Frédéric Sonntag / Des heures entières avant l'exil

Acteur, Frédéric Sonntag a monté lui-même son premier texte de théâtre, Disparu(e), publié par Théâtre Ouvert : lire cet entretien avec l'auteur. Diplômé du Conservatoire national d'art dramatique en 2001, il continue parallèlement à l'écriture sa carrière d'acteur cinéma et théâtre.

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Monologue pour une femme, DES HEURES ENTIERES AVANT L’EXIL s’est structuré à partir d’un certains nombres de points de fuite (une forme de pensée paranoïaque ; la mémoire comme processus d’élaboration de fictions ; une parole de résistance à l’endormissement et à la résignation ; l’identification à la star de cinéma et plus largement à l’image cinémato-graphique ; la recherche d’une forme d’exil, d’oubli, de clandestinité volontaire, comme d’une nécessité tragique ; etc…) qui ont tracé comme autant de perspectives possibles du récit d’une vie écoulée, d’aventures vécues, d’histoires d’amour.
Il en résulte une parole infectée, une parole de la contamination. Celle, à chaque instant, du réel par la fiction, du souvenir par le fantasme, de la mémoire par l’oubli, de la raison par le délire, du vrai par le jeu des faux semblants.
Cette contamination, cette « intoxication » (à quel degré est-elle subie ? à quel degré provoquée, intentionnelle ?) de la parole, du discours, ré-écrit le réel dans une projection héroïque, assignant celle qui parle à un devoir-héros, un devenir-personnage tragique, qui est lutte éternelle (avec cette seule parole pour arme, ce seul récit) contre sa propre mort, sa propre fin.
FS

DES HEURES ENTIERES AVANT L’EXIL
(STARS ALSO DIE)

 

Merci, merci beaucoup, merci, je… je suis très touchée, pffouh ! c’est… je ne sais pas quoi dire, je n’ai rien préparé, je ne m’y attendais pas du tout… je suis très émue, excusez-moi, c’est… c’est très impressionnant de se retrouver ici, d’être là devant vous, c’est beaucoup plus impressionnant que ce que j’imaginais, c’est… excusez-moi, je, je suis vraiment très émue, c’est… pffouh ! ça fait beaucoup d’un seul coup… je ne sais plus ce que je dois dire, je… donc, je, pffouh !… voilà, je reprends mes esprits, je… je voulais tout d’abord vous remercier, vous tous, pour ce très grand bonheur et ce très grand honneur que vous me faites, je suis vraiment très touchée, vrai-ment… je tenais également à remercier tous ceux avec lesquels je souhaite partager cette distinction, c’est-à-dire toute l’équipe du film, tous mes partenaires de jeu mais aussi toute l’équipe technique, vraiment merci à vous tous de votre soutien, de votre gentillesse et de votre amour, merci pour tout, merci, je vous aime tous, vraiment, je vous adore… Je voudrais aussi remercier, heu… je voudrais remercier ma bonne étoile et mon ange gardien — je me suis si souvent demandée ce qu’ils foutaient ces deux-là, que je voudrais me faire pardonner auprès d’eux, pardon les gars, désolé d’avoir douté de vous. Je voudrais également remercier, heu… je ne sais pas, heu… j’ai envie de, de remercier tout le monde, de, de remercier la terre entière, de… j’ai envie de remercier, de remercier le monde, l’amour… et Dieu… et… et le cinéma, de, de remercier la vie, parce que, je crois, le cinéma, c’est la vie et la vie, c’est… c’est le cinéma… voilà, je, je voudrais remercier la vie, et, heu… et le rêve aussi, parce que, je crois, sans le rêve, on n’est rien, je veux dire, sans le rêve, y a pas de vie, heu… Et, pour finir, je voudrais remercier ceux-là — mes amis, mes parents, mes frères — sans lesquels je ne serais pas là ; je voudrais remercier en particulier mon amoureux, sans lequel rien ne serait possible, sans lequel rien ne serait probable.

Longtemps cette habitude (c’était un pli — était-il mauvais était-il bon —, c’était un pli que j’avais pris), longtemps cette habitude prise d’imaginer, lors de certains trajets — certaines errances flâneries échappées dans la ville —, cette habitude prise d’imaginer le discours que je ferais si je recevais le prix de la meilleure actrice lors d’une cérémonie de récompenses des métiers du cinéma, d’imaginer ma réaction si l’on me remettait l’oscar de la meilleure actrice par exemple, le discours de remerciement que je ferais. Une habitude prise, allez savoir pourquoi, un réflexe idiot impossible à réprimer. Chaque fois qu’il m’arrivait, marchant dans la rue, de penser à ce genre de cérémonie, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer un nouveau discours de remerciement, en fonction de mon humeur du moment. Il fallait me voir, alors, m’emporter sur les avenues, sur les boulevards, en plein cœur de la métropole, me laisser emporter par mon flot de parole (intarissable source), il fallait me voir faire abstraction de l’espace et du temps — abstraction bientôt qui gagnait mon corps —, faire le jeu de mon discours et me laisser dépasser par l’ivresse et le trac ; et le décor autour déjà s’évanouissait (toujours je m’emportais, toujours j’en oubliais la rue, ces feux multicolores, ces panneaux d’interdictions notoires, ces signalisations tristes, ces fantômes et ces créatures ; j’en oubliais jusqu’aux raisons mêmes de mon déplacement, jusqu’à ma destination, j’en oubliais jusqu’à mon destin — qui n’était en rien celui d’une star de cinéma, et qui en prenait de moins en mois la direction, j’oubliais tout ; au plein cœur de la métropole, j’étais ailleurs), j’étais seule devant un parterre de stars hollywoodiennes et je remerciais le monde de m’avoir fait ainsi, de m’avoir élevée jusqu’à ce rang d’étoile ; moi, je faisais mon discours et plus rien ne comptait ; je remerciais le monde, il fallait bien, une récompense pareille, cet honneur qu’on me faisait, la reine que je devenais, on me célébrait ! Il fallait me voir. Je pleurais presque. Parfois je pleurais. De joie et de douleur et de joie. Je pleurais sur le trottoir argenté d’une métropole du monde occidental. Et dans un dernier sanglot, dans un dernier soupir, je remerciais Dieu, mes amours, et le monde ; je remerciais la métropole infinie, et je prenais la fuite en courant.

Longtemps, aussi, cette habitude (une autre) de faire l’amour dans des pièces vides. Cette habitude prise, avec moi, par mes amoureux, de ne faire l’amour que dans des pièces vides. A chaque amoureux, la même histoire ; et sans que jamais cette idée ne vienne de moi, sans que jamais je ne fasse référence à cette habitude déjà prise, non, à chaque fois, cette idée s’imposant naturellement dans la tête de mon amoureux du moment, sans qu’il veuille en démordre. (Il fallait se rendre à l’évidence que mon corps, pour les hommes — mes amoureux, mes garçons —, appelait un vide autour de lui, le vide comme écrin nécessaire à mon corps, c’était ainsi, et je ne connus plus pendant longtemps que cette sorte d’amour). L’amour dans des pièces vides. Nos vêtements, nos pelures, abandonnés au sol, relégués. Et nos corps nus sans autre appui que l’un pour l’autre, sans nul autre secours. Aussi, un soir, une nuit, ce désir à ce point palpable entre nous, ce désir plus matériel à chacun de mes pas sur le carrelage de l’appartement — cet appartement qui n’appartenait à personne de notre connaissance mais que nous occupions certains soirs de novembre sans raison apparente (ou alors était-ce déjà une planque, était-ce déjà les premiers jours de notre cabale, comment savoir ?). Cette nuit-là, nos corps aliénés au désir — et jamais aliénation ne fut si charmante —, nos désirs multipliés l’un à l’autre, démul-tipliés ; et toute perspective, tout horizon, ne pouvait être que la projection de soi-même en l’autre et l’absorption de l’autre par soi-même ; mais, ce contrat entre nous (règle d’or !) de ne jamais faire l’amour que dans des pièces vides ; et la décision alors, soudaine et évidente (car seule solution) de vider de tous ses meubles la chambre que nous occupions, afin de pouvoir nous jeter l’un sur l’autre et mourir doucement (espérions-nous) de satisfaction atteinte ; mais, il n’était en aucun cas, et sous aucun prétexte, question de cela avant d’avoir fait le vide — le vide absolu, j’entends — autour de nous, et nous étions tous deux deux fortes têtes, et nous étions tous deux forts en gueule, aucun moyen d’enfreindre alors la règle. Alors, il faut nous imaginer, animés d’une passion brûlante et certaine, vider (quelle idiotie à vrai dire !) cette chambre le plus vite que nous pouvions, tout foutre dehors avec une fièvre angoissée. (Devant cette chambre, immense et densément meublée, nous étions deux étrangers, deux exilés ; nous relevions ce défi que cette pièce semblait nous lancer, celui de l’habiter ; notre penchant à nous réapproprier les espaces). Alors, tout a volé au-dehors. Tout a fait place nette. Sans nul autre besoin, tel était notre appétit sexuel l’un de l’autre, sans nul autre besoin que le corps adverse. Tout a dégagé. Tout nous était inutile. Par brassées nous prenions les livres et nous débarrassions sans honte des plus belles littératures, quelle importance vraiment !, quelle importance aussi que ce vieux canapé en cuir pelé (on l’aurait cru atteint de quelque maladie), qu’il dégage !, il valsait donc dans la pièce à côté, aussi les collections irréelles de papillons tropicaux (il y en avait des caisses entières), et toute une artillerie de chaussures de femmes (où était donc passée cette armée aux pieds nus ?), aussi les dizaines de cartons remplis de courriers internationaux, de dossiers aux contenus classés « secret », d’affiches de spectacles d’autres temps, de vieilles lettres d’amour, d’armes automatiques ; on se débarrassait de tout ; et les colonnes de disques rares de groupes de vieux rock étranger ? et les colonnes de disques rares de groupes de vieux rock étranger ! et les albums de photographies d’anciennes générations ? et les albums de photographies d’anciennes générations ! et le lit en bois de rose, le bureau d’un autre âge ? et le lit en bois de rose, le bureau d’un autre âge ! ils ne passent pas ? qu’à cela ne tienne, on les démonte ! car il faut bien démonter l’un des deux camps (notre amour ou la chambre), il faut que l’un des deux succombe, et notre amour ne souffrira pas d’être démonté (ou alors démonté comme on dit d’un océan qu’il est démonté, c’est-à-dire hors de lui, auquel cas notre amour d’alors avait bien ce pouvoir de nous mettre hors de nous) ; donc, dévisseuse à la main, à une heure improbable de la nuit, la lutte était celle-ci, il fallait nous voir, épuisant nos corps moins par ce déménagement improvisé que par cette rétention insupportable du désir, et la sueur, qu’on aurait préférée celle de nos corps chavirés, arrimés l’un à l’autre au cœur de la houle d’un désir puissant et amer, ruisselait au ralenti sur nos peaux, étrangement nous glaçait (mais peut-être la peur à chaque instant qu’on nous retrouve dans cette planque, peut-être aussi la peur), et nous tenions bon, nous tenions, et nous réduisîmes en pièces bureau et lit (à ce moment rien ne nous résistait), nous encourageant au passage d’un baiser que nous ne faisions pas durer par peur qu’il nous fasse chavirer plus avant ; cependant, nous étions au bord du rire, cette situation invraisemblable nous effondrait de rire au moindre regard lancé l’un à l’autre, mais nous nous retenions, autant que faire ce pouvait, nous nous retenions afin de ne pas perdre de temps, de ne pas reculer davantage encore l’assaut final, notre corps à corps, et nous étions bêtes et heureux de voir se matérialiser devant nos yeux notre désir l’un de l’autre, et notre désir augmenter — nous nous dévorions du regard, nous étions en lambeaux ; mais l’étagère se révéla fatale, une étagère immense, invraisemblable, qu’à défaut de parvenir à démonter nous nous résolûmes — ayant mis la main sur une sorte de scie — à découper en morceaux, pour lui faire passer la porte de la chambre, et bientôt la fatigue ravageait, sciait nos membres, bientôt nous n’en pouvions déjà plus, souffle à bout, divagations des paupières et triceps, que dire, que faire, la bataille fait rage, et la lame de la scie se brise, nous pleurons, chaudes larmes, tout espoir évaporé, désagréments multiples, coup fatal du sort, allons-nous sitôt mourir, eh bien oui, fatalement oui, dernier sursaut avant l’abandon, galerie de crampes et bâillements, puis nos rires se fondirent dans le ronronnement ambiant des machines domestiques au repos, nos visages durcirent un instant leurs traits avant de les relâcher ultimement, et le sommeil fit rage et nous envahit, la fatigue eut raison de nous, et nous tombions d’un même sommeil profond, nous sommes morts, nos corps reposent sur cet amas d’objets arrachés à la chambre et entassés, nos corps trop lourds pour se déplacer plus loin et donc ainsi déposés sur ce qui reste du lit, n’ayant plus la force de le reconstituer, dormant sur les pièces détachées, soupirant au milieu de cet empilement hétéroclite et imbécile, un trésor amassé, nos seules richesses, caverne d’Ali Baba, éreintés, nous sommes tombés morts et le trop plein de choses, le trop plein, a eu raison de nous, nous n’en sommes pas venus à bout, nous avons échoué (échec autant qu’échouage !) sur cet amas de biens, de possessions, et la fatigue nous retira même le courage d’un dernier baiser, exilés l’un de l’autre nous sombrions du juste sommeil, pour un temps incertain, et le jour arrivant devait nous réserver bien d’étranges surprises.
