais remercier nos premières
superstitions d’amoureux, nos premiers silences qui n’étaient
pas des ennuis mais bien des partages, des habitations communes, de l’espace
et du temps (nous étions là ; pour combien de temps ?).
Je voudrais aussi (et tout autant) remercier les premières amertumes
et les premières déceptions (elles sont les compagnes obligées
des complicités plus profondes) ; je voudrais remercier les premières
blessures (elles sont toujours involontaires) et les premières
tristesses (elles ont toujours ce goût retrouvé du réel).
Toi, mon ennemi, tu n’as pas de visage fixe et désigné,
et tu crois t’en sortir ainsi, grâce à ce flou (artistique
?!) autour de ta personne. Tu te crois isolé, puissant, indéfectible
; tu ne perds rien pour attendre. Sais-tu bien qui je suis, connais-tu
bien mon histoire, ma vie, mes enseignements ; ne me sous-estimes-tu
pas plus qu’il ne faut ? plus qu’il ne sied ? N’ignores-tu
pas mes multiples visages, ceux par l’usage desquels j’ai
appris à me confondre avec le lot commun, à me fondre des
jours entiers dans la foule, à dissimuler mon identité jusqu’à tromper
parents, amis, amants, jusqu’à me tromper moi-même
; je sais disparaître à la perfection, c’est une arme
précieuse. Tu auras du fil à retordre ; et tu n’as
pas fini de te répandre en courses interminables, de te répandre
en poursuites et en filatures, avant de mettre la main sur moi. Toi,
mon ennemi, qu’est-ce que tu crois ? que je ne peux pas t’avoir
? mais je t’aurai, mon cochon, mon coquin, je t’aurai, et
encore avec tes propres armes. Je me repose et reprends des forces et
je livrerai le combat, tu ne peux encore savourer ton triomphe. Je ne
m’avoue pas vaincue. Seulement la rage est parfois silencieuse.
Tu n’entendras mon cri qu’à la dernière extrémité,
lorsque déjà il sera trop tard, lorsque déjà tu
comprendras ton erreur et ma force. Tu comprendras que tu m’auras
largement sous-estimée ; car n’est-ce pas que tu me sous-estimes,
n’est-ce pas que tu me penses déjà foutue, quasi
morte et enterrée, depuis longtemps finie, hors circuit, tu me
crois déjà à bout de souffle, crachant mes tripes
et mes boyaux dans je-ne-sais quelle bauge obscure, dégueulant
ce qui reste de moi dans les chiottes immondes de je-ne-sais quel taudis
me faisant office de planque ; tu crois avoir fait le ménage ;
mais, entends bien cela mon salaud, mon coquin, ma crapule, entends cette
chose : si tu crois m’avoir éliminée, en avoir fini
avec moi, si tu crois que les désastres successifs que tu as pris
tant de soin à faire s’abattre sur ma personne ont eu raison
de moi, et que tu peux à juste titre — logiquement ! dois-tu
penser (si tu savais où tu peux te la carrer ta logique) — tirer
un trait sur moi, sache que tu te fourres le doigt dans l’œil,
tu te fourres le doigt dans l’œil mon ennemi, mon monstre
de présomption, ma grosse crapule, tu te fourres ton gros doigt
graisseux et moite dans ton œil de porc, et tu peux l’enfoncer
ce doigt, tu peux l’enfoncer profond tu sais, jusqu’à ce
que le pus qui te serre de larmes cachées déborde, jusqu’à ce
que, vois-tu, jusqu’à ce que tu pleures toute la putrescence
de ton regard, ah, ah ; tu peux te fourrer ton gros doigt dans l’œil
jusqu’au cul, ah, ah, ah, jusqu’au cul, oui, mon cochon,
mon âne, mon bestiaire favori. Car je ne suis pas battue, je ne
suis pas défaite, car je n’ai pas poussé mon dernier
cri, n’ai même pas dit mon dernier mot ; d’accord,
on peut me prendre pour un cadavre, en effet, oui, on peut me croire
agonisante, ça bien sûr ; mais c’est parce que je
fais la morte, parce je singe l’apoplexie (et je fais ça
si bien, mon imbécile, mon cochon stupide, que tu t’es laissé prendre,
que tu t’es fait avoir), c’est une stratégie, mon
idiot, c’est une technique de camouflage, je me fonds dans ton
décor mortifère afin qu’on ne me repère pas,
qu’on ne m’identifie plus comme cible à abattre, qu’on
se figure que la victoire me concernant est déjà remportée,
et qu’on finisse par m’oublier, par me rayer des listes,
par éjecter mon dossier de toutes les mémoires virtuelles
; ce que tu peux être bête et naïf quand tu t’y
mets, mon pauvre, tu me fais de la peine, tiens. Je fais la morte, oui,
et ne suis pas morte — malgré les maladies et les mauvais
tours du destin, malgré ce que tu as fait pleuvoir sur moi comme
désagréments multiples —, et n’ai sûrement
pas baissé les bras, simplement je souffle, pour l’instant
je m’accorde un peu de répit, je reprends mon souffle, tu
comprends, ce n’est que ça, c’est tout. Pour l’instant
je récupère, je me réserve, je préfère
rester prudente, pour l’instant je ne suis pas au maximum de mes
capacités, comme en témoigne la mèche de cheveux
terne qui, défrisée, pend mollement sur mon oreille, au
lieu de se boucler avec espièglerie et de témoigner ainsi
de la pleine vitalité de mes cheveux et par-delà de moi-même.
