Thierry Beinstingel / Paysage et portrait en pied de poule

Paysage et portrait en pied-de-poule est paru en janvier 2004 achez Fayard

le site de Thierry Beinstingel

 

retour remue.net

 

   

avec ci-dessous quatre "paysages" de Henri Hayden

Encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur. ”
Samuel Beckett, Mal vu mal dit

 

 

Habitant depuis toujours un petit département rural, j’ai ce besoin régulier d’évoquer ces campagnes, cette inexorable désertification ancrée maintenant depuis plusieurs générations. Mais comment rendre ce mouvement dans l’espace ? La citation de Beckett que j’ai placée en épigraphe avec ses mots de “ vide ” et “ bonheur ” résume bien les enjeux.
Le peintre Henri Hayden, qui fut voisin et ami de Samuel Beckett, savait rendre mieux que quiconque le vertige du paysage. L’avantage de l’écriture est qu’on peut y introduire un portrait et le faire vivre…

Le Fiat bleu s’arrête devant la porte du hangar. Il saute, les jambes encore tremblantes. Ouvrir les portes lourdes, effort. Remonter sur le marchepied, fatigue. Le soleil se résume à un vague trait aplati et rosé, disparaissant dans l’orée du bois. Par l’ouverture, les phares balayent la moissonneuse géante, les herses, les citernes, les bottes de pailles, le chariot élévateur. Tous les tracteurs sont là, il est le dernier à rentrer. Ranger la remorque. Manœuvres. Dételer. Accrochée à la ridelle grise, presque à toucher un des néons du plafond, une fane et un morceau de racine de betterave se balancent, sont décrochés d’un coup de pelle et ramassés. Eteindre les phares, ressortir, fermer les battants. Sur le toit, le couchant cramponne avec peine un reflet, se décharne sur les tôles ondulées, la couverture de nuages semble se déchirer en haut (deux étoiles sont visibles) pour s’affaisser en plis épais vers l’horizon. Bruit d’un moteur, au loin. Bientôt des lumières apparaîtront à l’endroit qui laisse voir la route. Relief imperceptible, maintenant : les champs se fondent entre eux, on dirait que l’obscurité monte de la terre, à peine éclaircie sur la droite par des ouates de brumes. Un ciel violet se déverse sur le sol, sorti des bois, recouvrant la cour. La nuit s’avance, le prunier lève une dernière fois les branches avant de dormir, la ferme se tasse un peu plus. Les aspérités de la cour sont noyées dans les bottes lourdes. Souvent en de tels instants, il pense à une cuvette émaillée et au geste qui les jette dedans, lui, la cour, la ferme, délayés dans l’eau noircie du ciel, puis déversés dans un endroit quelconque, broussailles, coin de pierre, l’ensemble, cour, ferme, lui, eau sale, s’absorbant dans le sol et ne resterait qu’une petite tache humide protégée par la rosée, disparaissant au matin dans la cruauté de la lumière renouvelée.

La cuvette blanche au liseré rouge à moitié effacé au bord, fond troué de tâches brunes aux endroits où l’émail est parti, est maintenant remisée dans la niche, tous deux déplacés à l’entrée du poulailler, devenus inutiles depuis qu’un soir d’août, pourtant sans orage, l’envie a pris au chien de filer droit devant, de traverser à fond de train la cour, le chemin, le champ. De temps en temps, il réapparaissait au hasard d’une bosse, caché l’instant d’après dans un creux, toujours sautillant, ses grandes oreilles molles flottant sur le sommet du crâne comme deux ailes. Puis il devint moins précis, à peine une tâche noire sur le pré, vaguement gigotante, enfin, plus qu’un pointillé en direction du bois avant de disparaître complètement. Il n’est jamais revenu. Il l’avait cherché dans le bois avec la vieille mère noire dont les appels aigus lui parvenaient hachés entre les fûts et les ronciers. Il avait fallu revenir.
En direction de la ferme, il oblique vers la poubelle pour jeter fane et racine de l’avorton de légume.
Les betteraves tachent tout, salissent tout, étalent sur la terre une boue grise et collante. Il faut nettoyer l’endroit après qu’une noria de véhicules divers, pelles mécaniques, tracteurs, bennes de chargement, est venue à bout du ratissage d’un champ, dans l’étonnement qu’une étendue si plate puisse fournir autant de volume de protubérances entassées dans des remorques surmontées de ridelles surélevées, déformées, gonflées, lézardées comme des fruits mûrs, l’ensemble immédiatement avalé, quelques kilomètres plus loin, par le vaste complexe industriel à odeur puissante, besogneux jour et nuit en cette saison et qu’ils nomment entre eux le sucrier.

C’est son boulot. Travail comme un autre, saisonnier, mais qui paye bien. Le champ et le chemin raclés des derniers tubercules, il avait rejoint le sucrier alors en pleine activité, croisé le ballet fou et incessant des camions, leurs conducteurs payés au trajet, retrouvé des ouvriers connus, des contremaîtres fatigués et pressés. Enfin, l’un d’entre eux l’avait interpellé : ils étaient partis à plusieurs boire un coup et manger un casse-croûte au routier de la nationale. L’établissement était plein, il fallait jouer des coudes au comptoir. Le ballet était incessant, ceux qui arrivaient essuyaient leur pied sur un tapis qui ne pouvait plus rien absorber, se frottaient les mains, soufflaient entre les paumes, s’effaçaient pour laisser ressortir un groupe de trois. Il s’échouait au zinc, de biais, presque ventre à ventre avec les copains, dos à dos avec d’autres venus pour un sandwich et une bière. Avec un peu de chance on trouvait un endroit pour poser l’assiette du jambon beurre, le demi posé dedans pour gagner de la place sur le comptoir. Brouhaha des voix, plaisanteries, vociférations, gaudrioles, exclamations, l’ambiance était habituellement vive comme à chaque fois que le travail met la pression. Comme ça, je lui ai dit au chef, comme ça ! disait un grand maigre. Fait pas chaud, se plaignait un gars. Jeannette, remets deux demis ! Ha, ha, ha ! beuglait un édenté en pliant les genoux. Il fallait tendre l’oreille pour saisir les conversations. Deux du groupe parlaient boulot, l’un montrait à l’autre avec forces arabesques dans le vide comment se rendre à la ferme de Passavant par un autre chemin, une remorque ayant versé son chargement ce matin sur la route principale. Chacun avait remis sa tournée. Il était sorti un peu gai, déphasé, inoccupé, sa tâche de ramasseur de betteraves accomplie. Les autres filaient droit devant, l’avaient distancé. Il pouvait voir au centre du groupe, de dos maintenant, celui qui expliquait le chemin tout à l’heure, toujours gesticulant, ses bras rayant l’air alternativement à droite et à gauche dans une conversation animée.
Il avait repris le tracteur, il devait être quatorze ou quinze heures dans la pâle clarté de novembre et c’est ainsi qu’il avait décidé de se rendre à la combe aux acacias, sans but précis, juste pour meubler le temps jusqu’au soir et rentrer, ce qu’il avait fait.