Je parle ici d’autres temps, d’autres ères de ma vie. Maintenant, nous sommes passés à d’autres contentions, nous en sommes à d’autres procédés d’immobilisation des âmes, nous avons vu les nôtres contraints à d’autres abandons, d’autres exils. Maintenant dans quels déserts, quelles demeures, sont ces espaces vides où je tente inlassablement de faire l’amour, où j’épuise ma langue à des remerciements imaginaires ? Maintenant la reddition et le mystère. Maintenant la clandestinité. Maintenant la cigarette sur laquelle on n’en finit plus de tirer. Inlassablement. Jusqu’au prochain hiver de l’âme.
Maintenant, ce soir, cette nuit, il ne faut pas dormir. Le sommeil est mon ennemi, le sommeil est ma mort. Il ne faut pas céder aux ombres. Les heures qui me séparent du jour tiennent dans ma main ; je peux les compter sur mes doigts. Il ne faut pas que je m’endorme.

Je voudrais remercier, je… je crois que, je… non, vraiment, je tiens vraiment à remercier très chaleureu-sement… tous ceux qui, qui, d’une façon ou d’une autre, à leur manière… tous ceux qui, évidemment, chacun selon ses moyens, ses facultés, chacun selon son potentiel… tous ceux qui ont pu d’une quelconque manière, et peut-être de manière inconsciente, peut-être à leur insu — tant de choses nous échappent de nos jours, et tant d’actes (de gestes, de petits mots, tant de réactions spontanées) que nous pensons insignifiants ont souvent au contraire des répercutions aussi spectaculaires qu’inattendues… donc, je tiens à adresser mes plus chaleureux remerciements à tous ceux qui… mais peut-être aussi de manière délibérée, de façon tout à fait intentionnelle — je ne veux ôter à personne sa part de responsabilité —, à tous ceux qui… (et j’en profite pour signaler qu’ils se reconnaîtront très facilement tout seuls, que je leur laisse le soin de se dire « tiens, mais c’est de moi qu’elle parle, là, non ? »)… donc, je disais, je tiens à remercier, je… je voudrais remercier… tous ceux qui sont venus foutre la merde dans ma vie, voilà, tous ceux qui sont venus un jour ou l’autre, alors que je ne leur avais rien demandé — je ne suis pas du tout le genre à réclamer —, et qui ont foutu leur merde dans mon petit parcours d’individu qui essaye tant bien que mal de s’en sortir, à tous ceux — et je répète qu’ils se reconnaîtront bien assez tôt, et je précise qu’ils sont nombreux —, à tous ceux qui sont venus me faire copieusement chier, je dis : merci, non mais, vraiment : merci, bravo.

Longtemps cette habitude de me donner des noms d’actrices, des noms de stars de cinéma, de ne plus m’appeler par mon prénom usuel, mais d’utiliser à la place les noms qui s’affichaient aux génériques de films prestigieux de l’âge d’or du cinéma américain. Alors j’étais Lauren Bacall, Caroll Baker, Ann Baxter, Ingrid Bergman, Cyd Charisse, Claudette Colbert, Jeanne Crain, Joan Crawford, Linda Darnell, Bette Davis, j’étais Marlène Dietrich, Ann Dvorak, Joan Fontaine, Greta Garbo, Ava Gardner, Paulette Goddard, Gloria Grahame, Olivia de Havilland, Rita Hayworth, j’étais Audrey Hepburn, Katherine Hepburn, Grace Kelly, Jennifer Jones, Janet Leigh, Vivian Leigh, Carole Lombard, Marilyn Monroe, j’étais Maureen O’Hara, Ginger Rogers, Ann Sothern, Barbara Stanwick, Lana Turner, Elisabeth Taylor, Gene Tierney, Teresa Wright, Loretta Young. Longtemps, cette habitude, donc, de m’appeler par ces illustres noms plus ou moins évanouis, plus ou moins perdus (ainsi j’étais leur fantôme) ; une habitude venue de je ne sais où — j’ignore vraiment comment elle est apparue, qui en a eu pour la première fois l’idée, quelle situation première l’a mise au goût du jour. Toujours est-il que parents, amis, amants, se donnaient le mot et multipliaient ces appellations. Ce qui n’était jamais sans me faire rire ou sourire, ce qui me séduisait, ce qui me délestait parfois de mes peines et chagrins — mais jamais sans une discrète amertume. Or, ce qui me transportait, ce qui me faisait rire, dans cette habitude, c’était moins le plaisir de me confondre avec une célébrité, que celui — plus obscur — de me sentir multiple et autre. Ce que personne n’a jamais su, ce dont personne ne s’est jamais douté ; chacun persuadé que seul me réjouissait le rapprochement avec telle ou telle étoile du cinéma alors que moi-même je peinais — dans mes prétentions à faire la vedette — à décrocher le moindre rôle dans la plus petite production. Ce que j’affectionnais particulièrement, aussi, dans ce petit rituel, c’était qu’on aurait dit qu’il était là pour me rappeler que mon prénom, celui que ma mère avait insisté pour me donner, lui avait été inspiré par une de ces stars du cinéma américain, une star qui passa comme passent les grandes étoiles de cinéma, en filant ; cette étoile qui devait finir sa vie recluse dans sa demeure, et refuser de se montrer à la lumière du jour, et refuser toute interview ; une étoile noire disait ma mère, un astre sombre.
Ce n’est que plus tard, lorsqu’à mon tour il m’arriva de ne plus vouloir sortir de chez moi, de rester dans l’ombre, seule, enfermée et muette, lorsque je décidai de ne plus rencontrer personne, de ne plus adresser la parole à personne, par peur d’être identifiée et retrouvée, par peur du sinistre à venir, par peur des décisions multiples à prendre sans trembler, par peur de la peur, ce n’est que bien plus tard que prit fin ce petit jeu, qu’il me fallut réinvestir mon prénom véritable et passer momentanément à la trappe tous les autres surnoms, les autres pseudo-nymes, toutes ces plaisanteries délicieuses — mais peut-être n’était-ce là encore qu’une mesure de précaution, qu’une simple prudence. Cette époque où je restais recluse et vigilante, où il fallait bien se préserver de l’extérieur, se prémunir des menaces réelles, et ne pas prendre le risque de se montrer (je savais que là, dehors, quelqu’un me cherchait, suivait ma trace, qui n’attendait que moi), où des heures entières je regardais ces classiques du cinéma et regardais encore, passant les films en boucle, repassant les scènes au ralenti, mémorisant les répliques afin (on ne sait jamais) qu’elle resservent plus tard, où je m’identifiais à tous ces visages que j’étais — toutes ces figures de noir et blanc, toutes ces apparitions —, où je prenais des notes et répertoriais les attitudes, les expressions, les tics, classais les gestes et les façons particulières de poser son regard sur le héros masculin — l’amoureux, le tueur, le traître, le fuyard, l’amnésique, l’assassin, l’innocent — ou de le détourner, où j’imitais les poses et les soupirs et les évanouissements, apprenais les mensonges et les cris, les manipulations et les traîtrises, les baisers et les sanglots, les poursuites et les atermoiements, où j’apprivoisais, enfin, les plus belles paniques et les plus familières angoisses. Et le monde, alors, commençait à changer.
Ce furent des jours de canicule. Des jours d’air impossible à trouver. Des jours de souffles chauds et poisseux. Des jours marqués par de longues absences à soi tant nous étions broyés par la chaleur et la suffocation, tant nous étions malades, c’est à dire amoureux, c’est à dire nous vivions à nos risques et périls. Alors nous ralentissions nos gestes à l’infini afin de ne pas nous épuiser, alors il nous fallait des heures pour nous allonger sur un matelas au sol, des heures entières pour aller prendre un verre d’eau, des heures entières aussi pour nous embrasser (quel était cet homme qui partageait alors ma vie ? était-il ce frère que je réclamais à grands cris ? et qu’est-il devenu ?), alors nos gestes devenaient lourds, lourds de signification, lourds de sens, lourds de conséquences, et, sachant à quoi s’en tenir, déterminés évidents limpides, ils occupaient le temps et l’espace, occupaient l’air, prenaient soudain l’envol que nous n’avions jamais su leur donner. Et bientôt nous cessions de parler, économisant nos muscles et notre salive, communi-quant par de simples regards — échanges infinis durant lesquels nous nous déversions à ce point dans le regard de l’autre, qu’il se peut que nous ayons, sans nous en rendre compte, investi chacun le corps adverse, tombant dedans à force de nous y pencher. Le silence pesait de tout son poids. La menace se faisait plus grande, et la moindre déclaration, le moindre refrain de chanson fredonné, aurait suffi à nous faire repérer. Alors, je ne regardais plus que des films muets où j’étais tour à tour Renée Adorée, Theda Bara, Clara Bow, Louise Brooks, Bebe Daniels, Marion Davies, Janet Gaynor, Lilian Gish, Dorothy Gish, j’étais Jean Harlow, Barbara La Marr, Alla Nazimova, Mabel Normand, Mae Murray, Mary Pickford, ZaSu Pitts, J’étais Edna Purviance, Gloria Swanson, Norma Talmadge, Constance Talmadge, Lupe Velez, Pearl White.