Toi, mon ennemi, mon chéri, mon amour, tu ne t’en tireras
pas comme ça, ce serait trop facile, ce serait trop simple, qu’est-ce
que tu crois, mon chéri, mon prince, que je me tiendrai tranquille,
bien gentille, que mes lèvres finiront par prendre le pli de l’abstinence,
de la résignation, qu’elles comprendront qu’il ne
leur reste plus qu’à servir de bouclier, de muraille, aux
réclamations venues du fond de mes tripes se heurter contre elles,
comme viennent se briser sur les remparts fortifiés les vagues
déchaînées par la tempête ? Mais ma bouche
a toujours refusé de servir de garde-fou, mon cochon, tu devrais
le savoir, tu es bien placé pour ça, si tes renseignements
sont ce qu’ils sont, si tu es nulle part et partout à la
fois (et partout puisque nulle part) tu devrais être au courant.
Moi, j’ai toujours su pousser mon cri, j’ai hurlé,
quitte à passer pour un animal rancunier et buté, j’ai
montré mes crocs et j’ai mordu ; tu ne m’as pas encore
dompté, mon coquin. Tu ne m’as pas encore réduite à tes
extrémités. Toi, tu ne perds rien pour attendre. Toi, tu
agis sans connaissance de cause, tu as la mémoire courte. Toi,
mon ennemi, mon tigre, tu me dois un corps, tu me dois une vie. Tu ne
t’en tireras pas comme ça, pas avant que l’ordre ne
soit rétabli, tu peux me croire. Je ne lâcherai pas le morceau.
Je te mettrai la main dessus et nous règlerons nos comptes, mon
salaud. Ne t’inquiète pas pour moi, je saurais te retrouver.
Je connais la plupart des dialectes, les argots les plus érudits,
je les ai appris ; je parle la langue des animaux, la langue des pierres,
celle des forêts, et leur langue est quelquefois bien pendue, si
tu savais. Je saurai retrouver ta trace, sois en sûr, et cela bien
avant que tu n’aies retrouvé la mienne. Dans la profondeur
infinie des métropoles, tu es partout et nulle part à la
fois (et nulle part puisque partout), tu te tiens caché, et tu
crois m’échapper. Tu ne sais décidément pas
qui je suis. Tu as fait tant de généralités sur
moi, me noyant au cœur de considérations communes, parlant
de moi comme de tant d’autres, me traitant en « masses »,
ignorant tout de mes caractéristiques personnelles, mes histoires
inimitables, mes vies parcellaires, que tu ne peux savoir vraiment qui
je suis (qui peut oser le prétendre d’ailleurs dès
lors que moi-même je l’ignore encore ?) ; tu ne peux connaître
mon vrai visage, sais-tu seulement quelle est la couleur de la petite
lueur dans mes yeux quand je jouis, ou si je rougis lorsqu’on me
murmure des mots d’amour en public, ou encore quelle forme du corps
de quel animal prend mon corps avant de s’endormir quand je me
blottis contre mon amoureux ? alors qu’est-ce que tu peux dire
sur moi, mon connard, je suis bien curieuse de savoir, ce que tu peux
déblatérer dans mon dos à mon sujet. Toi, mon coco,
tu ne connais pas les larmes, tu ne connais pas la souffrance des séparations
définitives, tu ne connais pas l’amertume du désir étouffé dans
son œuf, du désir débouté, tu ne connais rien,
tu es un pauvre imbécile, tu es mon cochon. Sache que tu n’en
auras pas fini avec moi, avant un ultime corps à corps, avant
un affrontement direct brutal définitif. Et j’obtiendrai,
crois-moi sur parole, j’obtiendrai cette rencontre, et tu ne t’en
tireras pas par ton sempiternel ajournement, tu ne me feras pas le coup
de la doublure envoyée à ta place, tu seras là.
Dussé-je pour ça, dussé-je employer tes propres
armes, dussé-je te renvoyer à la gueule (l’effet « boomerang »,
je pense que tu connais) tes propres pratiques, tes agissements mortifères,
mon salaud, mon croque-mort, dussé-je user de tes propres bassesses,
de tes propres hypocrisies manipulations absences, user de tes masques,
tes déguisements, tes feintes, tes fuites, tes déplacements,
tes évitements, tes farces, user de tes parodies, tes grimaceries,
tes affabulations, tes singeries, tes stupidités crasses, tes
silences, tes babillages stériles, user de tes détournements
d’attention, de tes pertes de temps, de tes suicides à répétition,
de tes traîtrises, de tes trahisons de soi, user de tes stratagèmes
honteux, de tes machinations, de tes machineries, de tes mécanismes
broyeurs de têtes et de bras. Comme tu vois, comme tu peux constater,
j’ai passé du temps à étudier ton comportement,
je suis passée maître dans tous tes arts, mais il faut dire
que tu es un bon professeur, mon salaud, mon goinfre, il faut dire qu’il
suffit de t’observer et on apprend très vite. Mais sache
que quelle que soit l’issue de cet affrontement, quel qu’en
soit le dénouement fatal, tu seras le perdant de l’histoire
; je suis la plus faible et par conséquent la plus forte — je
sais, c’est une nuance qui t’échappe, je t’expliquerai
un jour ; et quand bien même tu me laisserais pour morte, quand
bien même tu l’emporterais sur moi, il te faudra comprendre
que telle était ma volonté, que telle était ma victoire.
Alors mon hurlement remplira tes oreilles à vie, alors mon cri
hantera la ville à jamais, alors mon chant sera beau comme une
neige éternelle. Et tu ne pourras empêcher ce cri, tu ne
pourras empêcher ce chant d’occuper à jamais les lieux.
Ton triomphe sera ta perte. Tu seras le grand perdant de cette histoire.
Ne cherche pas, tu perds dans tous les cas de figure. Toi, mon salaud,
mon ennemi, mon tigre, je te ferai connaître la chaleur des larmes.