Puis, les orages éclatèrent ; des jours entiers de ruissellements interminables, d’humidité infiltrant chaque tissu, chaque meuble, chaque recoin, infiltrant chaque geste, chaque regard, chaque impression ; et, alors que les objets ne pouvaient pas lutter contre les moisissures, qu’en était-il des corps ? C’est là, dans ce silence, sous cette pluie diluvienne, qu’interviennent les hommes qu’il faut fuir à tout prix ; des hommes, de parfaits inconnus, des hommes qui apparaissent et qu’il faudrait suivre, aimer, ou tuer, auxquels il faudrait obéir, mentir, ou à la rigueur arracher des aveux ; certains d’entre eux ont-ils été mes amoureux, mes amants de passage, mes pires ennemis ? l’histoire ne le dit pas, l’histoire est parfois regardante, l’histoire est parcellaire. C’est là que le sentiment de panique n’est plus seulement une intuition mais une sensation véritable, sensée, saine. C’est là qu’on ne demande rien, simplement qu’on nous laisse en paix, qu’on ne nous emmerde pas, qu’on ne nous fasse pas chier, c’est tout, vraiment, on ne demande pas grand-chose. C’est là qu’on n’a pas le choix. C’est là qu’interviennent les hommes qu’il faut fuir à tout prix.
Quelles ne furent pas nos aventures ; quels ne furent pas nos départs précipités sous l’averse, nos devance-ments, nos anticipations sur le pire ; quelles ne furent pas nos courses éperdues dans la ville, nos courses sans destination aucune — sinon celles incertaines hasardeuses aveugles de la meilleure planque à dénicher ; quels ne furent pas les visages à retrouver — les préférés, les précieux —, ceux de nos frères et sœurs éparpillés aux quatre coins de la ville interdite, des quartiers maudits, des zones temporairement désertées ; quelles ne furent pas nos amitiés nombreuses, nos camaraderies fabuleuses fraudu-leuses et guerrières, nos maquillages de bataille, nos scarifications de frères de sang, nos chants de ralliements et nos réunions secrètes où ne se fomentaient au bout du compte que nos propres dissolutions dans le rêve ; quelles ne furent pas nos vies sauves, vies souterraines, vies ventre à terre, vies d’iguanes et de coléoptères, vies marécageuses de rats d’égout et d’insectes rampants, quelles ne furent pas nos vies sauvages et solitaires ; quels ne furent pas les premiers troubles, les premiers évanouissements, les premiers malaises, auxquels par pure fierté nous n’avons d’abord pas voulu prêter attention ; quelles ne furent pas nos pirateries et nos improvisations de festins et de fêtes, quels ne furent pas ces bateaux prestigieux dont nous allions avec impatience attendre l’escale au port, que nous rebaptisions de nos propres prénoms, quelles ne furent pas les enfances que nous nous inventions, dont nous nous dérobions des bribes les uns aux autres, nos enfances recomposées, quelles ne furent pas, à leur tour, les amours après coup revisitées ré-enchantées transformées en tragédies sublimes en mélodrames à deux sous en conte populaire à la naïveté affreuse et délicieuse ; quelles ne furent pas nos drames iconoclastes et nos bonheurs intermédiaires ; quelles ne furent pas nos aventures.
Je voudrais remercier… la répétition infinie des gestes les plus simples (ce sont eux qui me gardèrent en vie certains jours, alors que je sous-estimais ce qu’il faut bien appeler la portée de leur insignifiance) ; je voudrais remercier le manque retrouvé après avoir fait l’amour (même s’il impliquait le passage par le plus grand isolement des âmes, même s’il ne pouvait surgir qu’au cœur d’une forme de déception soudaine après la jouissance, c’était le plaisir de sentir que l’autre, même s’il se tenait là à côté de nous en silence — donc, si loin, si fâcheusement loin — recommençait à nous manquer, le plaisir du désir re-naissant) ; je voudrais remercier tes façons si particulières de me mentir, tes « arrangements avec le réel », comme tu disais (ceux-là, du moins, qui nous sauvèrent des décisions funestes, qui nous sauvèrent des situations de non-retour) ; je voudrais remercier mes affolements pathétiques pour le moindre sentiment de séparation et de différence, mes parodies de crises à la moindre sensation de mon amour me glissant entre les mains — je mis du temps à comprendre qu’il fallait pourtant qu’il m’échappe pour ne pas l’épuiser (et ce réflexe de panique, c’était un des rares symptômes persistant de mes amours adolescentes) ; je voudrais remercier enfin les heures passées dans la plus grande immobilité, dans l’apparente absolue inertie de toutes mes facultés — ce n’était pas qu’une paresse accordée — (de là devaient naître nombre de bienveillantes orientations futures).
Le ciel orange, comme infiltré de sang — le ciel du crépuscule —, embrumé d’une fine pellicule de poussière, incitant à rien moins d’autre qu’à de vertigineuses chevauchées hollywoodiennes, sans halte, sans répit, investissant l’horizon, renvoyant par vagues mes percep-tions à des agencements totalement inédits, jusqu’à ce que le trop-plein de cette répétition ramène à la surface les événements anciens récemment enterrés, alors qu’il nous était apparu nécessaire de reprendre de la distance avec eux, de ne plus s’y mesurer si fréquemment (par exemple, chaque matin en prenant son café), et ces événements, ces blessures aiguës acharnées cruelles — je parle ici de temps pourtant évacués —, celles qui ramènent à la surface le suicide de Jim, longtemps passé sous silence, longtemps inavoué, celles qui remettent sur le tapis les disparitions inexpliquées de Jenny et de Pierre, des histoires simples bien qu’incomplètes, racontant les désillusions et hontes accumulées et les déceptions d’eux-mêmes, le commence-ment de tout abandon et la dérive programmée, les premiers dérapages les perditions la chute, histoires dont le cours tragique s’acheva peu de temps avant mes premières tentatives (était-ce ces drames qui m’en avaient fait éprouver la nécessité ? je ne sais toujours pas) de renouer avec mon frère, mon « enfant turbulent », mais bien après les premiers découragements et les premières prises de médicaments, après l’épuisement sur la plage et l’impossibilité de prendre ce bateau tant nous étions malades, cloués au sol, plaqués par une faiblesse étrange et malsaine — quasi fantastique, réellement aveuglante —, attribuée aux effets pervers de nourritures douteuses engrangées en prévision du pire, bien des semaines après cette destination prise au hasard sur une carte postale et qui avait revêtu à nos yeux la séduction ravageuse des espoirs les plus inconsidérés, la fascination réconfortante des désirs concrets et probables, la douceur hypnotique des aspirations ressassées dans tous les coins du crâne, toutes choses qui, loin de susciter en nous d’infinis prétextes à des exaltations soudaines — comme nous l’avions espéré —, nous avaient alors longtemps décou-ragés, ennuyés, chagrinés, plongés dans de profondes torpeurs, dans des mélancolies auxquelles nous étions mal préparées, contre lesquelles nous n’étions pas armées — ou si piteusement que, lorsqu’il nous arrivait de nous en extraire, ce n’était au mieux qu’après-midi passées à composer des chansons interminables, aux paroles pourtant laconiques (l’essentiel étant contenu dans un maigre refrain : You’re just the love I need ou When you cry I don’t mind ou Don’t disturb a fat monkey… — Don’t disturb a fat monkey devait d’ailleurs connaître bien plus tard un certain engouement de la part d’une masse obscure de fans, et faire l’objet d’un certain succès critique), ou alors (pas beaucoup mieux) ce n’était que soirées épuisées à rechercher éternellement dans les magazines la trace de l’un des nôtres, et c’était peut-être un double langage employé dans un slogan publicitaire, peut-être une fausse lettre de réclamations ordurières glissée dans le courrier des lecteurs, peut-être un message codé dans une petite annonce nous donnant rendez-vous pour une de ces fêtes improvisées, la nuit venue, dans l’un de ces hôpitaux abandonnés du quartier de la gare marchande, bâtiments en ruines que des collectifs et groupuscules anonymes occupaient dans le plus grand mystère, c’est là que nous pouvions passer de longues heures à écouter les concerts d’immigrés clandestins aux sonorités inouïes, où de longs riffs de guitares électriques mal accordées le disputaient à des cuivres à bout de souffle, c’est là, dans ce demi-sommeil, dans cette quasi-hypnose, que nous avons souvent appris la disparition de l’un des nôtres, cette musique entêtante devenant à jamais pour moi la partition mélodique des premiers « glissements de terrain », des premières erreurs commises, des virages empruntés à des vitesses défiant toute logique, mais c’était déjà là un autre temps — j’avais déjà l’âge de ma mère quand elle m’avait mise au monde et je trouvais ça dingue, je me sentais incapable alors d’enfanter, et je m’y refusais catégorique-ment avant une bonne décennie, l’avenir devait me prouver qu’il ne faut jamais se projeter trop avant —, période douloureuse et sublime, période trouble et lumineuse, que celle des premières ruptures, des premiers passages sous silence, époque « glorieuse » dirons-nous plus tard, époque où l’on me retrouve, hésitante, multipliant les figurations dans des pièces à grands succès sur les Grands Boulevards de la métropole, spécialisée dans les rôles des petites amies délaissées souvent droguées ou dépressives — toutes hystériques ou autistes, « ne pas exclure la part dégénérée de la jeunesse » était l’explication donnée par les auteurs (la mode était alors dans cette partie-ci du monde occidental d’où je parle, aux pièces néo-réalistes — ces pièces très en vogue en ces jours de tentative de ré-appropriation du réel par la fiction échouaient lamentablement dans leur entreprise) —, je jouais donc les jeunes filles ravagées dans de pitoyables mélodrames à grand spectacle (la mode des pièces néo-réalistes s’avéra fort brève et me laissa rapidement sur le carreau, privée de ces figurations qui n’étaient de toute façon, je le savais, que des couvertures (mon réel destin ne devant pas se trouver là), c’est là — à cette époque relativement incertaine — que prit forme l’élaboration de ma vie double, élaboration provoquée par la rencontre de cet amoureux, qui devait se révéler le plus triste des amoureux en même temps que le plus amoureux (et je passais tant de nuits blanches à inventer des blagues idiotes, telles que celle de la brebis à cinq pattes ou de l’enculeur de mouches, afin de décocher ne serait-ce qu’un sourire sur sa face tandis qu’il restait plongé des heures entières dans l’étude scrupuleuse d’œuvres littéraires d’autres siècles et d’autres continents), temps béni — mais dont le malheur est que nous ne devions comprendre que bien plus tard qu’il était alors béni —, lui, cet amoureux, l’amoureux véritable, jouant (rétrospectivement je compris que ce n’était peut-être pas qu’un jeu) à changer régulièrement d’identité, se distribuant avec une réelle précision des personnages nouveaux à figurer, davantage que des masques, des identités véritables, qu’il me présenta dans un premier temps comme inventées de toutes pièces, issues de son imagination, moi, lui emboîtant le pas, et nous étions dès lors de multiples figures, lui Barry Kane, moi Patricia Martin, lui Stephen Neale, moi Carla Hilfe, lui Roger Tornhill, moi Eve Kendall, lui Huntley Haverstock ou Johnny Jones, moi Carol Fisher, nous deux, donc, déjouant les processus de contrôle systèmes de surveillances dispositifs de filtrage, nous déguisant sans cesse, changeant de langue et de profession, modifiant à volonté notre allure et notre grammaire de gestes, collectionnant chacun divers passés personnels — et je ne comprenais pas encore l’utilité véritable de cette mascarade, moi je jouais mes rôles et je me trouvais plus convaincante dans la vie que sur scène —, tandis que notre amour se déclinait selon les multiples combinatoires de nos identités respectives et prenait dés lors des tournures inattendues, que notre amour s’inventait sous des formes toutes plus surprenantes les unes que les autres, temps béni où nous pleurions pourtant presque tous les jours, où le déplaisir était un quotidien, mais nous chantions vraiment à la moindre seconde à la moindre menace, à la moindre peur nous saisissant, nous chantions des chansons de cul ou d’amour triste, — et quelquefois à la fois de cul et d’amour triste (exemple, cette rengaine : Cynthia a sucé trop de bites pour aimer plus d’un soir, rengaine non dépourvue d’une certaine empathie) —, d’autres chansons aussi qui évoquaient des métropoles lointaines métropoles abandonnées, aux couplets qui nous promettaient d’y revoir et retrouver notre propre enfance — enfance que nous savions morte depuis des lustres —, nous chantions d’un bout à l’autre du jour, et il nous arrivait souvent de chanter les yeux pleins de larmes et la bouche pleine d’une nourriture dont nous savions que la date de péremption était depuis longtemps passée, nous chantions donc, il fallait nous voir, la bouche pleine de plats avariés et le regard embué par des sentiments malheureux, et le bonheur parfois était au rendez-vous, lui, donc, mon amour véritable, comme je l’appelais, puisqu’aucun autre amour avant lui ne méritait ce nom — d’autres viendront bien sûr, plus tard, avec le même air triste, qui me rappelleront à lui, mais sans la grâce, sans la grâce… —, notre amour véritable que nous gâchions souvent à force de mauvaises interprétations des signes, que nous menacions sans cesse davantage à force de jeux avec le feu ou de trahisons miniatures, jusqu’à ces semaines de paralysie volontaire, ces semaines de décomposition des songes, où nous apprenions les échecs cuisants de nos dernières collaborations, lui, alors, ne quittant plus son lit pendant des jours, moi répétant éternellement devant lui des scènes de dispute, de querelle de couples (je préparais alors de nombreuses auditions pour des rôles de femmes au bord de la rupture) que j’empruntais à des films étrangers surévalués des années soixante, à de très mauvaises pièces sitôt écrites sitôt enterrées, ou à des séries télévisuelles au vocabulaire lamentablement restreint, moi, donc, répétant mes scènes devant lui jusqu’à l’en écœurer, et jusqu’à, évidemment, que nos échanges verbaux finissent par emprunter leur phrases aux répliques des scènes que je préparais, et, inévitablement, jusqu’à notre lassitude grandissante l’un de l’autre, notre fatigue, jusqu’à ce qu’éclatent nos pires mesquineries, jusqu’à ce que s’avouent nos pires faiblesses, (j’ignorais encore combien d’erreurs répandues et de fausses rumeurs sur ma personne il me faudrait essuyer, combien de longues journées d’indétermination il me faudrait connaître, combien de temps il me faudrait côtoyer une mort qui rôderait derrière chaque geste, et pourtant de façon bien moins intimidante que des années plus tôt alors qu’elle m’était étrangère), jusqu’à ces jours de séparations provisoires, ces jours de disparitions progressives, ces jours de quarantaine observée, jusqu’à ce jour de malchance, ce jour, un jour que j’étais Eve Kendall, alors que j’apprenais l’art de raconter des histoires afin de détourner l’attention, histoires inventées de toutes pièces, à chaud, façon d’esquiver les coups lancés, de manipuler habilement l’adversaire, le conduire sur des pistes factices et nuisibles, l’éloigner des centres moteurs, façon de préparer activement ma fuite, tromper l’ennemi, (c’était dans cette période où nous disparaissions sans cesse pour sans cesse refaire surface sous d’autres formes, d’autres figures, cette période où ce que je croyais encore à l’époque être une lubie, mais qui se révéla bientôt ne pas en être une, fut poussé à son comble, à sa plus intense et pertinente expérimentation, devenant à mes yeux une sorte de jeu de rôles néo-réaliste à grande échelle), ce jour où l’on me fit faire la rencontre de l’homme au complet blanc, mon ennemi, mon frère, et très vite mon amant de passage, très vite ma supplication, très vite ma plus grande erreur commise, très vite les hôtels luxueux accueillirent nos confidences, nos errances — j’obéissais alors à des ordres aux significations confuses quant à l’objectif réel de cette manœuvre de séduction —, moi, abandonnant provisoirement mon amour véritable au profit de cette relation improbable et imposée, jusqu’à ce jour de larmes, cet autre jour, ce jour du déshonneur, où l’on me retrouve, moi, offerte et lasse et idiote et abîmée, reposant dans les bras de cet amant de fortune — amant de pacotille —, lorsque j’appris la mort de mon amoureux véritable (accident suicide assassinat, aucune piste n’était écartée), comme un cauchemar s’infiltrant dans les replis d’un sommeil, l’irréalité faite parole, la nouvelle faisant l’effet d’une éruption immédiate — le silence même envahit tout en moi pendant de longues heures —, également les broyages inexpliqués dans ma tête, tous faits et gestes se superposant, se dédoublant, se détruisant partiellement, une avalanche que rien n’arrête (je l’imaginais ainsi), mon cerveau déchiqueté, éreinté, ravagé, perdu, feuilletant notre histoire comme un film héroïque, une aventure épique encore vive se prolongeant éternellement dans l’instant même de sa mort, aventure qui ne devait jamais cesser de s’arrêter, une fin infinie, les amants mourant en boucle d’un long baiser, reprenant ce baiser ad nauseam, mon cerveau comme un bug de dysfonctionnement interne incapable de projeter autre chose que cette répétition sempiternelle, ce sample du cliché hollywoodien, « the end » palpitant toujours tout en refusant à jamais de s’inscrire, et, presque nue, il faut m’imaginer, errant alors dans les rues argentées de ce quartier riche de cette métropole du monde occidental, veuve fantôme, dans un trottinement aussi désespéré qu’imbécile, hurlant aux astres et aux devantures des magasins de luxe, d’un hurlement qui se serait voulu animal mais dont ne semblait sortir aucun son, donc sans doute pas un hurlement mais la confrontation implacable et déchirante du réel et de la fiction, une découverte soudaine des frontières infiniment fluides entre eux, de leurs flottements et de leurs enchevêtrements obscurs, de leurs chevauchements inévitables et imprévisibles, jusqu’à certaines nuits d’insomnie où il m’arriva de prendre encore ce drame pour une histoire inventée de toutes pièces, certaines nuits qui furent le berceau de cette maladie curieuse, bien étrange maladie, qui ne devait d’abord opéré aucune transformation en moi, qui me tenait à distance, semblait m’évaluer, me jauger, maladie dont il fallut bien se résoudre à admettre la provenance, qu’il fallut bien attribuer à l’ennemi, au traître, au fantôme — le corps était atteint, il avait bien fallu qu’un autre corps ait servi de vecteur —, maladie qui pouvait se reconnaître comme une arme déployée contre ma personne à des fins d’immobilisation plénière, mais bientôt la fièvre réveillait en moi des images et des mondes enfouis, réactivait des mémoires volontairement éteintes, des pans entiers de vies que j’aurais juré appartenant à d’autres, des monstres surgissaient de moi par de multiples ouvertures et se disputaient mon corps, je me voyais dévorée de toutes parts, ensanglantée par cette mise en lambeaux, les monstres ne lâchaient pas facilement prise (leurs griffes et leurs crocs lacéraient mon ventre), alors, je criais alors, je criais, à moitié ouverte, je criais, une maladie me dévorait et ma raison et ma mémoire n’étaient pas à l’abri, il fallait s’y attendre, il fallait s’y préparer, je vous parle ici de temps qui n’ont pas fui bien loin, et mes blessures, mes blessures, jusqu’à retrouver enfin ce cri que je ne pus pousser dans cette rue déserte, jusqu’à maudire les hommes et leur destiné, jusqu’à ne plus savoir articuler des phrases sans hurler, jusqu’à ne plus savoir où mettre les pieds, où aboutir, jusqu’à ce que ma phrase elle-même ne sache plus où aller, vers où se diriger, vers où tendre, son horizon, sa perspective, que ma phrase perde toute perspective et se perde en elle-même et ne sache plus qu’elle doit être sa fin, ma phrase interminable, comme cette nuit, ma phrase qui refuse de finir, qui ne se finit plus, qui ne veut pas mourir et s’éternise, car il ne faut certes pas cesser de parler ce soir, il ne faut pas abréger les souffrances.