Toi, mon ennemi, tu n’as aucune chance, rends-toi.
Merci, merci à tous, vraiment, merci beaucoup, je… je ne
sais pas quoi dire, je… je voudrais simplement remercier… excusez-moi,
c’est l’émotion, j’en oublie les noms, c’est… je
voudrais remercier… c’est idiot, excusez-moi, ça va
me revenir, je… c’est l’émotion, vraiment, je… ça
va me revenir, les noms, les prénoms, les visages, vont me revenir,
ce n’est pas grave, je suis désolée pour eux, ils
ne m’en voudront pas, c’est simplement l’émotion,
vraiment, qui… qui me faire perdre les pédales… je
voudrais remercier ceux… dont j’ai oublié les noms
(ils m’excuseront, ils ne m’en voudront pas)… ceux
dont les visages s’effacent avec le temps, se modifient en moi,
se confondent dans ma tête, ceux que j’ai laissés
en chemin, que j’ai perdus au passage… ceux que j’ai
croisés et qui m’ont souri et que j’ai aimés
subrepticement et qui ont disparu à jamais pour moi dans d’autres
sphères… ceux qui étaient mes frères, mes
amoureux, mes compagnons d’armes, avant que j’aie ce trou
idiot, cet idiot trou de mémoire (c’est quand même
dingue, c’est quand bête !) qui a tout bêtement gâché… je
voudrais remercier ceux que je n’ai jamais oubliés et ceux
que j’oublie.
Donc, j’ai livré bataille contre mes créatures, mes
démons. J’étais malade. Une maladie sur laquelle
beaucoup se sont penchés, que beaucoup ont inspecté d’un œil
savant et inquiet. Une intoxication. Le mot revenait. Une intoxication.
(Et mon front sur la vitre restait, de longues heures, collé,
recherchant la fraîcheur, puis le repos, puis — et je ne
m’en doutais pas encore — l’oubli ; un insecte collé à la
vitre, j’étais cet insecte). Or, je demeurais une énigme
; personne ne parvenait à identifier la toxine qui provoquait
ces fièvres, ces suées, ces longs délires dont je
comblais mes nuits à défaut de réussir à les
occuper par le sommeil ; le venin restait dans l’ombre. Beaucoup
ont cru que j’improvisais cette maladie, que j’en simulais
très adroitement les symptômes, on applaudissait mes talents
d’actrice ; je ne soufflais mot, je laissais dire ; aux fenêtres,
je passais de longues heures, plaquée, comme devant un écran,
je cherchais la faille. Aux phases d’insomnies succédèrent
bientôt celles, curieusement bien plus douloureuses, des endormissements
soudains et inexpliqués. Le sommeil me frappait à chaque
détour. Je m’endormais au beau milieu d’une phrase,
entre deux plages d’un disque, au téléphone ; en
plein repas j’écrasais ma tête dans mon assiette.
Un évanouissement aussi rapide qu’indolore ; nul signe avant-coureur
; une mise en veille d’appareil électrique. Et donc, je
délirais. L’emprise des drogues et des anesthésiants
ligotait pour un temps ma douleur, et déliait ma langue ; je me
lançais, semi-consciente, dans des harangues, des exhortations,
des plaintes, des abjurations, des récits plus douteux les uns
que les autres, dans lesquels je me perdais non sans délice ;
pendant ces heures de monologues, j’habitais ces espaces étranges
où la pure fiction confère à la réalité son
vrai visage ; dans ma folie, je tenais des discours de cette nature : « Il
y a des précautions à prendre. Un jour — ce n’est
pas si loin —, je me suis levée et mes souvenirs dans ma
bouche avaient un goût mauvais. Des hélicoptères
tournoyaient au-dessus de la métropole. J’ai pensé à l’ennui,
comme on cherche un coupable. Le bruit couvrait les conversations, le
ciel s’affaissait. Les palmes des hélices scandaient mes
pensées. Il fallait penser vite, il fallait agir. Les yeux commençaient à me
brûler. Toutes les transparences ne sont pas involontaires, toutes
les absences ne sont pas des défaites. Du triomphe des esprits
fantômes, s’évanouir dans la nature, se fondre dans
le paysage. Pendant ce temps, les hélicos organisaient leur manège.
Il fallait prendre les devants. Je suis devenue cet animal, chien ou
chat ou poisson, dont la capacité à conserver en mémoire
les éléments vécus n’excède pas trente
secondes. Ce n’est pas « pratique », me direz-vous.
Encore faut-il que j’aie un jour aspiré à devenir « pratique »,
moi qui n’ai définitivement pas ce sens. Les hélicoptères
refermaient leur cercle, le ballet se concentrait au-dessus des zones « moteurs ».
N’oubliez pas de temps en temps de vider vos têtes, ne réservez
pas ce sort uniquement à vos cendriers ou à vos poubelles
de bureau, pensez large ! Les hélicoptères immobilisaient
leur vol au-dessus de mon quartier. Le temps pressait. Il fallait passer
inaperçu. Il ne fallait pas laisser de trace. Il fallait se délester.
Il fallait faire vite. Des hommes descendaient en rappel depuis les engins
au-dessus de nos têtes. Je décidais dès lors de sombrer
dans l’oubli ». Ce genre de compte-rendu de rêve, ce
genre hybride de recommandation hermétique et de vision, il arrivait
qu’à des heures indues de la nuit j’en fasse profiter
tous ceux qui croisaient mon chemin, que j’incommode chaque passant
par ces prédications dans lesquelles je prônais la défaite,
la fuite et la disparition, comme techniques de camouflage, comme ruses
de sioux. Ainsi, ce chant intérieur, cette strophe au sang chaud
qui revenait par vagues successives se heurter contre ma bouche : « Je
suis une femme de longue haleine ; une femme guerrière et forte
en gueule. Je sais crier ; j’ai appris auprès des représentants
des espèces les plus sauvages, les plus carnassières :
grands fauves jaunes d’Afrique, loups argentés des steppes
mongoles, éléphants de mer, aigles royaux, ours géant
des hautes forêts bleues, je n’ai pas peur. Aussi, je sais
l’art du mimétisme, l’art de la dissimulation des
corps parmi les foules, plusieurs espèces m’ont enseigné comment
changer d’apparence, comment adopter la forme des sujets inaperçus,
des sujets insoupçonnables ; je maîtrise la langue des invisibles.