Je voudrais remercier mon amoureux, celui qui m’a toujours soutenu, celui qui m’a toujours encouragé dans les moments les plus difficiles, celui qui a toujours cru en moi, et qui y croyait doublement, qui y croyait pour deux lorsque moi-même je n’y croyais plus ; celui qui ne doutait jamais. Je voudrais également rendre hommage à tous les amoureux précédents (c’est la moindre des choses), à tous les garçons qui m’ont réclamée, qui m’ont obtenue, qui m’ont demandé de partir. Je voudrais remercier tous ceux qui m’ont pris dans leurs bras, particulièrement ceux qui m’ont pris maladroitement dans leurs bras, ceux qui ne savaient pas comment me consoler et qui bégayaient, ceux qui ne savaient pas comment s’y prendre avec mon désarroi, qui en pleuraient presque de maladresse ; c’est moi qui finissais par les consoler. Je voudrais remercier tout particulièrement mon dernier amoureux en date, remercier ses yeux, remercier sa bouche et ses dents, remercier son torse et ses mains, et ses bras, et ses jambes, remercier son cou, remercier le lobe de ses oreilles, et ses genoux, et ses chevilles, et ses doigts, je voudrais remercier le corps entier de mon amoureux. Je voudrais remercier les premières étreintes et les premiers appétits de toi ; je voudrais remercier les premiers bonheurs (on ne les baptisera ainsi que bien plus tard, lorsqu’on saura ce qu’on aura perdu) ; je voudrais remercier nos premières superstitions d’amoureux, nos premiers silences qui n’étaient pas des ennuis mais bien des partages, des habitations communes, de l’espace et du temps (nous étions là ; pour combien de temps ?). Je voudrais aussi (et tout autant) remercier les premières amertumes et les premières déceptions (elles sont les compagnes obligées des complicités plus profondes) ; je voudrais remercier les premières blessures (elles sont toujours involontaires) et les premières tristesses (elles ont toujours ce goût retrouvé du réel).
Toi, mon ennemi, tu n’as pas de visage fixe et désigné, et tu crois t’en sortir ainsi, grâce à ce flou (artistique ?!) autour de ta personne. Tu te crois isolé, puissant, indéfectible ; tu ne perds rien pour attendre. Sais-tu bien qui je suis, connais-tu bien mon histoire, ma vie, mes enseignements ; ne me sous-estimes-tu pas plus qu’il ne faut ? plus qu’il ne sied ? N’ignores-tu pas mes multiples visages, ceux par l’usage desquels j’ai appris à me confondre avec le lot commun, à me fondre des jours entiers dans la foule, à dissimuler mon identité jusqu’à tromper parents, amis, amants, jusqu’à me tromper moi-même ; je sais disparaître à la perfection, c’est une arme précieuse. Tu auras du fil à retordre ; et tu n’as pas fini de te répandre en courses interminables, de te répandre en poursuites et en filatures, avant de mettre la main sur moi. Toi, mon ennemi, qu’est-ce que tu crois ? que je ne peux pas t’avoir ? mais je t’aurai, mon cochon, mon coquin, je t’aurai, et encore avec tes propres armes. Je me repose et reprends des forces et je livrerai le combat, tu ne peux encore savourer ton triomphe. Je ne m’avoue pas vaincue. Seulement la rage est parfois silencieuse. Tu n’entendras mon cri qu’à la dernière extrémité, lorsque déjà il sera trop tard, lorsque déjà tu comprendras ton erreur et ma force. Tu comprendras que tu m’auras largement sous-estimée ; car n’est-ce pas que tu me sous-estimes, n’est-ce pas que tu me penses déjà foutue, quasi morte et enterrée, depuis longtemps finie, hors circuit, tu me crois déjà à bout de souffle, crachant mes tripes et mes boyaux dans je-ne-sais quelle bauge obscure, dégueulant ce qui reste de moi dans les chiottes immondes de je-ne-sais quel taudis me faisant office de planque ; tu crois avoir fait le ménage ; mais, entends bien cela mon salaud, mon coquin, ma crapule, entends cette chose : si tu crois m’avoir éliminée, en avoir fini avec moi, si tu crois que les désastres successifs que tu as pris tant de soin à faire s’abattre sur ma personne ont eu raison de moi, et que tu peux à juste titre — logiquement ! dois-tu penser (si tu savais où tu peux te la carrer ta logique) — tirer un trait sur moi, sache que tu te fourres le doigt dans l’œil, tu te fourres le doigt dans l’œil mon ennemi, mon monstre de présomption, ma grosse crapule, tu te fourres ton gros doigt graisseux et moite dans ton œil de porc, et tu peux l’enfoncer ce doigt, tu peux l’enfoncer profond tu sais, jusqu’à ce que le pus qui te serre de larmes cachées déborde, jusqu’à ce que, vois-tu, jusqu’à ce que tu pleures toute la putrescence de ton regard, ah, ah ; tu peux te fourrer ton gros doigt dans l’œil jusqu’au cul, ah, ah, ah, jusqu’au cul, oui, mon cochon, mon âne, mon bestiaire favori. Car je ne suis pas battue, je ne suis pas défaite, car je n’ai pas poussé mon dernier cri, n’ai même pas dit mon dernier mot ; d’accord, on peut me prendre pour un cadavre, en effet, oui, on peut me croire agonisante, ça bien sûr ; mais c’est parce que je fais la morte, parce je singe l’apoplexie (et je fais ça si bien, mon imbécile, mon cochon stupide, que tu t’es laissé prendre, que tu t’es fait avoir), c’est une stratégie, mon idiot, c’est une technique de camouflage, je me fonds dans ton décor mortifère afin qu’on ne me repère pas, qu’on ne m’identifie plus comme cible à abattre, qu’on se figure que la victoire me concernant est déjà remportée, et qu’on finisse par m’oublier, par me rayer des listes, par éjecter mon dossier de toutes les mémoires virtuelles ; ce que tu peux être bête et naïf quand tu t’y mets, mon pauvre, tu me fais de la peine, tiens. Je fais la morte, oui, et ne suis pas morte — malgré les maladies et les mauvais tours du destin, malgré ce que tu as fait pleuvoir sur moi comme désagréments multiples —, et n’ai sûrement pas baissé les bras, simplement je souffle, pour l’instant je m’accorde un peu de répit, je reprends mon souffle, tu comprends, ce n’est que ça, c’est tout. Pour l’instant je récupère, je me réserve, je préfère rester prudente, pour l’instant je ne suis pas au maximum de mes capacités, comme en témoigne la mèche de cheveux terne qui, défrisée, pend mollement sur mon oreille, au lieu de se boucler avec espièglerie et de témoigner ainsi de la pleine vitalité de mes cheveux et par-delà de moi-même. Toi, mon ennemi, mon chéri, mon amour, tu ne t’en tireras pas comme ça, ce serait trop facile, ce serait trop simple, qu’est-ce que tu crois, mon chéri, mon prince, que je me tiendrai tranquille, bien gentille, que mes lèvres finiront par prendre le pli de l’abstinence, de la résignation, qu’elles comprendront qu’il ne leur reste plus qu’à servir de bouclier, de muraille, aux réclamations venues du fond de mes tripes se heurter contre elles, comme viennent se briser sur les remparts fortifiés les vagues déchaînées par la tempête ? Mais ma bouche a toujours refusé de servir de garde-fou, mon cochon, tu devrais le savoir, tu es bien placé pour ça, si tes renseignements sont ce qu’ils sont, si tu es nulle part et partout à la fois (et partout puisque nulle part) tu devrais être au courant. Moi, j’ai toujours su pousser mon cri, j’ai hurlé, quitte à passer pour un animal rancunier et buté, j’ai montré mes crocs et j’ai mordu ; tu ne m’as pas encore dompté, mon coquin. Tu ne m’as pas encore réduite à tes extrémités. Toi, tu ne perds rien pour attendre. Toi, tu agis sans connaissance de cause, tu as la mémoire courte. Toi, mon ennemi, mon tigre, tu me dois un corps, tu me dois une vie. Tu ne t’en tireras pas comme ça, pas avant que l’ordre ne soit rétabli, tu peux me croire. Je ne lâcherai pas le morceau. Je te mettrai la main dessus et nous règlerons nos comptes, mon salaud. Ne t’inquiète pas pour moi, je saurais te retrouver. Je connais la plupart des dialectes, les argots les plus érudits, je les ai appris ; je parle la langue des animaux, la langue des pierres, celle des forêts, et leur langue est quelquefois bien pendue, si tu savais. Je saurai retrouver ta trace, sois en sûr, et cela bien avant que tu n’aies retrouvé la mienne. Dans la profondeur infinie des métropoles, tu es partout et nulle part à la fois (et nulle part puisque partout), tu te tiens caché, et tu crois m’échapper. Tu ne sais décidément pas qui je suis. Tu as fait tant de généralités sur moi, me noyant au cœur de considérations communes, parlant de moi comme de tant d’autres, me traitant en « masses », ignorant tout de mes caractéristiques personnelles, mes histoires inimitables, mes vies parcellaires, que tu ne peux savoir vraiment qui je suis (qui peut oser le prétendre d’ailleurs dès lors que moi-même je l’ignore encore ?) ; tu ne peux connaître mon vrai visage, sais-tu seulement quelle est la couleur de la petite lueur dans mes yeux quand je jouis, ou si je rougis lorsqu’on me murmure des mots d’amour en public, ou encore quelle forme du corps de quel animal prend mon corps avant de s’endormir quand je me blottis contre mon amoureux ? alors qu’est-ce que tu peux dire sur moi, mon connard, je suis bien curieuse de savoir, ce que tu peux déblatérer dans mon dos à mon sujet. Toi, mon coco, tu ne connais pas les larmes, tu ne connais pas la souffrance des séparations définitives, tu ne connais pas l’amertume du désir étouffé dans son œuf, du désir débouté, tu ne connais rien, tu es un pauvre imbécile, tu es mon cochon. Sache que tu n’en auras pas fini avec moi, avant un ultime corps à corps, avant un affrontement direct brutal définitif. Et j’obtiendrai, crois-moi sur parole, j’obtiendrai cette rencontre, et tu ne t’en tireras pas par ton sempiternel ajournement, tu ne me feras pas le coup de la doublure envoyée à ta place, tu seras là. Dussé-je pour ça, dussé-je employer tes propres armes, dussé-je te renvoyer à la gueule (l’effet « boomerang », je pense que tu connais) tes propres pratiques, tes agissements mortifères, mon salaud, mon croque-mort, dussé-je user de tes propres bassesses, de tes propres hypocrisies manipulations absences, user de tes masques, tes déguisements, tes feintes, tes fuites, tes déplacements, tes évitements, tes farces, user de tes parodies, tes grimaceries, tes affabulations, tes singeries, tes stupidités crasses, tes silences, tes babillages stériles, user de tes détournements d’attention, de tes pertes de temps, de tes suicides à répétition, de tes traîtrises, de tes trahisons de soi, user de tes stratagèmes honteux, de tes machinations, de tes machineries, de tes mécanismes broyeurs de têtes et de bras. Comme tu vois, comme tu peux constater, j’ai passé du temps à étudier ton comportement, je suis passée maître dans tous tes arts, mais il faut dire que tu es un bon professeur, mon salaud, mon goinfre, il faut dire qu’il suffit de t’observer et on apprend très vite. Mais sache que quelle que soit l’issue de cet affrontement, quel qu’en soit le dénouement fatal, tu seras le perdant de l’histoire ; je suis la plus faible et par conséquent la plus forte — je sais, c’est une nuance qui t’échappe, je t’expliquerai un jour ; et quand bien même tu me laisserais pour morte, quand bien même tu l’emporterais sur moi, il te faudra comprendre que telle était ma volonté, que telle était ma victoire. Alors mon hurlement remplira tes oreilles à vie, alors mon cri hantera la ville à jamais, alors mon chant sera beau comme une neige éternelle. Et tu ne pourras empêcher ce cri, tu ne pourras empêcher ce chant d’occuper à jamais les lieux. Ton triomphe sera ta perte. Tu seras le grand perdant de cette histoire. Ne cherche pas, tu perds dans tous les cas de figure. Toi, mon salaud, mon ennemi, mon tigre, je te ferai connaître la chaleur des larmes. Toi, mon ennemi, tu n’as aucune chance, rends-toi.