Et lorsque je hurle à la gueule de mon adversaire, il ne me voit
pas. Le cri surgit du vide. Je sais faire très peur. Je suis l’amoureuse
transie. On me retrouve dans nombre d’opéras orientaux sans âge,
dans des fabliaux d’Europe des Balkans aux ressorts narratifs usés,
dans de faibles drames néo-symboliques du dernier siècle — alors,
je suis une princesse aveugle ou une fidèle servante au sens aigu
du sacrifice —, dans des classiques du cinéma hollywoodiens
où l’on verse des larmes devant mon malheur dans des mélodrames
aux fins irrémédiablement tragiques, je parcours les siècles
au-travers de fictions qui prennent un malin plaisir à me faire
me languir d’amour, à me voir souffrir de toute mon âme
pour un amoureux inespéré, des histoires où l’on
me retrouve toujours à la merci de mes pires ennemis (je suis
une proie facile, malgré mes aptitudes à la colère
et aux sentiments violents), où la maladie me ronge, les cauchemars
me hantent, où les restes de ma vie sont immolés devant
mes yeux, où les ennemis triomphent sereinement dans un coin,
où l’affrontement tant réclamé, tant exigé,
tourne à leur avantage, indéniablement, ainsi je ne suis
bientôt plus qu’une marionnette entre leurs mains, devenue
spectatrice de ma propre chute, je me vois chaque jour davantage étouffée,
agonisant dans des lieux divers appropriés aux effondrements,
mais, c’est là que ma victoire opère, là-même
où je suis la moins bien placée, la plus faible, la plus
désarmée, c’est à cet instant-là que
je frappe, lorsqu’on s’y attend le moins (il ne faut pas
manquer le coche), c’est à cet instant-là que je
précipite ma chute, c’est là l’aventure des
extérieurs probables, c’est à cet instant-là moi
qui m’achève, volontairement, qui accélère
contre toute attente les processus, moi qui explore les confins de cette
maladie, qui atteint aux limites de cette intoxication — cet évanouissement
des substances, des contenus —, ne rien fuir dont on ne soit repus.
Il faut pouvoir déborder. Je veux pouvoir me réapproprier
cet oubli, cette absence à moi-même, je ne les laisserais
pas agir seul de cette arme sur moi. Je reprends contrôle. Je retrouve
la trace de mes pères, de mes enfants, de tous mes amoureux, et
de la moindre de mes connaissances. J’entreprends les trouées
nécessaires, modifiant le peu de souvenirs qu’il leur reste
de moi, les remettant en question, semant le doute et l’effroi,
effaçant et remodelant les mémoires à ma guise,
me faisant disparaître de certaines vies, apparaître dans
d’autres, l’art de la désinformation n’a pas
de secret pour moi, j’ai eu des maîtres brillants, rien ne
m’est plus facile. Je — définitivement — brouille
les pistes. On ne sait plus qui je suis. On recoupera des histoires qui
n’auront rien à voir, on tentera en vain de superposer des
faits et gestes récoltés au gré d’enquêtes
fastidieuses et on ne parviendra pas à les faire se coïncider.
Il y aura des zones d’opacité. Il y aura des trous des temps
suspendus des failles. Les morceaux ne colleront pas. Rien que de strictement
insaisissable. On ne m’aura pas. Il faudra faire économie
de moi. Bientôt plus aucun souvenir ne persiste me concernant,
nulle part, pour ainsi dire je n’existe plus ici, bientôt
toute possibilité que de nouveaux souvenirs se créent à partir
de mon présent est à bannir aussi, rien ne serait plus
contestable que cet espoir. Dorénavant plus personne ne pourra
me saisir, me plaquer, me cerner, me circonscrire, je m’échappe,
personne ne pourra plus faire mon récit, mes récits, relater
mes fictions du réel, je m’endors aux yeux du monde, je
suis rayée des mémoires, et en premier lieu de la mienne,
j’accélère ce virus qui a commencé à effriter
mes lambeaux d’images et de mots conservés à l’abri
des formats de pensée imposés, bientôt ma mémoire
n’est plus, ainsi je prends la fuite, ô trésors ô demeures ô mondes
intérieurs, cet au-revoir n’est pas un adieu bien au contraire,
c’est le chant fabuleux, le cri des animaux morts au combat, hurlant
la vie secrète, la vie fantôme, des exilés volontaires. »
Et je hantais la ville infinie, je poussais mon chant sur les trottoirs
gelés de cette métropole du monde occidental, je pleurais.
De joie et de douleur et de joie. Je criais. Jusque dans les fêtes
clandestines, jusque dans les jardins sous la lune, jusque dans les ruelles
humides et sans issue, jusque dans ta tombe. Je ne pouvais me taire.
Je ne voulais pas dormir.