Merci, merci à tous, vraiment, merci beaucoup, je… je ne sais pas quoi dire, je… je voudrais simplement remercier… excusez-moi, c’est l’émotion, j’en oublie les noms, c’est… je voudrais remercier… c’est idiot, excusez-moi, ça va me revenir, je… c’est l’émotion, vraiment, je… ça va me revenir, les noms, les prénoms, les visages, vont me revenir, ce n’est pas grave, je suis désolée pour eux, ils ne m’en voudront pas, c’est simplement l’émotion, vraiment, qui… qui me faire perdre les pédales… je voudrais remercier ceux… dont j’ai oublié les noms (ils m’excuseront, ils ne m’en voudront pas)… ceux dont les visages s’effacent avec le temps, se modifient en moi, se confondent dans ma tête, ceux que j’ai laissés en chemin, que j’ai perdus au passage… ceux que j’ai croisés et qui m’ont souri et que j’ai aimés subrepticement et qui ont disparu à jamais pour moi dans d’autres sphères… ceux qui étaient mes frères, mes amoureux, mes compagnons d’armes, avant que j’aie ce trou idiot, cet idiot trou de mémoire (c’est quand même dingue, c’est quand bête !) qui a tout bêtement gâché… je voudrais remercier ceux que je n’ai jamais oubliés et ceux que j’oublie.
Donc, j’ai livré bataille contre mes créatures, mes démons. J’étais malade. Une maladie sur laquelle beaucoup se sont penchés, que beaucoup ont inspecté d’un œil savant et inquiet. Une intoxication. Le mot revenait. Une intoxication. (Et mon front sur la vitre restait, de longues heures, collé, recherchant la fraîcheur, puis le repos, puis — et je ne m’en doutais pas encore — l’oubli ; un insecte collé à la vitre, j’étais cet insecte). Or, je demeurais une énigme ; personne ne parvenait à identifier la toxine qui provoquait ces fièvres, ces suées, ces longs délires dont je comblais mes nuits à défaut de réussir à les occuper par le sommeil ; le venin restait dans l’ombre. Beaucoup ont cru que j’improvisais cette maladie, que j’en simulais très adroitement les symptômes, on applaudissait mes talents d’actrice ; je ne soufflais mot, je laissais dire ; aux fenêtres, je passais de longues heures, plaquée, comme devant un écran, je cherchais la faille. Aux phases d’insomnies succédèrent bientôt celles, curieusement bien plus douloureuses, des endormissements soudains et inexpliqués. Le sommeil me frappait à chaque détour. Je m’endormais au beau milieu d’une phrase, entre deux plages d’un disque, au téléphone ; en plein repas j’écrasais ma tête dans mon assiette. Un évanouissement aussi rapide qu’indolore ; nul signe avant-coureur ; une mise en veille d’appareil électrique. Et donc, je délirais. L’emprise des drogues et des anesthésiants ligotait pour un temps ma douleur, et déliait ma langue ; je me lançais, semi-consciente, dans des harangues, des exhortations, des plaintes, des abjurations, des récits plus douteux les uns que les autres, dans lesquels je me perdais non sans délice ; pendant ces heures de monologues, j’habitais ces espaces étranges où la pure fiction confère à la réalité son vrai visage ; dans ma folie, je tenais des discours de cette nature : « Il y a des précautions à prendre. Un jour — ce n’est pas si loin —, je me suis levée et mes souvenirs dans ma bouche avaient un goût mauvais. Des hélicoptères tournoyaient au-dessus de la métropole. J’ai pensé à l’ennui, comme on cherche un coupable. Le bruit couvrait les conversations, le ciel s’affaissait. Les palmes des hélices scandaient mes pensées. Il fallait penser vite, il fallait agir. Les yeux commençaient à me brûler. Toutes les transparences ne sont pas involontaires, toutes les absences ne sont pas des défaites. Du triomphe des esprits fantômes, s’évanouir dans la nature, se fondre dans le paysage. Pendant ce temps, les hélicos organisaient leur manège. Il fallait prendre les devants. Je suis devenue cet animal, chien ou chat ou poisson, dont la capacité à conserver en mémoire les éléments vécus n’excède pas trente secondes. Ce n’est pas « pratique », me direz-vous. Encore faut-il que j’aie un jour aspiré à devenir « pratique », moi qui n’ai définitivement pas ce sens. Les hélicoptères refermaient leur cercle, le ballet se concentrait au-dessus des zones « moteurs ». N’oubliez pas de temps en temps de vider vos têtes, ne réservez pas ce sort uniquement à vos cendriers ou à vos poubelles de bureau, pensez large ! Les hélicoptères immobilisaient leur vol au-dessus de mon quartier. Le temps pressait. Il fallait passer inaperçu. Il ne fallait pas laisser de trace. Il fallait se délester. Il fallait faire vite. Des hommes descendaient en rappel depuis les engins au-dessus de nos têtes. Je décidais dès lors de sombrer dans l’oubli ». Ce genre de compte-rendu de rêve, ce genre hybride de recommandation hermétique et de vision, il arrivait qu’à des heures indues de la nuit j’en fasse profiter tous ceux qui croisaient mon chemin, que j’incommode chaque passant par ces prédications dans lesquelles je prônais la défaite, la fuite et la disparition, comme techniques de camouflage, comme ruses de sioux. Ainsi, ce chant intérieur, cette strophe au sang chaud qui revenait par vagues successives se heurter contre ma bouche : « Je suis une femme de longue haleine ; une femme guerrière et forte en gueule. Je sais crier ; j’ai appris auprès des représentants des espèces les plus sauvages, les plus carnassières : grands fauves jaunes d’Afrique, loups argentés des steppes mongoles, éléphants de mer, aigles royaux, ours géant des hautes forêts bleues, je n’ai pas peur. Aussi, je sais l’art du mimétisme, l’art de la dissimulation des corps parmi les foules, plusieurs espèces m’ont enseigné comment changer d’apparence, comment adopter la forme des sujets inaperçus, des sujets insoupçonnables ; je maîtrise la langue des invisibles. Et lorsque je hurle à la gueule de mon adversaire, il ne me voit pas. Le cri surgit du vide. Je sais faire très peur. Je suis l’amoureuse transie. On me retrouve dans nombre d’opéras orientaux sans âge, dans des fabliaux d’Europe des Balkans aux ressorts narratifs usés, dans de faibles drames néo-symboliques du dernier siècle — alors, je suis une princesse aveugle ou une fidèle servante au sens aigu du sacrifice —, dans des classiques du cinéma hollywoodiens où l’on verse des larmes devant mon malheur dans des mélodrames aux fins irrémédiablement tragiques, je parcours les siècles au-travers de fictions qui prennent un malin plaisir à me faire me languir d’amour, à me voir souffrir de toute mon âme pour un amoureux inespéré, des histoires où l’on me retrouve toujours à la merci de mes pires ennemis (je suis une proie facile, malgré mes aptitudes à la colère et aux sentiments violents), où la maladie me ronge, les cauchemars me hantent, où les restes de ma vie sont immolés devant mes yeux, où les ennemis triomphent sereinement dans un coin, où l’affrontement tant réclamé, tant exigé, tourne à leur avantage, indéniablement, ainsi je ne suis bientôt plus qu’une marionnette entre leurs mains, devenue spectatrice de ma propre chute, je me vois chaque jour davantage étouffée, agonisant dans des lieux divers appropriés aux effondrements, mais, c’est là que ma victoire opère, là-même où je suis la moins bien placée, la plus faible, la plus désarmée, c’est à cet instant-là que je frappe, lorsqu’on s’y attend le moins (il ne faut pas manquer le coche), c’est à cet instant-là que je précipite ma chute, c’est là l’aventure des extérieurs probables, c’est à cet instant-là moi qui m’achève, volontairement, qui accélère contre toute attente les processus, moi qui explore les confins de cette maladie, qui atteint aux limites de cette intoxication — cet évanouissement des substances, des contenus —, ne rien fuir dont on ne soit repus. Il faut pouvoir déborder. Je veux pouvoir me réapproprier cet oubli, cette absence à moi-même, je ne les laisserais pas agir seul de cette arme sur moi. Je reprends contrôle. Je retrouve la trace de mes pères, de mes enfants, de tous mes amoureux, et de la moindre de mes connaissances. J’entreprends les trouées nécessaires, modifiant le peu de souvenirs qu’il leur reste de moi, les remettant en question, semant le doute et l’effroi, effaçant et remodelant les mémoires à ma guise, me faisant disparaître de certaines vies, apparaître dans d’autres, l’art de la désinformation n’a pas de secret pour moi, j’ai eu des maîtres brillants, rien ne m’est plus facile. Je — définitivement — brouille les pistes. On ne sait plus qui je suis. On recoupera des histoires qui n’auront rien à voir, on tentera en vain de superposer des faits et gestes récoltés au gré d’enquêtes fastidieuses et on ne parviendra pas à les faire se coïncider. Il y aura des zones d’opacité. Il y aura des trous des temps suspendus des failles. Les morceaux ne colleront pas. Rien que de strictement insaisissable. On ne m’aura pas. Il faudra faire économie de moi. Bientôt plus aucun souvenir ne persiste me concernant, nulle part, pour ainsi dire je n’existe plus ici, bientôt toute possibilité que de nouveaux souvenirs se créent à partir de mon présent est à bannir aussi, rien ne serait plus contestable que cet espoir. Dorénavant plus personne ne pourra me saisir, me plaquer, me cerner, me circonscrire, je m’échappe, personne ne pourra plus faire mon récit, mes récits, relater mes fictions du réel, je m’endors aux yeux du monde, je suis rayée des mémoires, et en premier lieu de la mienne, j’accélère ce virus qui a commencé à effriter mes lambeaux d’images et de mots conservés à l’abri des formats de pensée imposés, bientôt ma mémoire n’est plus, ainsi je prends la fuite, ô trésors ô demeures ô mondes intérieurs, cet au-revoir n’est pas un adieu bien au contraire, c’est le chant fabuleux, le cri des animaux morts au combat, hurlant la vie secrète, la vie fantôme, des exilés volontaires. »
Et je hantais la ville infinie, je poussais mon chant sur les trottoirs gelés de cette métropole du monde occidental, je pleurais. De joie et de douleur et de joie. Je criais. Jusque dans les fêtes clandestines, jusque dans les jardins sous la lune, jusque dans les ruelles humides et sans issue, jusque dans ta tombe. Je ne pouvais me taire. Je ne voulais pas dormir.