Je voudrais remercier cette nuit, ce garçon qui m’a fait
l’amour si tendrement, ce soir, que des larmes coulaient lentement
sur mes joues, sur mes lèvres (et des mes lèvres coulaient
sur mes seins), tandis que nous jouissions tous deux. Et nous jouissions
si doucement tous deux ensemble que presque rien (sinon mes dents mordant
plus fortement dans mes lèvres) ne trahissait notre extase, nous
jouissions en secret l’un de l’autre et du monde ; et ce
rire qui a déferlé en moi — ce premier rire depuis
des lustres, il faudra comprendre que c’est le rire des solitudes
reconquises, le rire d’un tel degré de séparation
atteint entre les corps que rien ne peut plus nous arriver, et nos gestes
ont cessé d’un seul coup de mentir. Je voudrais remercier
nos gestes qui cessaient d’un seul coup de mentir, ma honte de
me sentir pleurer dans les bras de ce presque inconnu (mais une honte
que rien ne rendait douloureuse, au contraire, une honte qui pour la
première fois s’avouait sans retenue). Je voudrais remercier
ce rire déployé devant la solitude éteinte (c’était
la joie des bras serrés et presque de la mort qui aurait pu surgir
sans histoire, sans drame). Je voudrais remercier ces êtres si
tendancieux, si vulnérables (et — tu m’auras compris —,
tendancieux parce que vulnérables), que nous étions soudain
devenus. Je voudrais remercier cet amour fait, cet amour consommé si
doucement, que pour la première fois je me foutais que le garçon
connaisse à peine mon nom et qu’il ignore tout de mon histoire,
pour la première fois, ce n’était pas une douleur
véritable qu’un presque inconnu s’empare de moi.
La nuit dernière. La dernière nuit. Quel est déjà mon âge
? quelle est ma figure ? ô mon amour, quel est mon nom ? car défilent
devant de moi, tourbillonnent, et valsent, et déferlent et disparaissent,
quantités de corps inconnus et pourtant tous familiers, pourtant
tous amis ; d’où vient cette impression de tout connaître
et de ne rien savoir, d’où me vient ce vertige ? ô mon
amour, où en sommes-nous ? qui sont ces gens qui passent et repassent
devant moi à des vitesses diverses et magiques, ralentis-sant
leurs gestes jusqu’à les suspendre ou filant précipi-tamment
comme dans une accélération irrépressible de tous
leurs mouvements ; à quoi sert tout ce cirque ? quelqu’un
peut m’expliquer ? qui sont ces gens dont je ne distingue pas les
visages ? quelle est cette fête où l’on me retrouve
? de quel épisode est-il question ici ? qu’est-ce qui se
joue ? pardon, mais, quelle est la scène prévue à l’ordre
du jour, sur le planning, qu’est-ce qui est écrit ? je ne
suis pas sûre d’avoir appris la bonne séquence, je
ne suis même pas sûre d’avoir appris le bon rôle,
je suis vraiment confuse ; mais aussi, personne ne me tient au courant,
personne ne me dit rien, que faut-il faire ? que faut-il dire ? faut-il
chanter ? faut-il rire ? ou seulement faire oui de la tête de manière
entendue ? je sais faire tout ça, vous verrez, je vous montrerais,
je sais faire tout ça très bien, j’ai déjà fait
tout ça, je retrouverai très facilement comment faire,
ce n’est pas sorcier, vous verrez, ne vous inquiétez pas,
j’ai un peu bu, oui, ce n’est pas bien grave, c’est
pour me donner des forces, vous savez, ne pas trembler devant la caméra,
tenir le choc, ah, ah, faire la grande fille, assurer comme une bête,
putain, do the show, c’est now, come on, I am the one, I am the
queen of the screen, wouh !, c’est bon, je sais que je ne suis
pas sur un plateau de cinéma, un plateau de télévision,
ok, je sais, j’ai un peu bu, mais je ne suis pas soûle, ok,
je ne suis pas complètement folle, ok, c’est bon, on peut
s’amuser, j’ai le droit de m’amuser, ok, c’est
bon, je suis une grande fille, woh !, c’est bon, tout doux, woh
!, simplement la tête me tourne un peu, ce soir, c’est comme ça,
je m’amuse, j’ai le droit de m’amuser, non mais je
rêve ! on me regarde, on me prend pour une folle, je rêve
!, on se tait, on me regarde, me regarde, me regarde, on est gêné pour
moi, on a honte à ma place, on s’approche de moi, on me
parle, on me conseille de m’allonger un peu, de ne pas crier si
fort, on me donne de l’eau à boire, on mouille mon visage
avec un gant humide, on s’occupe de moi comme d’une enfant
malade, on s’inquiète à mon sujet, on me regarde,
je ne reconnais personne, des chansons d’amour tristes aux mélodies
paradoxalement joyeuses se font entendre très fort ( quelqu’un
a dû monter soudainement le son, un refrain m’ébranle
les tympans : « STARS ALSO DIE ») et chaque fois que quelqu’un
prend la parole pour m’interroger je n’entends rien, on doit
se demander comment je suis arrivée ici, qui je connais, de qui
je suis l’amie, de qui la confidente, certains proposent de me
mettre dehors (j’imagine), d’autres ont pitié (je
crois), je ne comprends pas, je ne reconnais personne, je me dis que
certains doivent être des amis, certains des connaissances, j’ignore
ce que je fais là, dans cette fête, je pleure un peu, je
fume, j’ai les yeux rouges, je ne dis rien, il ne faut pas que
je m’endorme, je sais, il ne faut pas que je me couche sur ce canapé qui
me tend les bras, il ne faut pas que le sommeil me prenne, on me le répète à l’oreille,
on me le redit souvent au cours de la soirée, il ne faut pas que
je m’endorme, on me demande mon nom, je ne sais pas quoi répondre,
on croit à une blague, on pourrait croire à une ruse, je
ne veux rien dire de moi, je ne veux pas m’expliquer, il n’y
a aucune explication à donner, je ne suis pas « saisissable »,
plus pour l’instant, je suis dans une soirée, je suis dans
une fête, je ne sais pas comment je suis arrivée ici ni
pourquoi je porte cette robe qui ne m’appartient pas, pourquoi
j’ai cette impression que quelqu’un quelque part en veut à ma
vie, à ma personne, et que je me suis comme « réfugiée » ici
ce soir — est-ce vraiment cela ? —, je ne sais pourtant rien
de mes antécédents, des événements directs
qui ont précédé mon arrivée ici, je ne sais
pas grand-chose, mais je me dis aussi que c’est peut-être
encore un jeu auquel je continue de jouer par réflexe, un jeu
auquel j’aurais joué longtemps et auquel je continuerais
de jouer sans me rendre compte, le jeu de s’imaginer à chaque
instant qu’il n’y a pas d’événements
précédents, pas de passé, de s’efforcer à se
plonger dans une amnésie volontaire, le jeu de l’amnésie
volontaire, voilà, c’est ça, ça me dit quelque
chose, maintenant, je dois continuer à y jouer par habitude, par
mégarde, ça expliquerait certaines choses, ça pourrait
expliquer bien des trucs, il faut que j’arrête les jeux débiles,
vraiment, je lève les yeux, la fête a repris, la fête
bat son plein, la fête !, et plus personne, à présent,
je crois, plus personne n’ose s’approcher de moi, personne,
ils ont peur que je morde, ils ont raison d’avoir peur, les lumières
m’aveuglent et le mal de ventre reprend son tour de force, je ferme
un instant les yeux, je cède un instant à la douleur, à la
panique, je souris, depuis combien de temps suis-je ici ? je l’ignore,
des jours entiers, des heures, des décennies ?
C’est d’ici que je parle, depuis cette métropole du
monde occidental, depuis cette fête dont je suis l’invitée-mystère,
depuis ce canapé sur lequel il ne faut pas que je m’endorme.
Depuis des heures que je suis là, je ne sais pas qui m’écoute,
mais je parle, je ne sais même pas si les mots sortent de ma bouche — c’est
pour dire ! —, mais je parle ; malgré la fatigue infinie
qui enserre mes muscles, qui compresse chacun de mes organes — la
suffocation gagne du terrain —, je fais de mon mieux pour mettre
tous ces mots dans un certain ordre, pour composer une sorte d’histoire,
je m’applique, il ne faut surtout pas que je m’endorme. Je
voudrais dormir, je ne dormirai pas, je veille ; et peut-être ai-je
oublié les raisons pour lesquelles il ne faut pas que je cède
au sommeil, peut-être, mais ce n’est pas une raison pour
abandonner mon effort, le jour est proche et je ne m’endormirai
pas avant que ses premières lueurs ne balayent, à travers
les soupiraux grisâtres, ce sous-sol désaffecté qui
nous sert de lieu de réjouissance et de résistance ; car
cette nuit est la dernière, je le sais, je ne sais que ça.
Déjà mes paupières clignotent, déjà mon
cerveau se déconnecte et commence à s’emballer, à se
barrer dans des fictions qui lui sont toutes personnelles, déjà commence
son intime usinage de cauchemars et de rêve, dissolution des éléments
du réel et refonte au travers d’histoires parallèles
et multiples et curieuses, déjà aussi mes muscles ont commencé leur
travail de relâchement et mes temps de réaction s’allongent à des
proportions exponentielles — je m’engourdis, je vois flou —,
déjà je n’ai pu retenir mon corps de se plonger dans
une forme de somnolence, il a bien fallu lui accorder ça ; simplement,
ce soir, malgré les danses du diable qui m’ont tué les
jambes et m’ont ravagé l’estomac, qui ont épuisé jusqu’à mon
dernier souffle, malgré les alcools ingurgités dans des
proportions folles et les drogues qu’il a bien fallu absorber afin
de faire passer ce goût hideux de merde dans ma bouche, cette fébrilité intempestive
de mes nerfs, cette incapacité totale de reprendre le dessus sur
soi, de reprendre possession de soi, de se maîtriser, de maîtriser
la situation, malgré ce qu’il a fallu prendre pour anesthésier
un temps soit peu nos corps, les consoler, les rassurer, les endormir
sans avoir recours au sommeil, les endormir « en veille »,
les apaiser, afin de faire passer les multiples histoires sales, enfouies,
rejaillissant toujours les soirs de festivité, comme une programmation,
comme une mécanique inéluctable, ces histoires qui vous
re-traversent les soirs de fête et vous restent en travers de la
gorge et figent affreusement les sourires, les exclamations, les facéties,
ces histoires qui vous foudroient, ces arêtes de poisson lames
de rasoir cisaillements des parois internes, auto-flagellation complaisante
diront les uns, pure masochisme diront les autres, allez-vous-faire-foutre
vous répondrez, peux pas faire autrement, ça passe pas,
mais bois un verre d’eau, avale de la mie de pain, fais quelque
chose, bordel, je sais pas, reste pas là comme une glandue à suffoquer,
je t’emmerde, je suffoque si je veux, et peut-être que j’aime
bien moi suffoquer, peut-être que ça me fait plaisir, que ça
me dit bien à moi de suffoquer, que ça me raconte quelque
chose au moins, occupe-toi de ta merde, glandu toi-même, malgré donc
les histoires suffocantes qu’on aime peut-être sentir nous
submerger mais pas longtemps, malgré les impossibilités
notoires de pouvoir avaler ma salive, faire simplement passer les aliments,
ce soir, malgré les médicaments contre les douleurs infinies
dans les muscles, ce soir, il ne faut pas mourir, il ne faut pas que
je m’endorme.