Je voudrais remercier cette nuit, ce garçon qui m’a fait l’amour si tendrement, ce soir, que des larmes coulaient lentement sur mes joues, sur mes lèvres (et des mes lèvres coulaient sur mes seins), tandis que nous jouissions tous deux. Et nous jouissions si doucement tous deux ensemble que presque rien (sinon mes dents mordant plus fortement dans mes lèvres) ne trahissait notre extase, nous jouissions en secret l’un de l’autre et du monde ; et ce rire qui a déferlé en moi — ce premier rire depuis des lustres, il faudra comprendre que c’est le rire des solitudes reconquises, le rire d’un tel degré de séparation atteint entre les corps que rien ne peut plus nous arriver, et nos gestes ont cessé d’un seul coup de mentir. Je voudrais remercier nos gestes qui cessaient d’un seul coup de mentir, ma honte de me sentir pleurer dans les bras de ce presque inconnu (mais une honte que rien ne rendait douloureuse, au contraire, une honte qui pour la première fois s’avouait sans retenue). Je voudrais remercier ce rire déployé devant la solitude éteinte (c’était la joie des bras serrés et presque de la mort qui aurait pu surgir sans histoire, sans drame). Je voudrais remercier ces êtres si tendancieux, si vulnérables (et — tu m’auras compris —, tendancieux parce que vulnérables), que nous étions soudain devenus. Je voudrais remercier cet amour fait, cet amour consommé si doucement, que pour la première fois je me foutais que le garçon connaisse à peine mon nom et qu’il ignore tout de mon histoire, pour la première fois, ce n’était pas une douleur véritable qu’un presque inconnu s’empare de moi.
La nuit dernière. La dernière nuit. Quel est déjà mon âge ? quelle est ma figure ? ô mon amour, quel est mon nom ? car défilent devant de moi, tourbillonnent, et valsent, et déferlent et disparaissent, quantités de corps inconnus et pourtant tous familiers, pourtant tous amis ; d’où vient cette impression de tout connaître et de ne rien savoir, d’où me vient ce vertige ? ô mon amour, où en sommes-nous ? qui sont ces gens qui passent et repassent devant moi à des vitesses diverses et magiques, ralentis-sant leurs gestes jusqu’à les suspendre ou filant précipi-tamment comme dans une accélération irrépressible de tous leurs mouvements ; à quoi sert tout ce cirque ? quelqu’un peut m’expliquer ? qui sont ces gens dont je ne distingue pas les visages ? quelle est cette fête où l’on me retrouve ? de quel épisode est-il question ici ? qu’est-ce qui se joue ? pardon, mais, quelle est la scène prévue à l’ordre du jour, sur le planning, qu’est-ce qui est écrit ? je ne suis pas sûre d’avoir appris la bonne séquence, je ne suis même pas sûre d’avoir appris le bon rôle, je suis vraiment confuse ; mais aussi, personne ne me tient au courant, personne ne me dit rien, que faut-il faire ? que faut-il dire ? faut-il chanter ? faut-il rire ? ou seulement faire oui de la tête de manière entendue ? je sais faire tout ça, vous verrez, je vous montrerais, je sais faire tout ça très bien, j’ai déjà fait tout ça, je retrouverai très facilement comment faire, ce n’est pas sorcier, vous verrez, ne vous inquiétez pas, j’ai un peu bu, oui, ce n’est pas bien grave, c’est pour me donner des forces, vous savez, ne pas trembler devant la caméra, tenir le choc, ah, ah, faire la grande fille, assurer comme une bête, putain, do the show, c’est now, come on, I am the one, I am the queen of the screen, wouh !, c’est bon, je sais que je ne suis pas sur un plateau de cinéma, un plateau de télévision, ok, je sais, j’ai un peu bu, mais je ne suis pas soûle, ok, je ne suis pas complètement folle, ok, c’est bon, on peut s’amuser, j’ai le droit de m’amuser, ok, c’est bon, je suis une grande fille, woh !, c’est bon, tout doux, woh !, simplement la tête me tourne un peu, ce soir, c’est comme ça, je m’amuse, j’ai le droit de m’amuser, non mais je rêve ! on me regarde, on me prend pour une folle, je rêve !, on se tait, on me regarde, me regarde, me regarde, on est gêné pour moi, on a honte à ma place, on s’approche de moi, on me parle, on me conseille de m’allonger un peu, de ne pas crier si fort, on me donne de l’eau à boire, on mouille mon visage avec un gant humide, on s’occupe de moi comme d’une enfant malade, on s’inquiète à mon sujet, on me regarde, je ne reconnais personne, des chansons d’amour tristes aux mélodies paradoxalement joyeuses se font entendre très fort ( quelqu’un a dû monter soudainement le son, un refrain m’ébranle les tympans : « STARS ALSO DIE ») et chaque fois que quelqu’un prend la parole pour m’interroger je n’entends rien, on doit se demander comment je suis arrivée ici, qui je connais, de qui je suis l’amie, de qui la confidente, certains proposent de me mettre dehors (j’imagine), d’autres ont pitié (je crois), je ne comprends pas, je ne reconnais personne, je me dis que certains doivent être des amis, certains des connaissances, j’ignore ce que je fais là, dans cette fête, je pleure un peu, je fume, j’ai les yeux rouges, je ne dis rien, il ne faut pas que je m’endorme, je sais, il ne faut pas que je me couche sur ce canapé qui me tend les bras, il ne faut pas que le sommeil me prenne, on me le répète à l’oreille, on me le redit souvent au cours de la soirée, il ne faut pas que je m’endorme, on me demande mon nom, je ne sais pas quoi répondre, on croit à une blague, on pourrait croire à une ruse, je ne veux rien dire de moi, je ne veux pas m’expliquer, il n’y a aucune explication à donner, je ne suis pas « saisissable », plus pour l’instant, je suis dans une soirée, je suis dans une fête, je ne sais pas comment je suis arrivée ici ni pourquoi je porte cette robe qui ne m’appartient pas, pourquoi j’ai cette impression que quelqu’un quelque part en veut à ma vie, à ma personne, et que je me suis comme « réfugiée » ici ce soir — est-ce vraiment cela ? —, je ne sais pourtant rien de mes antécédents, des événements directs qui ont précédé mon arrivée ici, je ne sais pas grand-chose, mais je me dis aussi que c’est peut-être encore un jeu auquel je continue de jouer par réflexe, un jeu auquel j’aurais joué longtemps et auquel je continuerais de jouer sans me rendre compte, le jeu de s’imaginer à chaque instant qu’il n’y a pas d’événements précédents, pas de passé, de s’efforcer à se plonger dans une amnésie volontaire, le jeu de l’amnésie volontaire, voilà, c’est ça, ça me dit quelque chose, maintenant, je dois continuer à y jouer par habitude, par mégarde, ça expliquerait certaines choses, ça pourrait expliquer bien des trucs, il faut que j’arrête les jeux débiles, vraiment, je lève les yeux, la fête a repris, la fête bat son plein, la fête !, et plus personne, à présent, je crois, plus personne n’ose s’approcher de moi, personne, ils ont peur que je morde, ils ont raison d’avoir peur, les lumières m’aveuglent et le mal de ventre reprend son tour de force, je ferme un instant les yeux, je cède un instant à la douleur, à la panique, je souris, depuis combien de temps suis-je ici ? je l’ignore, des jours entiers, des heures, des décennies ?
C’est d’ici que je parle, depuis cette métropole du monde occidental, depuis cette fête dont je suis l’invitée-mystère, depuis ce canapé sur lequel il ne faut pas que je m’endorme. Depuis des heures que je suis là, je ne sais pas qui m’écoute, mais je parle, je ne sais même pas si les mots sortent de ma bouche — c’est pour dire ! —, mais je parle ; malgré la fatigue infinie qui enserre mes muscles, qui compresse chacun de mes organes — la suffocation gagne du terrain —, je fais de mon mieux pour mettre tous ces mots dans un certain ordre, pour composer une sorte d’histoire, je m’applique, il ne faut surtout pas que je m’endorme. Je voudrais dormir, je ne dormirai pas, je veille ; et peut-être ai-je oublié les raisons pour lesquelles il ne faut pas que je cède au sommeil, peut-être, mais ce n’est pas une raison pour abandonner mon effort, le jour est proche et je ne m’endormirai pas avant que ses premières lueurs ne balayent, à travers les soupiraux grisâtres, ce sous-sol désaffecté qui nous sert de lieu de réjouissance et de résistance ; car cette nuit est la dernière, je le sais, je ne sais que ça. Déjà mes paupières clignotent, déjà mon cerveau se déconnecte et commence à s’emballer, à se barrer dans des fictions qui lui sont toutes personnelles, déjà commence son intime usinage de cauchemars et de rêve, dissolution des éléments du réel et refonte au travers d’histoires parallèles et multiples et curieuses, déjà aussi mes muscles ont commencé leur travail de relâchement et mes temps de réaction s’allongent à des proportions exponentielles — je m’engourdis, je vois flou —, déjà je n’ai pu retenir mon corps de se plonger dans une forme de somnolence, il a bien fallu lui accorder ça ; simplement, ce soir, malgré les danses du diable qui m’ont tué les jambes et m’ont ravagé l’estomac, qui ont épuisé jusqu’à mon dernier souffle, malgré les alcools ingurgités dans des proportions folles et les drogues qu’il a bien fallu absorber afin de faire passer ce goût hideux de merde dans ma bouche, cette fébrilité intempestive de mes nerfs, cette incapacité totale de reprendre le dessus sur soi, de reprendre possession de soi, de se maîtriser, de maîtriser la situation, malgré ce qu’il a fallu prendre pour anesthésier un temps soit peu nos corps, les consoler, les rassurer, les endormir sans avoir recours au sommeil, les endormir « en veille », les apaiser, afin de faire passer les multiples histoires sales, enfouies, rejaillissant toujours les soirs de festivité, comme une programmation, comme une mécanique inéluctable, ces histoires qui vous re-traversent les soirs de fête et vous restent en travers de la gorge et figent affreusement les sourires, les exclamations, les facéties, ces histoires qui vous foudroient, ces arêtes de poisson lames de rasoir cisaillements des parois internes, auto-flagellation complaisante diront les uns, pure masochisme diront les autres, allez-vous-faire-foutre vous répondrez, peux pas faire autrement, ça passe pas, mais bois un verre d’eau, avale de la mie de pain, fais quelque chose, bordel, je sais pas, reste pas là comme une glandue à suffoquer, je t’emmerde, je suffoque si je veux, et peut-être que j’aime bien moi suffoquer, peut-être que ça me fait plaisir, que ça me dit bien à moi de suffoquer, que ça me raconte quelque chose au moins, occupe-toi de ta merde, glandu toi-même, malgré donc les histoires suffocantes qu’on aime peut-être sentir nous submerger mais pas longtemps, malgré les impossibilités notoires de pouvoir avaler ma salive, faire simplement passer les aliments, ce soir, malgré les médicaments contre les douleurs infinies dans les muscles, ce soir, il ne faut pas mourir, il ne faut pas que je m’endorme.