Et ceci : cette nuit, la dernière, ce soir de fête, les
danses que nous avons exécutées à nous rompre le
cou, sur la table et le buffet, sur les canapés et les chaises,
où nous avons secoué fort nos têtes en tous sens
jusqu’au vertige qui nous empêcha de faire un pas de plus,
qui nous fit même vomir sur les coussins récemment confectionnés
(sur lesquels quelques instants auparavant j’avais posé ma
tête lourde, aux prises avec des souvenirs tenaces, des aigreurs
d’estomac, et des doutes concernant ma santé véritable)
; ceci : mon énervement à tout rompre, à tout casser,
mon énervement de folle-furieuse, de folle-malade, à force
d’entendre toutes ces paroles de chansons d’amour à la
con où les amours sont des amours évidentes et interchangeables
et prévisibles ; ceci : ainsi que l’irruption programmée
des vagues plusieurs fois millénaires formées et déformées,
naufragées et renflouées, la peur s’aventurait de
nouveau au détour de chaque geste, ne m’avait jamais véritablement
quitté, familière, se re-découvrait (sans grande
surprise) au cœur de toute chose, dans mon désir soudain
de m’envoyer en l’air avec le premier venu, dans des rires
aux éclats au naturel brusquement suspect, dans les déguisements
pourtant festifs de garçons en filles et de filles en garçons,
dans la cendre que j’essayais de conserver le plus longtemps possible
au bout de ma cigarette, dans les coups donnés aussi bien que
dans les embrassades, dans l’idée unanime d’aller
ce soir déposer des cierges à la mémoire des amis
disparus ou enfuis, des amants éprouvés, des frères
et sœurs délaissés, de prier à leur mémoire,
et donc, moi, je ressentais ses avalanches successives sur moi, comme
un étouffement progressif par des mains qui auraient voulu se
glisser entièrement dans ma bouche, constituer un bâillon
interne, sans nulle autre possibilité alors pour ma gueule, face à face
avec sa panique, que d’avaler son cri, de retourner son cri à l’intérieur,
le renvoyer à son lieu d’origine, le ventre ; ceci : les
scènes idiotes de films hollywoodiens que nous avons jouées
afin, dans un premier temps, de nous épater les uns les autres,
puis de nous faire reprendre en chœur les mêmes répliques,
puis, plus tard, afin de nous faire deviner les uns aux autres, le temps
d’un jeu improvisé, des titres de films, et ma crise de
larmes soudaines, violentes, incompréhensibles aux yeux des autres,
lorsqu’en tirant sur un papier au hasard il me fallut faire deviner « la
Comtesse aux pieds nus », mes larmes idiotes qui n’appartenaient
qu’à moi ; ceci encore : le temps inépuisable que
je passais, la tête sous l’eau, dans cette baignoire de cette
salle de bain où je réclamais de rester seule après
mon malaise après mon évanouissement ma crise en plein
milieu de cette soirée, ma tête si bien sous l’eau
le poisson que je devenais et souhaitais devenir à jamais ; ceci
: cette impression de ne plus reconnaître personne en sortant de
la salle de bain, comme ivre, et pourtant je ne me souvenais pas avoir
bu — et, auquel cas, ce bain prolongé aurait dû me
dessoûler —, ces minutes de flottement passées entre
la plus profonde angoisse et un curieux soulagement, parmi ces gens qui
ne me disaient rien, qui se taisaient brusquement en me voyant et qui
me parlaient avec sollicitude lorsque je me mettais à débiter
des paroles incompréhensibles ; ceci, donc, que faut-il en faire
? faut-il en rire ? faut-il en pleurer ? faut-il faire oui de la tête
de manière entendue ? et surtout : où faut-il le placer,
où le répertorier, quel est son véritable degré de
pertinence, de vérité ? que faut-il en penser ? de quoi
s’agit-il ? et encore, lorsqu’il me plaît de me fabriquer
mes légendes, lorsqu’entre deux sanglots, il me prend l’envie
d’entreprendre d’autres récits, que je prétends
directement arrachés à ma vie, au réel, qui faut-il
croire ? comme cette autre bribe de mémoire rattachée à ce
soir, à cette soirée-même : ce garçon (le
tout dernier amoureux) qui me prit dans ses bras et me fit si doucement
l’amour, ceci encore, que faut-il en penser ? le garçon
qui prit ma main et m’embrassa la paume et lécha mes articulations
comme des glaçons, qui se moqua gentiment de ma robe à fleurs,
le garçon qui jouait à ne pas avoir peur — son air
bravache —, qui jouait à jouer les intrigants, qui ne jouait à rien,
le garçon qui me fit doucement l’amour sur ce canapé derrière
ce paravent alors que la fête battait son plein de l’autre
côté, alors que nous étions à peine dissimulés
; puis le garçon qui s’endormit, sur moi brusquement qui
s’endormit, comme je lui murmurais lentement et secrètement,
comme je récitais au creux de son oreille une sorte de prière,
après l’amour, il s’endormit ; je lui disais ceci, à demi-mot
dans l’obscurité malencontreuse, je souhaitais, je disais
: « J’aimerais que tu me mordilles légèrement
l’oreille gauche sans trop me baver dessus, j’aimerais que
tu fumes lentement une cigarette avec moi sans oser rien me dire, j’aimerais
que tu empruntes un air de dégoût quand tu regardes de près
les petits boutons que j’ai dans le cou là derrière,
j’aimerais que tu ébouriffes mes cheveux comme l’idée
que tu es mon grand frère, j’aimerais que tu n’avales
pas ta salive toutes les cinq secondes, j’aimerais que tu ne saches
pas à qui parler et que tu sois venue me trouver par défaut,
j’aimerais que le goût que j’ai dans la bouche soit
moins amer parce que je n’oserais pas t’embrasser pensant
que je pue de la gueule, j’aimerais plaire aux femmes comme tu
dois plaire aux femmes, j’aimerais que tu te déguises en
héros de dessin animé d’enfance pour moi pour mon
anniversaire ou comme ça pour rire simplement pour me faire rire,
j’aimerais qu’il n’y aucune mesure dans ta façon
de m’engueuler pour rien, c’est tout. » Je ne sais
combien de temps je parlais ainsi dans son oreille, dans son sommeil,
mais je sais que je m’endormais lentement à mon tour tandis
que je parlais, et je parlais sans doute encore dans mon sommeil, je
m’endormais et je parlais, et je lui parlais dans mon sommeil,
jusqu’à ce qu’un éclat de rire me tire de ce
sommeil et que je découvre que dans mes bras n’était
plus le garçon ; c’est aussi pour cela qu’il ne faut
plus s’endormir, que je ne veux plus m’endormir ; je ne veux
plus sentir disparaître au creux de moi les amoureux. Car à présent
j’ai beau chercher, je t’ai perdu ; je regarde le monde et
je ne vois rien ; et lorsqu’il m’arrive de t’apercevoir,
tu disparais encore, à chaque regard que je pose sur toi tu te
fonds dans la foule, tu te glisses entre les buveurs, les danseurs, les
amoureux d’un soir, tu progresses dans cette fête avec, me
semble-t-il, le sourire amusé des flagorneurs ; je pourrais croire
que c’est un jeu, qu’il n’est question que d’entente
complice et tacite entre nous dans ce cache-cache improvisé ;
mais il n’en est rien, je sais que tu me fuis, que tu veux éviter
notre confrontation, que tu es lâche, mon traître, mon coupable
; car tu m’as laissée seule, car depuis ton départ,
depuis l’absence totale de tes nouvelles, depuis ta disparition,
je te vois partout, chaque visage est le tien, et j’oublie peu à peu
les autres noms, je ne vais pas t’embêter longtemps, crois-moi,
je ne serai pas longue, simplement écoute-moi, écoute,
il faut que je te dise, car bientôt les forces auront quitté mon
corps, bientôt, je le sais, c’est à dire avant le
lever du soleil, aujourd’hui, les forces auront déserté mon
corps, et je serai morte, il est probable, il faut que je te dise, je
suis cette fille qui toujours tremble quand elle essaye de se mettre
sur la pointe des pieds, qui toujours allume sa cigarette au mauvais
moment, je suis cette fille maladroite et encombrante, mais je sais mordre
quand il faut, c’est mon seul avantage, et je chante moins faux
que les autres filles que tu connais, aussi, ce n’est pas rien.
Maintenant le froid s’empare lentement de mes extrémités,
maintenant je fume comme un pompier pour me réchauffer, maintenant
je pousse mon dernier souffle d’actrice de pacotille, je m’imagine
poussant mon dernier souffle, mais soudain jamais fantasme ne fut si
concret, et je ne sais pas si je joue à ce point parfaitement
mon agonie que je me fais peur moi-même, ou si la mort me serre
véritablement de si près que je ne peux faire autrement
que d’être parfaite dans mon rôle ; et je voudrais
chanter, et je chante : « STARS ALSO DIE / WHEN THE SUNRISE COMES
/ WHEN MY LOVE’S AWAY / WHEN YOU REALIZE / LIFE IS SUCH A DREAM
/ SUCH A BREATH ». Je chante, et lorsque la fatigue exaspère
la moindre parcelle de mon corps, lorsque ma mémoire s’en
va à la dérive et — malgré ça, à cause
de ça ? — parvient à me rassurer, lorsque je chante
et que de premiers rayons tièdes inondent mon visage, alors je
respire encore, je me repose et je tremble.
Je voudrais… je voudrais enfin remercier… Je
vou-drais remercier cette nuit dernière, cette dernière
nuit : je voudrais remercier le temps qui n’en finit pas
avec moi et la sensation d’épouvante pour le moindre
geste — c’est une lame de couteau me glissant sur l’échine
; je voudrais remercier les gens qui passaient sans me voir, les
ricane-ments, les médicaments à prendre, les t ranquillisants,
et cette télévision qui n’en finissait pas
de me tenir des discours, je voudrais remercier cette âcreté dans
ma bouche, et la pénible sensation de l’air qu’il
fallait chercher ; je voudrais remercier les incapacités à se
moquer de soi (c’était un rire toujours jaune et flou)
; je voudrais remercier ma tête enfouie sous les couvertures
et cet insecte à qui je ressemblais, et le garçon
qui s’est levé pour me mettre un glaçon dans
le cou et qui s’est sauvé si vite en me regardant
(nous ne nous sommes jamais revus et il sourit encore) ; je voudrais
remercier les heures passées à regarder le feu sur
ta joue et comment tu semblais tout entier reposer dans l’âtre,
ta certitude ; je voudrais remercier ta certitude, ton porte-clés
en plastique jaune qui couine et me sourit (c’est un canard
et son bec est rouge ; ce soir-là se souvient-il qu’il
m’a sauvé la vie ?) ; je voudrais remercier le jour
qui ne va pas tarder et me terrorise et m’apaise, ma bave
sur le coussin rouge, les inquiétudes qui savent si doucement
se dissoudre dans le jour qui va éclore, les dernières
nouvelles du dernier amoureux parti (il y a quelques mois et ce
qu’il cherche n’est pas nous), je voudrais remercier
ce jour qui vient où je m’endors avec ce mal au ventre à vomir
et ce sentiment quand même, imprévisible, d’exister,
où je ferme les yeux et l’odeur de café s’engouffre.
Nancy – Paris /
août – septembre 03
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