Et ceci : cette nuit, la dernière, ce soir de fête, les danses que nous avons exécutées à nous rompre le cou, sur la table et le buffet, sur les canapés et les chaises, où nous avons secoué fort nos têtes en tous sens jusqu’au vertige qui nous empêcha de faire un pas de plus, qui nous fit même vomir sur les coussins récemment confectionnés (sur lesquels quelques instants auparavant j’avais posé ma tête lourde, aux prises avec des souvenirs tenaces, des aigreurs d’estomac, et des doutes concernant ma santé véritable) ; ceci : mon énervement à tout rompre, à tout casser, mon énervement de folle-furieuse, de folle-malade, à force d’entendre toutes ces paroles de chansons d’amour à la con où les amours sont des amours évidentes et interchangeables et prévisibles ; ceci : ainsi que l’irruption programmée des vagues plusieurs fois millénaires formées et déformées, naufragées et renflouées, la peur s’aventurait de nouveau au détour de chaque geste, ne m’avait jamais véritablement quitté, familière, se re-découvrait (sans grande surprise) au cœur de toute chose, dans mon désir soudain de m’envoyer en l’air avec le premier venu, dans des rires aux éclats au naturel brusquement suspect, dans les déguisements pourtant festifs de garçons en filles et de filles en garçons, dans la cendre que j’essayais de conserver le plus longtemps possible au bout de ma cigarette, dans les coups donnés aussi bien que dans les embrassades, dans l’idée unanime d’aller ce soir déposer des cierges à la mémoire des amis disparus ou enfuis, des amants éprouvés, des frères et sœurs délaissés, de prier à leur mémoire, et donc, moi, je ressentais ses avalanches successives sur moi, comme un étouffement progressif par des mains qui auraient voulu se glisser entièrement dans ma bouche, constituer un bâillon interne, sans nulle autre possibilité alors pour ma gueule, face à face avec sa panique, que d’avaler son cri, de retourner son cri à l’intérieur, le renvoyer à son lieu d’origine, le ventre ; ceci : les scènes idiotes de films hollywoodiens que nous avons jouées afin, dans un premier temps, de nous épater les uns les autres, puis de nous faire reprendre en chœur les mêmes répliques, puis, plus tard, afin de nous faire deviner les uns aux autres, le temps d’un jeu improvisé, des titres de films, et ma crise de larmes soudaines, violentes, incompréhensibles aux yeux des autres, lorsqu’en tirant sur un papier au hasard il me fallut faire deviner « la Comtesse aux pieds nus », mes larmes idiotes qui n’appartenaient qu’à moi ; ceci encore : le temps inépuisable que je passais, la tête sous l’eau, dans cette baignoire de cette salle de bain où je réclamais de rester seule après mon malaise après mon évanouissement ma crise en plein milieu de cette soirée, ma tête si bien sous l’eau le poisson que je devenais et souhaitais devenir à jamais ; ceci : cette impression de ne plus reconnaître personne en sortant de la salle de bain, comme ivre, et pourtant je ne me souvenais pas avoir bu — et, auquel cas, ce bain prolongé aurait dû me dessoûler —, ces minutes de flottement passées entre la plus profonde angoisse et un curieux soulagement, parmi ces gens qui ne me disaient rien, qui se taisaient brusquement en me voyant et qui me parlaient avec sollicitude lorsque je me mettais à débiter des paroles incompréhensibles ; ceci, donc, que faut-il en faire ? faut-il en rire ? faut-il en pleurer ? faut-il faire oui de la tête de manière entendue ? et surtout : où faut-il le placer, où le répertorier, quel est son véritable degré de pertinence, de vérité ? que faut-il en penser ? de quoi s’agit-il ? et encore, lorsqu’il me plaît de me fabriquer mes légendes, lorsqu’entre deux sanglots, il me prend l’envie d’entreprendre d’autres récits, que je prétends directement arrachés à ma vie, au réel, qui faut-il croire ? comme cette autre bribe de mémoire rattachée à ce soir, à cette soirée-même : ce garçon (le tout dernier amoureux) qui me prit dans ses bras et me fit si doucement l’amour, ceci encore, que faut-il en penser ? le garçon qui prit ma main et m’embrassa la paume et lécha mes articulations comme des glaçons, qui se moqua gentiment de ma robe à fleurs, le garçon qui jouait à ne pas avoir peur — son air bravache —, qui jouait à jouer les intrigants, qui ne jouait à rien, le garçon qui me fit doucement l’amour sur ce canapé derrière ce paravent alors que la fête battait son plein de l’autre côté, alors que nous étions à peine dissimulés ; puis le garçon qui s’endormit, sur moi brusquement qui s’endormit, comme je lui murmurais lentement et secrètement, comme je récitais au creux de son oreille une sorte de prière, après l’amour, il s’endormit ; je lui disais ceci, à demi-mot dans l’obscurité malencontreuse, je souhaitais, je disais : « J’aimerais que tu me mordilles légèrement l’oreille gauche sans trop me baver dessus, j’aimerais que tu fumes lentement une cigarette avec moi sans oser rien me dire, j’aimerais que tu empruntes un air de dégoût quand tu regardes de près les petits boutons que j’ai dans le cou là derrière, j’aimerais que tu ébouriffes mes cheveux comme l’idée que tu es mon grand frère, j’aimerais que tu n’avales pas ta salive toutes les cinq secondes, j’aimerais que tu ne saches pas à qui parler et que tu sois venue me trouver par défaut, j’aimerais que le goût que j’ai dans la bouche soit moins amer parce que je n’oserais pas t’embrasser pensant que je pue de la gueule, j’aimerais plaire aux femmes comme tu dois plaire aux femmes, j’aimerais que tu te déguises en héros de dessin animé d’enfance pour moi pour mon anniversaire ou comme ça pour rire simplement pour me faire rire, j’aimerais qu’il n’y aucune mesure dans ta façon de m’engueuler pour rien, c’est tout. » Je ne sais combien de temps je parlais ainsi dans son oreille, dans son sommeil, mais je sais que je m’endormais lentement à mon tour tandis que je parlais, et je parlais sans doute encore dans mon sommeil, je m’endormais et je parlais, et je lui parlais dans mon sommeil, jusqu’à ce qu’un éclat de rire me tire de ce sommeil et que je découvre que dans mes bras n’était plus le garçon ; c’est aussi pour cela qu’il ne faut plus s’endormir, que je ne veux plus m’endormir ; je ne veux plus sentir disparaître au creux de moi les amoureux. Car à présent j’ai beau chercher, je t’ai perdu ; je regarde le monde et je ne vois rien ; et lorsqu’il m’arrive de t’apercevoir, tu disparais encore, à chaque regard que je pose sur toi tu te fonds dans la foule, tu te glisses entre les buveurs, les danseurs, les amoureux d’un soir, tu progresses dans cette fête avec, me semble-t-il, le sourire amusé des flagorneurs ; je pourrais croire que c’est un jeu, qu’il n’est question que d’entente complice et tacite entre nous dans ce cache-cache improvisé ; mais il n’en est rien, je sais que tu me fuis, que tu veux éviter notre confrontation, que tu es lâche, mon traître, mon coupable ; car tu m’as laissée seule, car depuis ton départ, depuis l’absence totale de tes nouvelles, depuis ta disparition, je te vois partout, chaque visage est le tien, et j’oublie peu à peu les autres noms, je ne vais pas t’embêter longtemps, crois-moi, je ne serai pas longue, simplement écoute-moi, écoute, il faut que je te dise, car bientôt les forces auront quitté mon corps, bientôt, je le sais, c’est à dire avant le lever du soleil, aujourd’hui, les forces auront déserté mon corps, et je serai morte, il est probable, il faut que je te dise, je suis cette fille qui toujours tremble quand elle essaye de se mettre sur la pointe des pieds, qui toujours allume sa cigarette au mauvais moment, je suis cette fille maladroite et encombrante, mais je sais mordre quand il faut, c’est mon seul avantage, et je chante moins faux que les autres filles que tu connais, aussi, ce n’est pas rien. Maintenant le froid s’empare lentement de mes extrémités, maintenant je fume comme un pompier pour me réchauffer, maintenant je pousse mon dernier souffle d’actrice de pacotille, je m’imagine poussant mon dernier souffle, mais soudain jamais fantasme ne fut si concret, et je ne sais pas si je joue à ce point parfaitement mon agonie que je me fais peur moi-même, ou si la mort me serre véritablement de si près que je ne peux faire autrement que d’être parfaite dans mon rôle ; et je voudrais chanter, et je chante : « STARS ALSO DIE / WHEN THE SUNRISE COMES / WHEN MY LOVE’S AWAY / WHEN YOU REALIZE / LIFE IS SUCH A DREAM / SUCH A BREATH ». Je chante, et lorsque la fatigue exaspère la moindre parcelle de mon corps, lorsque ma mémoire s’en va à la dérive et — malgré ça, à cause de ça ? — parvient à me rassurer, lorsque je chante et que de premiers rayons tièdes inondent mon visage, alors je respire encore, je me repose et je tremble.

Je voudrais… je voudrais enfin remercier… Je vou-drais remercier cette nuit dernière, cette dernière nuit : je voudrais remercier le temps qui n’en finit pas avec moi et la sensation d’épouvante pour le moindre geste — c’est une lame de couteau me glissant sur l’échine ; je voudrais remercier les gens qui passaient sans me voir, les ricane-ments, les médicaments à prendre, les t ranquillisants, et cette télévision qui n’en finissait pas de me tenir des discours, je voudrais remercier cette âcreté dans ma bouche, et la pénible sensation de l’air qu’il fallait chercher ; je voudrais remercier les incapacités à se moquer de soi (c’était un rire toujours jaune et flou) ; je voudrais remercier ma tête enfouie sous les couvertures et cet insecte à qui je ressemblais, et le garçon qui s’est levé pour me mettre un glaçon dans le cou et qui s’est sauvé si vite en me regardant (nous ne nous sommes jamais revus et il sourit encore) ; je voudrais remercier les heures passées à regarder le feu sur ta joue et comment tu semblais tout entier reposer dans l’âtre, ta certitude ; je voudrais remercier ta certitude, ton porte-clés en plastique jaune qui couine et me sourit (c’est un canard et son bec est rouge ; ce soir-là se souvient-il qu’il m’a sauvé la vie ?) ; je voudrais remercier le jour qui ne va pas tarder et me terrorise et m’apaise, ma bave sur le coussin rouge, les inquiétudes qui savent si doucement se dissoudre dans le jour qui va éclore, les dernières nouvelles du dernier amoureux parti (il y a quelques mois et ce qu’il cherche n’est pas nous), je voudrais remercier ce jour qui vient où je m’endors avec ce mal au ventre à vomir et ce sentiment quand même, imprévisible, d’exister, où je ferme les yeux et l’odeur de café s’engouffre.

Nancy – Paris /
août – septembre 03